Carlos Pradal

L’exil et les passantes

« La terre est le probable paradis perdu. »

(Federico Garcia Lorca, Versos finales)

Ces tendres bouffées de souvenance qui nous remontent parfois jusqu’à l’extase ou l’ivresse, nous apportent des grains de jours dorés au milieu de nos autres jours.

Ainsi en revoyant quelques toiles de Carlos Pradal au Réfectoire des Jacobins à Toulouse fin 1998, il en fut ainsi. Il en est encore aujourd’hui la même empreinte.

Caramboles comme le dit un de ses livres. Et tous les objets, les choses et les êtres s’interpénètrent, se mélangent et deviennent autres :

"Quel effort du cheval pour être chien

"Quel effort du chien pour être hirondelle

"Quel effort de l’hirondelle pour être abeille…" Lorca.

Pradal peint cet effort.

Maintenant Carlos Pradal, mort si jeune à 56 ans le 30 novembre 1988, est là dans les girouettes au vent des vibrations du monde que sont ses tableaux. Comme chez Lorca, la vie et le peuple y coulent. Dans ses natures mortes les coupes se brisent, les cruches débordent de vie, dans ses portraits de chanteurs ou de danseurs, la guitare pleure que l’on ne peut faire taire, la voix rauque raye l’espace. Ses cantaors, ses danseuses hennissent du Lorca :

« Elle pleure sur des choses

lointaines.

Sable du Sud brûlant

qui veut de blancs camélias.

Elle pleure la flèche sans but,

le soir sans lendemain,

et le premier oiseau mort. » poème de la séguidille gitane.

Quelle fut la leçon de peinture de Carlos Pradal ?

« Le duende... Où est le duende ? À travers l’arc vide, passe une brise mentale, qui souffle avec insistance sur la tête des morts, en quête de nouveaux paysages et d’accents ignorés, une brise à l’odeur de salive d’enfant, d’herbe foulée et de voiles de méduse qui annonce le baptême sans cesse renouvelé des choses qui viennent de naître...

Tout ce qui a des sonorités noires a du duende. Ces sonorités noires sont le mystère, les racines qui s’enfoncent dans le limon que nous connaissons tous, que nous ignorons tous, mais d’où nous parvient ce qui est la substance de l’art […]. Le duende n’est pas dans la gorge ; le duende monte en dedans depuis la plante des pieds […]. C’est-à-dire qu’il n’est pas question de moyens mais de véritable style de vie ; c’est-à-dire de sang ; c’est-à-dire de très vieille culture, de création active […]. Le duende, il faut le réveiller dans les dernières demeures du sang […]. »

La Havane, 1930

(Lorca théorie du jeu et du duende) ;

Ce texte que Pradal tint tant à traduire lui-même est sa feuille de route. Il y sera fidèle de Madrid à Toulouse, de Toulouse à Paris, d’ici à l’ailleurs.

Michel Del Castillo dit ceci :

«Ce que la peinture de Carlos Pradal m’a d’abord restitué,

c’est le silence, la concentration, l’attention vigilante,

autant dire mon humanité.

Sa première leçon est de l’ordre de la morale.

Elle rend à la réalité la plus prosaïque sa scandaleuse

et provocante dignité. Elle suscite également l’inquiétude.

Elle désigne cette incertitude, qui est aussi la nôtre.

Elle pose la question... : « sommes - nous vraiment ? »

Mais elle le fait par les seuls moyens de la peinture,

avec l’évidence de ce qui se pose et s’impose là,

dans un cadre étroit, sur ce blanc vertigineux d’où,

par le désir " lucide " autant que " fou " d’un homme,

une réalité peut surgir... » (éditions Loubatières)

La notice biographique officielle ne nous dit que ceci :

Né en 1932 à Madrid, sa famille est contrainte à l’exil en 1939. Il obtient une licence d’espagnol en 1956 et devient maître auxiliaire. Dessinateur et peintre, il présente en 1960 sa première exposition personnelle à la Galerie Maurice Œuillet de Toulouse. Il collabore régulièrement, jusqu’en 1970, comme illustrateur, à la Dépêche du Midi. Ce peintre qui a beaucoup travaillé à Toulouse, ni aura pas cependant fait l’essentiel de sa carière, qui demarra effectivement en 1969. En 1970, il réalise sa première exposition à thème, Les Beaux quartiers, en hommage sans doute à Rembrandt qui, lui aussi, avait peint des morceaux de viande de boucherie. « C’est surtout par la suite (soit durant 16 ans) qu’il a affirmé sa production, touché les collectionneurs et les musées, et vécu de sa peinture tant en France qu’en Espagne.» nous renseigne Sophie Cathala-Pradal qui teien à corriger le mythe d’un peintre ayant travaillé principalement à Toulouse

Dès lors, il présentera le plus souvent des expositions thématiques : Les Passantes en 1977, Les Billards en 1980 et Le Flamenco en 1984. En 1972, il s’installe à Paris et devient l’ami des peintres espagnols Peinado et Pelayo. À la mort de Franco, il retourne en Espagne et ne cessera d’exposer chaque année dans son pays. Une grande rétrospective de son œuvre a eu lieu en 1984 au Musée des Augustins de Toulouse. Il consacre les dernières années de sa vie au dessin et à la traduction en français de poèmes espagnols.

Elle ne dit pas tout l’écartèlement de ce fils d’un député républicain exilé, de ses déchirures, de ses béantes blessures. Trop jeune pour avoir vraiment pu étreindre l’Espagne, il ne lui fera l’amour qu’en rêve, avant de revenir dans son pays natal après la chute du franquisme.

Elle sera forgée en lui, femme entre les femmes, passante d’entre les passantes. Cet exil au milieu des « macaques », comme il surnomme affectueusement ses compagnons d’infortune tournant en rond à Toulouse et refaisant la guerre entre dominos et mémoires écartelées, il le vit goutte-à-goutte. Mais jamais la fontaine espagnole ne l’abandonnera. Lucide, il sait se cogner à la réalité et ne transfigure point ses rêves. Les taureaux piétinent, le flamenco s’embrase, l’Espagne brûle. Il ne sera donc pas nostalgique, mais infiniment vivant. Il a voulu comme son maître Lorca donner une leçon simple sur l’esprit secret de l’Espagne meurtrie.

Il sait que tout passe et que tout demeure :

Tout passe

et tout demeure

Mais notre affaire est de passer

De passer en traçant

Des chemins

Des chemins sur la mer

Voyageur, le chemin

C’est les traces

de tes pas

C’est tout ; voyageur,

il n’y a pas de chemin,

Le chemin se fait en marchant

Et quand tu regardes en arrière

Tu vois le sentier

Que jamais

Tu ne dois à nouveau fouler

Voyageur ! Il n’y a pas de chemins

Rien que des sillages sur la mer

Antonio Machado

Ces sillages sur la mer, ces mirages entrevus par le voyageur, Carlos Pradal les a un jour peint dans une suite de tableaux.

Les Passantes. C’est par cette série de toiles réalisées en 1970 que l’on peut entrevoir en profondeur la personnalité de Carlos Pradal. Après le petit scandale de son exposition sur « les beaux quartiers » montrant crûment la saignante réalité de la chair, et la boucherie du monde, cette célébration des femmes qui passent, ou plutôt qui provocantes vous heurtent en venant vers vous, est à la fois son amour de la femme et son amour de l’Espagne.

Bien plus que le chant charnel « aux mouvements qui déplacent les formes », à l’occupation palpable du corps féminin dans l’espace avec sa densité et ses odeurs, il pourrait s’agir d’un hommage au fugace et à l’éternel féminin.

Souvenir de l’exil, ses passantes énigmatiques sont les sœurs des gitanes qui passaient sous la lune :

Sur le ciel de la citerne

la gitane se berçait.

Chair verte, cheveux verts

avec ses yeux d’argent froid.

Un petit glaçon de lune

la soutient par-dessus l’eau.

La nuit devint toute menue,

intime comme une place.

Des gardes civils ivres morts

donnaient des coups dans la porte.

Vert et je te veux vert.

Vent vert. Vertes branches.

Le bateau sur la mer,

le cheval dans la montagne.

(Romancero gitan, Poème du chant profond, Traduction de Claude Esteban)

Sans autre visage que leur beauté, elles vous affrontent avant que de disparaître au coin de la rue de la vie. Elles sont l’incarnation de ce paradis perdu dont parlait Lorca en l’enracinant dans la terre. Pradal l’enracine dans la chair des femmes. Ses passantes, ses femmes considérables ont le duende, le vertige du désir, l’assomption de la disparition. Elles ne peuvent que s’entrevoir en semblant vous passer sur le corps, sorties en avant de la toile, pour partir de suite après.

Symbologie du désir, leurs cuisses lourdes, leur visage sans visage viennent de l’exil et vont vers l’exil.

Le vent du sexe soulève leurs robes, le rouge du sang flotte autour d’elles, sorcières de l’amour, elles marchent droit vers vous.

Est-ce l’Espagne qui se relève du franquisme et qui jette sa sensualité face à la glaciation franquiste ?

Est-ce toutes ses femmes dont on a tué les amants, les maris ?

Comme le cri, elles disparaissent dans le vent, le coeur immense, le corps tendu, le sexe en avant.

Pas de voiles noirs, pas de pleurs, elles sont vivantes, en route venant de l’aube et retournant à la nuit. Toutes ces femmes peintes, toutes ces femmes désirées seront des Passantes.

Elles nous frôlent, elles ne se retournent pas, elles sont. Leur érotisme est hautain, d’ailleurs. Elles n’ont pas le temps, elles sont en mouvement.

« Une femme marchait vers moi sur le trottoir dans la rue. Je la regardais venir et j’ai vu se décomposer le mouvement du corps en marche. Ça m’a donné l’idée de peindre une femme qui marche, une passante. Je me suis rendu compte par la suite qu’il était resté au fond de ma rétine la Victoire de Samothrace, cette femme qui est projetée en avant. Inconsciemment j’avais pensé à elle et tout d’un coup, je l’avais retrouvée dans le quotidien, une espèce de mouvement arrêté mais non figé. » (Carlos Pradal)

Dans un texte superbe de Claude Spielmann « Carlos Pradal ou l’illumination d’un peintre » (www.artrealite.com/carlospradal.htm), au jeu de l’interview imaginaire, Carlos dit à sa femme Sophie : « Sophie, je voudrais être la peinture. »

Il fut à la fois le désir et la peinture, le duende et le doute.

Et ses passantes sont ses ambassadrices. Les ambassadrices des mystères de l’au-delà des apparences.

La terre est bien le paradis perdu et les passantes en viennent et y retournent.

Gil Pressnitzer

Photos Michel Dieuzaide