L’art contemporain

par Denis Milhau

Quand, au début des années cinquante et pendant les vingt années suivantes, des critiques et des marchands audacieux firent connaître puis diffusèrent en Europe les créations d’artistes américains et européens qui renouvelaient totalement les fonctions et les finalités de la peinture, y compris dans ce qu’il était convenu déjà d’appeler l’art abstrait, la réaction générale fut de crier au scandale et de déclarer que ce qui était proposé n’était ni de l’art ni de la peinture. Dans le meilleur des cas, lorsqu’on voulait maintenir un certain ordre de la culture et de ses hiérarchies en y récupérant les nouveautés, on s’évertuait à réduire ces nouvelles formes de création à un ensemble d’aventures logiques dans l’évolution de l’art des images peintes, aventures dont il fallait dire que les initiateurs étaient les uns et pas les autres, les européens et pas les américains ou les américains et pas les européens.
Ces réactions de refus et d’hostilité de l’ordre menacé dévoilèrent ce qui était en jeu dans la révolution produite dans la création par les créateurs : il s’agissait bien du crépuscule des dieux auxquels les artistes refusaient désormais d’offrir leurs images, pour proposer activement et autrement, que l’homme créant se prenne en charge au monde, pour s’y situer, pour y former et y informer sa vie même. Sous les noms d’Abstraction Lyrique, de Tâchisme, d’Informalisme, de Nouveau Réalisme, employés en Europe, sous ceux d’Expressionnisme Abstrait et d’Action Painting, usités aux Etats-Unis, ce qui apparaissait et luttait contre la production majoritaire et dominante des images peintes dans la tradition de l’illustration et de l’imitation du monde, suivant les données convenues d’un voir universel, homogène et moyen, c’était l’exigence que la peinture n’eût pas d’autre sujet qu’elle-même et que le peintre s’érigeât en maître de son acte et de son produit.

Quel que soit leur âge, les vingt peintres dont les œuvres sont présentées ici ont été et sont les pionniers et les artisans de cette mutation de l’art pictural, si mal connue encore, car son abord critique a été vicié par les préjugés idéologiques, les mythes nationalistes et chauvins, les conflits d’intérêts.
S’en tenir à vingt peintres et à vingt œuvres, c’est s’interdire la vérité et la pertinence exhaustives quant à l’exposé des données essentielles de cette mutation. Alain Mousseigne a dit, par ailleurs, les raisons de cette limitation et de ce choix qui permettent, cependant, de donner valablement à observer, aux visiteurs de l’exposition, dans les œuvres mêmes, le lieu de cette mutation, ses enjeux, ses effets et ses fruits, cela en se plaçant en deçà ou ailleurs du terrain des catégories critiques habituelles, afin de sonder concrètement ce qu’il en est de l’empreinte, du geste et de la surface: c’est dire qu’il a refusé de subir; comme opérateurs de son analyse, les termes génériques réducteurs de la taxinomie admise qui définissent formellement ces mouvements révolutionnaires en les immergeant dans ce qu’ils subvertissent et transgressent de la façon la plus absolue et la plus violente; c’est dire, aussi, qu’il s’est donné des réactifs d’observation propres au pictural, propres à faire apparaître ce qui s’est véritablement passé de peinture dans la peinture, et que la peinture n’avait encore jamais expérimenté et éprouvé comme elle le fit alors.

L’emploi du mot" informel" peut cependant ici se valider, pour toutes ces œuvres, par le fait du refus global et systématique de l’image des apparences des formes autres que celles créées par la peinture et qui s’imposeraient à la peinture comme sujet ou objet, comme motif; même dans le cas paradoxal de l’image du pneu et de son empreinte, dans l’œuvre de Peter Stampfli, cette image n’est ni l’objet ni le sujet finalisés de l’œuvre, ce d’autant plus que son évidence figurative répétitive d’un objet concret n’est qu’image et non réalité, qu’elle n’informe aucunement sur cet objet autrement que cet objet lui-même, et que ce qui est formé et informé porte sur une réalité et une expérience spatiales d’une toute autre nature que celles de la seule apparence formelle d’une chose. Cette image du pneu et de l’empreinte du pneu est et n’est que la trace iconique d’une expérience réelle ou virtuelle de l’espace, à travers la trace matérielle étendue de la durée du déplacement: l’hyperréalisme apparent de la représentation du pneu, objet non noble, la banalité du motif et du fait de la trace du pneu en tant que dérision et nécessaire maintien du truchement concret de ce qui se déplace et laisse trace du déplacement, tout concourt à discréditer le fétichisme du sujet pour lui faire dire ce qui hors de l’empreinte de sa durée, n’a pas de forme, n’est pas descriptible autrement que par l’enregistrement visualisé du temps, son déplacement, son geste, l’acte conjugué du temps et de l’espace en une chose dans le temps de son espace. Cet informalisme fondamental de l’acte pictural de Stampfli, malgré les apparences formelles de l’image instrumentale support du mouvement indescriptible et informel, est tel que, dans ses toutes dernière productions, le recours à l’image instrumentale a été complètement abandonné pour ne laisser place qu’au geste pictural, à la trace picturale des empreintes de l’expérience de l’espace, de son extension et de sa temporalité.

Dans le même ordre d’idée, l’apparence formelle précise, le géométrisme aigu, la délinéation tendue de certaines Œuvres, en particulier celles de Noland, de Sol Lewitt, de Toroni ou de Morellet, ne tendent nullement à réinsérer dans l’œuvre peinte la moindre donnée imitative et représentative comme fin, et, malgré cette tendance dessinée et projetée de leur tracé formel, ces œuvres sont sœurs en informalisme avec les autres œuvres exposées en ce senS qu’elles refusent toute image "’de forme d’autre chose qu’elles-mêmes.
Il ne suffit pourtant pas de dire que la peinture a ainsi cessé de se donner des motifs à peindre, et qu’elle a franchi le pas de l’illusionnisme et de l’imitation à l’abstraction, car on ne définirait qu’une abstraction parmi d’autres : ici, en plus, la peinture cesse de se donner à faire des objets, des tableaux, qui, même abstraits, resteraient, pour les autres, des images et en tant que tableaux-images, autre chose que de la peinture. Aux derniers moments de la Première Guerre mondiale, constatant et analysant, avec une acuité foudroyante, la révolution cubiste accomplie par Picasso, Pierre Reverdy devait encore attribuer au "tableau" le statut fondamental et fondateur de l’acte de peindre, ce qui ne pouvait manquer, parlant de Picasso mais aussi et plus encore de Matisse, de lui créer quelques difficultés théoriques quant aux fonctions et finalités de la peinture réduite à ce "tableau" si socialement et si iconiquement présent et encombrant. Et c’est là le paradoxe le plus étonnant que, si ces vingt peintres dont nous montrons les tableaux ont peint ces tableaux, c’est cependant par ces tableaux et par la pratique porteuse et productrice de ces tableaux, que se sont affirmées la démythisation, la démystification et la désacralisation du tableau pour lui substituer l’exigence de l’acte de peindre. Si Reverdy peut demander «... or que peut-on créer en peinture si ce n’est le tableau... ? », on répondra désormais que l’objet de la création en peinture, c’est la peinture même, parce que le sujet en est le peintre créant l’objet peint. un objet de peinture qui soit trace active, acte même incarné dans la peinture, sans se masquer derrière l’objet-image-tableau, derrière l’objet-fétiche-tableau, assumé socialement par les autres comme objet fini, simulacre mort, sans égard ni pour le peintre ni pour la peinture. Les plus héroïques artisans de cette mutation, Pollock et Rothko, ont concrètement et courageusement assumé le refus de la fétichisation marchande capitaliste du tableau, objet exceptionnel, assumé le refus de la vénalité non reconnue d’un travail gommé et immergé dans l’hypocrisie de la bourse des valeurs artistico-marchandes.

Ce refus de l’unicité de l’œuvre et de ses conséquences économiques implique un renversement de la notion d’art et un rejet du tableau comme objet fétiche à fonction d’investissement représentatif aliéné et aliénant pour ceux qui le produisent comme pour ceux qui le possèderont : l’œuvre devra être peinture et fruit d’une pratique, d’un investissement ontologique total de soi dans l’acte de produire cette œuvre tout autant que dans l’œuvre même, débarrassée des oripeaux représentatifs et illusionnistes qui la masqueraient comme acte et comme peinture. L’œuvre est le lieu d’un acte, lieu sans repères autres que ceux de son accomplissement même, lieu qui se refuse à être le repaire d’une illusion, d’un leurre, simulacre de forme et de sens.

Ce qui est ainsi brutalement dénoncé c’est Ia confusion entre le sens et la forme : une œuvre n’aurait-elle de sens que si elle figurait répétitivement la forme décrite, circonscrite et descriptible, d’un objet motif autre qu’elle-même? Mais le désengagement volontaire, total et spécifiquement pictural en son acte, de l’imitation et de l’illusion entraÎne-t-il absence de sens et absence de forme? L’acte de peindre, de quelque manière que ce soit, n’est-il pas, matériellement et concrètement, production inéluctable de formes? Et ces formes cesseraient-elles de l’être parce qu’elles ne seraient pas désignables autrement que par leur production picturale? Seraient-elles dénuées de sens sous prétexte qu’elles ne seraient re con nais­sables comme signifiant ou forme autre d’une autre forme ou chose qu’elles-mêmes, alors que l’on devrait se persuader qu’aucune chose ou forme n’a reçu sens, n’a été désignée que parce que d’abord reçue comme insensée ou innocente de tout autre contenu que sa propre présence qui est à elle seule son sens sans concept? Bon nombre des peintres qui ont assumé cet informalisme novateur, mais en rejetant toute assimilation stylistique, formelle ou méthodologique inadéquate, ont su prendre la comparaison avec la musique et le langage musical, pour affirmer l’entière signification et l’entière réalité formelle informative de l’informalisme de leurs œuvres dénuées de toute autre reconnaissance que celle de leur présence et présentation.
Qu’à l’absence de sens, au titre de l’imitation, se soit associé le dérèglement volontaire des sens directionnels des habitudes projectives et perspectives de représentation de l’espace dans le plan pictural, cela ne doit pas étonner, puisque, pas plus qu’aucun autre sujet, l’espace n’a à être le motif assujettissant de la pratique picturale, réduite à imiter l’espace, alors qu’il s’agirait, bien plutôt, de produire un espace inédit parce que pratique et transformation de l’espace par la pratique de la peinture comme acte. Au peintre se présente dès lors le besoin ou la nécessité de s’immerger, de s’impliquer dans l’acte de peindre, sans le centrer sur un sujet, sans le fixer dans l’obligation logique discursive de la lecture d’une reproduction de l’espace et en en faisant l’acte de se faire espace, ou au moins trace ou empreinte de l’être à l’espace, de l’être espace, dans son extension et dans la durée de son extension éprouvée.

Le terme "Action-Painting ", créé par le critique américain Harold Rosenberg, tout critiqué qu’il ait été par les artistes eux-mêmes, a eu l’avantage théorique de situer en son lieu le champ de la pratique picturale, obligeant à ne plus considérer l’œuvre comme image fixe, même abstraite, comme produit fini, mais comme produit d’une pratique complexe, nécessaire, transformatrice de sa propre matière constitutive et de l’espace qu’elle produit comme étendue et comme durée de la pratique de cette étendue. A ce terme, et s’agissant plus particulièrement des œuvres des artistes américains, mais aussi de certains représentants du courant "Support-Surface ", on pourra préférer celui de "Field-Painting" qui, au propos de l’acte de peindre en produisant l’espace par sa pratique même, ajoute celui du champ de cet acte, de sa globalité tout autant que de sa parcellisation déroutante.
Jackson Pollock a dit que sa pratique du "dripping" était comparable aux procédés des sorciers des Indiens de l’Ouest, travaillant à même le sable, sans commencement ni fin, sans
direction déterminante et il ajoutait que l’accomplissement se jouait, dans sa peinture, dans la durée et la tenue du contact avec la matière spatio-picturale, dans l’accord senti, éprouvé et décidé, matériel et spirituel, que l’acte de peindre établissait entre le sujet et son fruit, indissociables et, pourtant, l’un et l’un seul, le peintre, produisant et jugeant l’autre à l’accord de résonance qu’il entendait dans cet autre, trace de lui-même actif.

On ne peut que constater, malgré les incommensurables différences, la même implication fondamentale de l’artiste au champ pictural et à ce qui s’y produit, dans les toutes premières expériences d’aquarelles abstraites du jeune Hans Hartung dès les années vingt, dans les premières calligraphies spatiales de Gérard Schneider, dans les mêmes années, dans les investigations graphiques abstraites de Fautrier pour" L’Enfer" de Dante, entre 1928 et 1930, dans les écritures automatiques de Michaux et de Masson, avant la dernière guerre et, à la même époque, dans les graffiti de Dubuffet.

Dans tous ces cas, présents ou non dans notre exposition, comme en tous ceux que l’on peut appeler à témoignage de cette étonnante mutation de l’acte de peindre, deux points restent essentiels, liés qu’ils sont l’un à l’autre.
D’abord que la négation du tableau est revalorisation de la peinture : tous ces artistes se veulent et sont peintres, parce que la peinture existe et leur est existentiellement nécessaire, tout autant qu’ils veulent que la peinture renaisse à elle-même, dans la richesse de sa propre figure, de sa propre trace et empreinte: que ses produits ne soient plus des images figées d’un réel idéalisé, aliéné et aliénant, mais l’image même de sa pratique et de sa nécessité comme empreinte de son sujet, le peintre créant et empreinte de sa fin, trace de l’acte de peindre pour informer la vie.

Ensuite que l’on est si bien au cœur de la peinture, renouvelée, que s’y trouve à nouveau, mais de manière effectivement inédite, posée la question du dessin et de la couleur, du tracé et de la matière, de l’expression et de l’inexprimable, parce que, comme pratique enfin ramenée à elle-même sans le masque ou le poids d’un devoir illustratif, la peinture apparaît et réapparaît comme l’une des pratiques où l’homme peut s’impliquer parce qu’il y informe sa vie à se mesurer à sa vie, c’est-à-dire à l’épreuve active de l’étendue et de la durée qui le transforment tout autant qu’il les transforme pour vivre le moins mal possible.
Pour ce qui est du tracé, et c’est l’une des ambiguïtés sémantiques du terme d’Informalisme, cette mutation aura amené à la conscience de l’unité possible tracé-matière-couleur, dans la souveraineté du tracé en tant qu’il est et reste l’empreinte nécessaire du geste formant et informant: paradoxe, la ligne n’oppose pas le formel et l’informel, elle informe aussi l’informel! Qu’elle fracture ou entaille le plan chromatique, comme plan visible ou comme support, qu’elle le traverse en sa trace, destructurant l’ordre de l’endroit et de l’envers, qu’elle s’enroule et s’accumule au plan figurai des signes, qu’elle s’entasse, s’entremêle dans le chaos de sa propre texture en fusion gestuelle, qu’elle scande ou dilue, elle est matière, mesure et trace du geste, du temps, de l’espace et de cette chose maintenant libre de sa propre présence objectivée en ses composants matériels, la peinture, la peinture seule, seule avec son créateur, unique facteur et seul motif de sa figure qui ne figure rien d’autre.

Pour ce qui est de la couleur, en sa matière picturale comme en sa nature propre, irréductible et inimitable de couleur, cette peinture fait souverainement s’affirmer la qualité lumineuse propre de la couleur sans que la représentation de la lumière soit nécessaire, ni même souhaitable : le clair-obscur, les ombres, n’apparaissent plus que comme données des illusions de la forme apparente du réel et non comme les fins de la pratique de la peinture.
Autant pour les tracés que pour le chromatisme, cette restitution à elle-même de la pratique picturale comme acte a pour conséquence un rejet de la tradition classique du savoir-faire d’un métier graphique et pictural appliqué à l’imitation, pour lui substituer l’authenticité du geste formateur et informateur, authenticité qui peut se trouver, avec les lacérations ou les décollages, par exemple, dans la pratique même qu’appellent et le rapport que l’on entretient avec le monde et les matériaux que fait choisir et élire ce rapport.

La richesse nouvelle de ces investigations révolutionnaires c’est qu’elles s’ouvrent aussi bien à l’expressionnisme, à la communication la plus personnalisée et subjectiviste des sentiments, comme l’affirment nombre de ces peintres, qu’à la volonté de produire l’absolu objectif de chaque acte, loin de tout subjectivisme. Mais cette richesse nouvelle n’est, en fait, que le renouvellement de tous les désirs historiques de peinture Rubens et Poussin, Delacroix et Ingres, Picasso et Matisse.
Si le Surréalisme et l’Automatisme ont, bien entendu, formidablement contribué à l’émergence de cette nouvelle conscience de la pratique de peindre, combien faut-il reconnaître à un grand ancêtre, Monet, le Monet de Giverny et des Nymphéas, l’audace, la grandeur et l’ampleur de l’investissement mystique dans la matérialité de la peinture, et combien faut-il, aussi, concéder à Matisse la rigueur de la volonté de réinventer la peinture comme plan d’action, plan de présentation de l’indissociable unité de la forme et du fond, de l’unité de l’espace réinventé et recréé au-delà de la dichotomie forme-fond, pour lui substituer l’appel à l’harmonie des rapports de formes-­couleurs dans l’information du plan, dans la transformation du plan de cartographie de l’amorphe en image du formé, du créé.

Un autre art, une autre peinture. Mais peinture, farouchement peinture; peinture pure, aurait dit Apollinaire, pour qui les œuvres nouvelles s’imposaient par leurs "vertus plastiques : la pureté, l’unité et la vérité (qui) maintiennent sous leurs pieds la nature terrassée ", mais pour qui, aussi. cette peinture pure serait nouvelle et autre, sans détruire aucune peinture autrement qu’à affirmer sa présence à côté et sa comparaison ambitieuse.
Et c’est aussi le rôle du musée de suivre ce déplacement et de reconnaître cet ailleurs où renaît à nouveau l’immortelle peinture.

Denis Milhau,

Conservateur en Chef du Musée des Augustins. Juin 1983