Endre Ady

Choix de poèmes

1-Poèmes traduits par Armand Robin en 1946 dans l’ÉDITION DE LA FÉDÉRATION ANARCHISTE

et repris dans son édition de 1951 au Seuil, puis Au temps qu’il fait.

Âmes au piquet :

Ils ont attaché mon âme au piquet,

Car en elle le feu d’un poulain caracolait,

Car en vain je la cravachais,

En vain je la chassais, la pourchassais.

Si sur le Champ hongrois vous voyez attachée

Une pouliche sanglante, écumeuse,

À l’instant tranchez-lui sa longe,

Car c’est une âme, une âme hongroise, sauvage.

Vainement me tentera ta neige de blancheur

Je te souillerai, je te salirai

Par la nuit la plus belle, la plus enneigée :

Vainement me tentera ta neige de blancheur.

Hors mon âme te forçant à monter,

Face à moi je manderai un jour

Ton ombre virginale aux blancs atours.

Vainement elle flottera, peureuse, frileuse :

Je l’éclabousserai toute de sanie,

D’encre, de sang, de larmes, de lie.

Elle tremblera vainement, vainement :

De soupçons, d’accusations je la tacherai,

De toxiques orties je la flagellerai.

Tout le temps qu’elle flottera, morose, amoureuse,

Sur ton ombre vagabonde mon rire éclatera,

Vers elle je soufflerai : « Va -t’en, je te renvoie. »

Poèmes neufs 1905

J’aimerais qu’on m’aime

Ni héritier, ni aïeul fortuné,

Ni souche de famille, ni familier,

Je ne suis à aucun,

Je ne suis à aucun.

Je suis ce qu’est tout homme : majesté,

Pôle nord, énigme, étrangeté,

Feu follet luisant loin,

Feu follet luisant loin.

Hélas, je ne sais pas ainsi rester,

J’ai envie que mon être soit manifesté,

Pour que me voie qui voit,

Que me voie qui voit.

Ma torture de moi par moi, mon poème,

Tout vient de là : j’aimerais qu’on m’aime

Et que quelqu’un m’ait,

Que quelqu’un m’ait.

J’aimerais qu’on m’aime 1909

Nouveaux chants des moissonneurs

Sur le chaume, des croix !

Au cimetière, des croix !

Sur l’épaule, sur notre cœur, des croix !

Loin sur les plaines, des croix !

Et seul le maître de la Croix n’est nulle part !

Sur la terre entière des croix !

Sur les tours, sur les poitrines, des croix !

Sur les biens de ce monde, des croix !

Et dans le ciel une voix : « Je l’ai bien mérité :

La croix, pourquoi pour eux l’ai-je portée ? »

La fuyante vie 1912

Jours plus longs chaque jour

Seulement pour un seul jour me fait mal tout mal :

Vingt-quatre heures, puis ne vient nul pire mal,

Mais ce jour, unité-jour, chaque jour est plus long mal.

Déjà pal tout pointe est toute heure :

Noirs, des masques de fer, s’abattent, trembleurs,

Enfoncent pal à pal le mal dans mon cœur.

Je sais le destin passager des tortures

Et si court fut chaque jour jusqu’à ce jour :

Depuis les deuils jusqu’aux gaîtés jeu d’un bond très court.

La Joie, différemment aussi, je l’eus pour joie :

En plus coi, plus tapinois, meilleur aloi :

Dans mon sourire larme qui pour demain larmoie.

Troc splendide, avisé, j’ai troqué

La Cène de ma gaîté, le Cana de ma gaîté,

Instants faits de foudre en cette vie d’étrangeté.

Aujourd’hui je sais aussi : c’est vingt-quatre heures,

Puis après un jour torture pas de jour plus torture.

Oui, oh oui, mais ce jour est plus long chaque jour.

J’aimerais qu’on m’aime 1909

Plaie de braise et d’orties

Plaie de braise et d’orties je suis, et brasier,

Je suis torturé par la clarté, par la rosée,

Il faut que je t’aie, je viens te posséder,

Je veux plus de torture : il faut que je t’aie.

Que ta flamme brandilIe, brasille, blanchoie,

Les baisers supplicient, les désirs supplicient,

C’est toi ma torture, ma géhenne à moi,

Mes entrailles vers toi sont un cri, un tel cri.

Le désir m’a haché, le baiser m’a saigné,

Je suis plaie, braise, faim de neuves tortures,

Donne-moi des tortures, à moi l’affamé,

Je suis plaie, baise-moi, brûle-moi, sois brûlure.

Poèmes neufs 1905

Tu peux rester, tu pourras m’aimer

Avant elle et son corps féminin si frais

Du parfum pour l’annoncer viendrait,

Derrière elle tout délice viendrait,

Pudiquement elle saluerait.

Elle m’ignorerait, ne m’aurait vu jamais,

S’asseyant à mes pieds elle regarderait,

Regard dans mes regards, et des heures crouleraient

Et, craignant toute crainte, elle dirait :

« Je suis jeune fille, je suis étrangère, je suis pure,

Aucun garçon ne me vit jamais,

Je suis belle, je suis pauvre, je suis sans patrie,

J’aimerais vous aimer. »

Et moi, regard dans ses regards, je la regarderais,

La prenant pour malade ensauvagée, je lui dirais :

« Jeune fille, que soit faite ta volonté,

Tu peux rester, tu pourras m’aimer. »

Ma fiancée

Que m’importe qu’elle soit le rebut des coins de rues,

Pourvu qu’elle me soit jusqu’en ma tombe assidue !

Qu’elle se plante devant moi dans l’été brûlant, bouillant :

« Toi, je t’aime, c’est toi celui que j’attends. »

Oui, reniée, chassée à coups de pieds, débauchée !

Seulement, ô dans son cœur de temps en temps regarder !

Si de brutes bourrasques nous surprennent blasphémants,

Qu’ensemble nos pieds aillent croulant, s’écrasant.

Si à telle ou telle heure nos âmes sont des comblées,

Ne trouvons que sur nos lèvres nos saluts et voluptés.

Si je me vautre dans la poussière de la rue, là en bas,

Qu’elle se penche sur moi, me protège de ses bras.

De part en part si me purifie un saint brasier,

Survolons l’univers à coups d’ailes mêlés.

Qu’à jamais elle me baise, amante jamais changée,

Dans les larmes, l’ordure, la souffrance, la saleté.

Que tout règne où mes songes se sont anéantis

Me soit rendu par Elle : que soit Elle la Vie.

Je vois en visage d’ange son visage fardé :

Mon âme y gît, avec mes jours de vivant, de décédé.

Fracassant jusqu’au dernier décalogues, enchaînements,

Mortellement nous raillerions le monde grouillant.

Ensemble nous raillerions en signe d’ultime adieu ;

Nous péririons ensemble, l’un pour l’autre restant dieu.

Nous péririons avec ce cri :

« Crime et infamie est la vie,

Nous deux nous étions, seuls, propreté, neige blanche. »

Traductions de Margit Molnar

En parenté avec la Mort

Je suis un parent de la Mort,

j’aime l’évanescence de l’amour,

j’aime adresser mes baisers

à ceux qui seront du passé.

J’aime les roses qui sont souffrantes,

les femmes fanées quand elles désirent

les temps d’automne,

rayonnants, mélancoliques.

J’aime le rappel plein de fantômes

de tristes heures monotones,

le visage moqueur de la Mort,

de la grande, de la sainte Mort.

J’aime ceux qui partent en voyage,

ceux en larmes et ceux qui dorment,

les champs sous les pluies givrées

au temps de l’aube glacée.

J’aime le renoncement fatigué,

les pleurs sans larmes et la paix,

le refuge des poètes, des sages,

l’hospice des malades.

J’aime le déçu, l’handicapé,

celui qui s’est déjà arrêté,

qui ne croit pas, celui qui est sombre,

ce qui est ainsi : le monde.

Je suis un parent de la Mort,

j’aime l’amour évanescent,

j’aime adresser mes baisers

à ceux qui seront du passé.

Messies hongrois

Ici, les larmes sont plus salées

et les souffrances différentes

Messies pour mille fois

les Messies hongrois.

Ils meurent pourtant à mille reprises

leur croix n’apporte pas de salut

car ils n’ont rien pu,

ô, ils n’ont rien pu.

Du sang et de l’or

Il m’est égal, à mes oreilles

si le désir halète ou la peine gémit,

si c’est du sang qui goutte

ou de l’or qui brille.

Je sais, j’affirme que c’est le Tout

et tout le reste ne vaut rien,

du sang et de l’or,

du sang et de l’or.

La mort prend tout et tout trépasse,

gloire, rang, salaire et chant,

les seuls qui survivent,

le sang et l’or.

Des nations meurent et se réengendrent,

il est saint le brave qui, comme moi, n’a qu’une seule foi :

du sang et de l’or.

Vole mon bateau

Ne crains rien, avec toi le héros de Demain,

Qu’ils se moquent de l’ivresse du rameur

Vole mon bateau,

Ne crains rien, avec toi le héros de Demain.

S’envoler, s’envoler, s’envoler encore

Vers des eaux nouvelles, de grandes eaux vierges,

Vole mon bateau

S’envoler, s’envoler, s’envoler encore.

Devant toi de nouveaux horizons flottent

À chaque instant, la vie se renouvelle, effrayante,

Vole mon bateau

Devant toi de nouveaux horizons flottent.

Je ne veux plus de rêves rêvés.

Je passe par des eaux des nouveautés.

Vole mon bateau

Je ne veux plus de rêves rêvés.

Je ne serai pas le violon des gris

Que je sois mu de l’alcool ou du Saint-esprit :

Vole mon bateau

Je ne serai pas le violon des gris.

Pierre lancée en haut

Pierre sans cesse relancée, du haut chutant sur ton sol,

mon petit pays, encore, toujours,

ton fils rentre chez toi.

Il visite de tour en tour les pays lointains,

pris de vertige, savoure le chagrin,

et chute dans la poussière dont il fut.

Ne cesse de désirer le loin et il ne peut s’enfuir,

Avec ses désirs hongrois qui s’apaisent et de nouveau ;

Je suis à toi dans ma colère faramineuse,

ma grande infidélité, ma peine amoureuse,

mornement magyar.

Pierre sans cesse jetée vers le haut, triste sans volonté,

mon petit pays, je suis à ton image,

reflétant une exemplaire identité.

Mais ô, en vain tout qu’il soit de volonté,

si cent fois tu me lançais, je te reviendrais

et cent fois et l’ultime fois.

Lutte et noce éternelles

Ma grande dame, qu’il est bien de te faire souffrir :

je me flagelle, me bride, pleure,

je t’attends, je te désire.

Ma grande dame, qu’il est bien quand tu fais la peste,

dans mon cœur je te mets à mort cent fois, cent fois,

je te chasse, je te déteste.

Ma grande dame, n’est-ce pas, il sera ainsi ?

Notre grande bataille sera éternelle comme

éternelle notre noce aussi.

Bénédiction dans le train

C’est maintenant que le Soleil se penche sur la mer,

maintenant que notre train prend de la vitesse,

maintenant que le plus de souvenirs va advenir :

je te bénis.

« Dieu te bénisse

pour ta bonté,

ta longue écoute

et ta méchanceté.

Pour tes nombreux mots blessants,

que tu sois bénie chaudement,

pour ta grande froideur,

réchauffe-toi sur mon cœur,

car désormais c’est fini,

car j’ai déjà mille soucis,

au prix de l’ignorance,

mon cercueil est dressé.

Alors, je te bénis

et pendant que je te bénis,

fais-moi des baisers, très fort.

En silence, en paix, bénissant

avec des souvenirs et des baisers

que je veux te quitter.

Après la chaleur me geler,

seul à y rester,

seul à sentir,

seul à mourir.

Dieu te bénisse. »

C’est maintenant que le Soleil se penche sur la mer,

maintenant que notre train prend de la vitesse,

maintenant que le plus de souvenirs va advenir :

je te bénis.

Aveu de l’amour

Au-delà de toute frontière,

Je n’ai pas retrouvé sa pareille :

J’aime son beau rire,

Malade, qui scintille,

Combien je l’aime.

J’aime qu’elle s’est cachée

Dans mon grand être, robuste,

J’aime sa bonté

Mais ses défauts encore plus,

Combien je les aime.

J’aime mon existence

Dans cette noce exaltée,

Et ma sécurité dans quelqu’un,

Dans une autre, illuminée,

Combien je les aime.

Ayez de la mémoire à mon égard

Montagnes, amis et femmes

Lointains,

Ma vie, mes volontés

Qui vous en allez,

Ayez de la mémoire à mon égard.

Chaudes paroles, baisers trompeurs

Et moments

Qui ont valu la vie vécue,

Tant que je suis

Ayez de la mémoire à mon égard.

Et toi, (maintenant) vie la plus folle,

Mon hasard,

Restez tous à mon envol

et avec moi encore,

Ayez de la mémoire à mon égard.

Je veux te garder

Il me rend fou, cette réalité pleine de baisers,

Ce grand accomplissement,

Cet abandon, cette bonté.

Tombant sur tes genoux, en pleurs, en désir,

Je te supplie, ma dame :

Poursuis, chasse-moi dans la nuit.

Lorsque mes lèvres sont les plus brûlantes,

Que les tiennes deviennent gelées,

Et marche, piétine sur mon corps en riant.

Ils sont bourreaux, les vifs désirs,

Outrage est le plus beau présent :

Je te quitte parce que très fort, je te désire.

Que je puisse voir ton corps enflammé

De plaisir, toujours en conquête,

Sur les oreillers parfumant du passé.

Comme je veux te garder pour l’éternité,

Je choisis comme veille pour toi,

Le lointain qui enveloppe de beauté.

Qu’il puisse me rester mon rêve infini

D’une femme qui m’aime

Et pour qui je vis l’éternel désir.

La Hongrie en hiver

À travers la plaine hongroise,

Quand le train file avec moi en grande vitesse,

La nuit d’hiver, profonde, enneigée,

Dorment, les hameaux hongrois.

La plaine est si blanche et orpheline,

Au dessus, les vents froids

soufflent des chants rêveurs.

De quoi rêve-t-elle, la plaine ?

Rêve-t-elle, si des rêves lui en reste ?

Moi, je vais maintenant pour Noël,

Vieil enfant du village, un ancien,

Mais mon âme est sous la neige, couverte.

Et comme je traverse la plaine, l’hiver en courant,

J’ai le sentiment que nous sommes morts

Et sans rêves, nous rêvons.

Moi et les hameaux hongrois.

Noce d’autours sur les feuilles mortes

Nous prenons la route. Nous partons pour l’Automne

en cri, en pleurs, en cavale,

deux autours aux ailes alanguies.

L’été a désormais ses nouveaux voleurs,

les ailes nouvelles d’autour battent fort,

des combats de baisers fougueux font rage.

Nous prenons vol dans l’Été, s’envolons, chassés,

quelque part dans l’Automne nous nous posons,

les plumes ébouriffés, en amoureux.

C’est notre dernière étreinte, à nous deux,

à coup de bec, nous nous arrachons la chaire

et notre chute s’achève sur le lit de feuilles mortes.

En friche hongroise

Je marche avec peine dans un pays sauvage :

sur la terre ancestrale, luxuriante, herbes folles, adventice.

Je connais ce champs sauvage,

c’est la Friche hongroise.

Je me penche vers l’humus sacré :

cette terre vierge est rongée.

Dites donc, les herbes folles dressant au ciel,

il n’y a ici aucune plante qui fleurisse ?

Autour de moi serpentent des tiges sauvages

tant que je scrute l’âme endormie de la terre,

le parfum des fleurs du passé

m’enivre amoureusement.

C’est calme. L’herbe folle, adventice

me retiennent, m’endorment, me blindent

et un vent rieur passe, léger,

au-dessus de la Friche infinie.

Ceux qui arrivent toujours en retard

Nous arrivons toujours partout en retard,

Nous venons sûrement de quelque part loin,

De nos pas de chagrin, de lassitude.

Nous arrivons toujours partout en retard.

Même pas à mourir, nous n’arrivons en paix.

Lorsque la Mort vient déjà,

Notre âme s’enflamme rougeoyant.

Même pas à mourir, nous n’arrivons en paix.

Nous arrivons toujours partout en retard,

Pour nous, c’est en retard, le rêve, le succès,

Le rivage, l’étreinte et la paix.

Nous arrivons toujours partout en retard.

1907

2- Adaptations personnelles à partir de traductions allemandes de Julius Detrich

Parce que tu m’aimes

tes yeux sont miroirs

de merveilles bénies

parce qu’ils m’ont vu ;

tu es la maîtresse

la femme rusée

des caresses.

mille fois bénie

tu l’es en tant que femme

car tu m’as vu

et tu m’as regardé.

Parce que tu m’aimes

je t’aime aussi

Parce que tu m’aimes

tu es la femme

tu es la belle

(nouveaux vers 1906)

Garde mes trésors mon amour

Garde mes trésors mon amour,

ils valent encore bien moins qu’un sou biblique,

vois le sort d’une vie sincère et droite,

regarde mes cheveux gris disparus.

Je ne suis pas allé me perdre au loin

tristement j’étais si fier d’être hongrois

et je n’ai connu qu’un malheur misérable, un grand malheur

et je n’ai moissonné en abondance que

désillusions.

Pour faire l’amour j’étais vraiment bon

même un Dieu ne pouvait m’égaler

comme un gosse je l’admettais

Regarde-moi maintenant, dans la souillure de la douleur, du sang et de la fièvre.

Si tu n’étais point venu à ma rencontre

ma bouche pleine de lamentations n’aurait rien à proférer

vois les moqueurs de l’intégrité

qui m’envoie au tombeau.

Protège-moi avec ton amour, ma chérie

c’est toi que j’ai trouvé dans ma fuite

et si un sourire reste dans ce monde détestable

tu es ce sourire de mon cœur.

Garde mes trésors mon amour,

ils valent encore bien moins qu’un sou biblique,

Laisse-les pour toi devenirs sombres et pleins de jeunesse

regarde mes cheveux gris disparus.

Je garde tes yeux

Avec mes mains tordues de vieillard,

avec mes yeux qui louchent de vieillard,

laisse-moi tenir tes mains adorées

laisse-moi garder tes yeux adorés.

les mots sont délabrés, car ils tombent

comme bête sauvage pourchassée par la peur

je vins, et j’attends avec toi en moi

toi qui fus tant effrayé par moi.

Avec mes mains tordues de vieillard,

avec mes yeux qui louchent de vieillard,

laisse-moi tenir tes mains adorées

laisse-moi garder tes yeux adorés.

Je ne sais pourquoi, comment et combien

je pourrais ainsi rester pour toi-

mais je tiens tes mains adorées

et je garde tes yeux adorés

(1916)

La jachère hongroise

je marche sur des prairies courant vers les mauvaises herbes

sur des champs de bardanes et de mauves,

je connais si bien ce vieux sol, ces étagements

c’est une jachère hongroise.

Je me suis incliné vers ce sol sacré:

je crains que ce sol vierge ne soit rongé

hé, toutes ces mauvaises herbes grimpant misérablement vers le ciel,

il n’y a donc ici aucune fleur ?

Pendant que je contemplais la terre ensommeillée

les vignes les vignes entortillées m’ont cerné

et amoureusement

m’enveloppèrent de l’exhalaison d’une grande fleur morte;

Silence. Je suis entraîné par le fond et recouvert

et bercé de bardanes et de mauves,

un vent moqueur survole en fouettant

le dessus de la rude jachère.

1905

je pensais, je pensais, je pensais

J’écoute les murmures des rayons du soleil,

dans ma bouche ton nom a si bon goût,

Mes yeux regardent de saints fracas des cieux.

Mon Dieu, mon Dieu, mon Dieu,

étoilée est mon âme de tous ses aveux:

Tu es pour moi à jamais tout ce qui peut advenir,

Dans mes saints reniflements,

dans mes tendres caresses,

Et aussi dans mes regards aigus et tristes.

Aujourd’hui je pense, que tu fus là-bas,

là où je sentais la vie,

Là où furent détruits et érigés les autels.

Je te remercie pour la couche, préparé pour moi,

Je te remercie pour ma première larme,

je te remercie pour ma mère cardiaque,

Pour ma jeunesse et tous mes péchés.

Je te remercie pour mes doutes et mes certitudes,

Pour les baisers et les maladies.

Je te remercie, pour n’avoir nulle faute en moi,

À part toi, que toi tout pour tout.

J’écoute les murmures des rayons du soleil,

dans ma bouche ton nom a si bon goût,

Mes yeux regardent de saints fracas des cieux.

Mon Dieu, mon Dieu, mon Dieu !

Maintenant mon âme est plus légère, elle a avoué,

Puisque tu fus vie, chagrin, baiser, joie,

et tu seras la mort aussi. Merci.

(1911)

J’ai tant peur de vivre

En vain me déchirent les cygnes éblouissants

Dans la grande eau,

Les jacasseries des oies sobres je les entends.

Rien maintenant ne reste

De ce qui demeure.

Déjà j’entends mes longs, sauvages sanglots,

Dont je me gaussais jadis,

Dans les croassements des corbeaux de mon âme

se mêle le sifflement des moineaux jolis.

J’ai peur de la nostalgie, l’accomplissement

Arrive et me fait grande honte.

Aucun de repos ne veut, derrière moi galope

Le cheval fou de la peur,

la peur de vivre.

(1905)

Le tout dernier sourire

Ah, j’ai vécu minablement,

Ah, j’ai vécu minablement :

Ah quel beau cadavre je ferais,

Ah quel beau cadavre je ferais.

Mon visage de satyre devient encore plus beau,

Mon visage de satyre devient encore plus beau :

Sourires sur mes lèvres,

Sourires sur mes lèvres.

Dans mes grands yeux fixes,

Dans mes grands yeux fixes :

Nul ne se reflète plus,

Nul ne se reflète plus.

Mes souriantes lèvres froides,

Mes souriantes lèvres froides.

Te remercie pour ton baiser,

te remercie pour ton baiser.

(1905)

le baiser à moitié donné

le baiser à moitié donné nous brûle

de part en part.

Froid et le soir. De temps en temps nous courons,

nous courons en pleurant :

le but jamais ne se rapproche.

Souvent nous restons debout, souvent nous nous étreignons,

brûlant et grelottant en même temps.

Tu me pousses hors de toi : Moi et aussi toi

plein de sang sur les lèvres :

Pas de noce aujourd’hui.

Après un baiser pleinement accompli il aurait été si bon

de mourir réconciliés.

De toute façon ce baiser aura lieu; la braise l’exige.

nous chuchotons emplis de nostalgie :

Demain. Demain sans doute.

(1905)

Sur les sommets sauvages des montagnes

Sur les sommets sauvages des montagnes tous deux

Nous nous tenons pétrifiés et orphelins,

liés l’un à l’autre.

Pas un mot, pas une larme, des gémissements :

une hésitation et nous tombons.

Des hameçons de viande sont posés,

aussi longtemps que nous nous cramponnons l’un à l’autre :

pour cela les lèvres tremblent bleu-pâle.

Embrasse-moi ! Muet est le baiser ;

Dis un seul mot et nous tombons.

(1905)

Les incendies peu à peu s’éteignent

Les incendies peu à peu s’éteignent :

Ces yeux gris et vieux

ne voient plus l’autre.

Léda, ne me chasse pas :

Ces yeux de chien fidèle si usés

tu ne peux y échapper.

L’incendie du désir

pourrait encore te réchauffer le sang :

En vain, tout en fait en vain.

Viennent les peurs :

Ces yeux fidèles et usés

Ne te laisseront pas en paix. Ils voient.

(1905)

Je suis venu trop tôt

Trop tard cette femme à ma rencontre,

Qui me dévisagea, que je béni.

Car me tue ces vastes déserts,

où j’appelle en vain, je crie.

Ah, cette Puszta hongroise,

Ah, cette immense contrée désertique !

O combien souvent ai-je chargé mes ailes de merde ;

Plus lourde que plomb !

Je me taraude et rien ne trouve,

qui puisse rouvrir le barrage des larmes ;

Je suis venu trop tôt,

et trop tard cette femme à ma rencontre.

(1905)

Offre-moi tes yeux s’il te plaît

Offre-moi tes yeux s’il te plaît

que je les ensevelisse dans mon vieux visage

et que je puisse me voir en majesté.

Offre-moi tes yeux s’il te plaît,

Ton bleu regard, qui tant m’a déploré,

qui toujours m’a raffermi et tout le temps m’embellit.

Offre-moi tes yeux s’il te plaît,

Ceux qui tuent, consolent, brûlent, désirent

et toujours ne voit que le beau en moi.

Offre-moi tes yeux s’il te plaît !

Quand je t’aime, je m’aime aussi

Je suis jaloux de tes yeux.

(1907)

Mes deux femmes

Quand je mourrai il ne se passera rien,

peut-être qu’il y aura deux femmes,

qui le remarqueront.

L’une sera ma mère,

la seconde une autre, - qui

pleurera sur moi.

Cela sera très beau : sur une tombe étrangère

deux femmes porteront des fleurs,

Diront des malédictions.

(1907)

Sur les rives des noires eaux stagnantes

J’étais assis sur les rives de Babylone,

au bord des fleuves, qui sont emplis de chagrin.

Je voyais déjà d’infimes désirs

et voyais des longs, et très malades amours.

L’âme pleine de combats rongés

et j’étais un fou dans un rêve étroit.

Parfois je n’aurais pu qu’à peine le croire,

parfois Dieu lui même m’est apparu.

Ma harpe je l’ai raccroché,

ma harpe je l’ai à nouveau décroché.

Dieu, doutes, vin, femelle, maladie

me frottent et me blessent jusqu’au sang âme et corps.

J’étais un troubadour, j’étais un héros.

Ma pauvre colonne malade cent fois s’est courbée.

Tout j’ai laissé, tout ce que j’avais,

jusqu’à ce que je puisse être si joliment fatigué !

J’étais assis, là ou les flots et le vent me fouaillent,

Sur les rives des noires eaux stagnantes.

(1907)

Dieu est mon rêve

Mon baluchon de voyageur : le plus lourd « il n’y a rien »,

mon chemin : le nihilisme le plus grand, le rien.

Mon destin : aller, aller, aller…

Et mon rêve : le Dieu, s’il existe.

Lui, j’aimerais bien le rencontrer,

Mon rêve, une foi naïve, immense ;

et ne pouvoir dire qu’un seul mot : Dieu, mon Dieu !

Et à nouveau pouvoir prier encore une fois.

je ne peux pas lutter contre lui,

Je suis à côté, tout entier amoureux de Dieu :

On se pardonne beaucoup trop,

et l’on se met en état de mourir.

(1907)

Quand bien même

Je pensais : ma petite moitié

nous tachons de survivre

Par les temps meurtriers et dévastés.

Là où tout disparaît, tout périt,

tu me retiens encore comme le jadis,

comme témoin, miracle, qui ne peut passer.

Quand tous s’enfuient, tous tombent,

tu me retiens encore, ma chère moitié,

À qui j’ai promis, tout ce qui disparaît.

Retiens-moi encore, jusqu’à ce que dans le cœur

je puisse crucifier le sang figé,

Comme un humain venant du jadis.

Encore tu m’étreins, moitié de vie ?

O malheur à moi dans cette impuissance,

dans cette fin terrifiante.

Pourtant j’avance encore, prend mon destin,

À toi la tempête l’a confié,

Dans tes mains, fidèle et patiente.

(1918)

Et s’entrouvre le miroir

Et s’entrouvre le miroir

quand je m’y plonge lâchement,

c’est un adieu et des

instants hésitants.

Nous nous ennuyons déjà et ennemis nous sommes.

Et s’entrouvre le miroir :

jadis avec toute la flagrance de l’amitié

Nous nous émerveillions grandement l’un l’autre ?

Puis vint la malédiction,

Maintenant tout s’est glacé entre nous.

Et s’entrouvre le miroir :

Comme si nous avions tout oublié l’un de l’autre ?

que c’est étrange quand une vieille connaissance ne vous reconnaît plus.

(1915)

Moi étranger

Sur un pont, indescriptible,

poussée de l’autre côté, demeurée toujours étrangère

Telle est ma vie. Une étoile fondue,

disséminant ses rayons. Bloc de glace je deviens

ou jeté au loin dans la nuit hautaine.

Las de mes victoires

et si fatigué du fardeau des éternels rayons

et de la connaissance. Certes ma vie est riche,

au moins par ici, mais triste

et solitaire aussi. Une vie d’étoile,

Qui a fondu terriblement, elle ne m’est plus que douleur.

Je ne peux disperser intelligemment mes rayons,

chacun de mes dieux est jaloux

et si avare en bénédictions.

Sans joie et se retournant contre moi l’ivresse,

Si pesant pour les pieds, la tête ou le cœur.

Aussi on ne peut concevoir, s’il est digne de m’aimer.

poussée de l’autre côté,, étrangère, vouée au néant,

est ma vie, tu ne peux, comme jadis,

m’éblouir avec tes yeux fidèles,

et moi, un parent du monde entier,

son amant, dont il se rappelle et désire encore,

Maintenant je cours mort et étranger ;

(1914)

Prière pour le festin

Mon Dieu

donne-moi cette hérésie

qui puisse permettre de voir vraiment un hongrois,

Avec des yeux libres, fêter la libre sagesse.

Donne-moi cette hérésie,

mon Dieu,

qui permettre de ne pas boire jusqu’à la lie,

Et que dans ton calice une seule gorgée

suffise: Amen.

Donne-moi une foi ferme,

mon Dieu,

Pour que je puisse au moins jusqu’au matin, pas plus, o non,

supporter bravement ma vie.

Amen. Amen.

(1909)