Endre Ady

la vie fugitive et aiguë

Moi, l’altier Hongrois, cent cieux, cent enfers jamais

N’ont su me donner ces plus belles beautés :

L’humanité dans la non-humanité,

La magyarité dans la magyarité persécutée,

La vie-nouveauté, dans la mort, mort révoltée.

(Homme dans la non-humanité) Ady, Traduction Armand Robin

Pourquoi Ady ?

Ady Endre poète hongrois si loin de nous, est devenu pour nous Ady André ami proche, par la magie d’un écrivain si pur qu’il avait intitulé son œuvre poétique « Ma vie sans moi ». Il s’agit d’Armand Robin, prodigieux traducteur qui s’était totalement identifié à cet immense poète hongrois.

Armand Robin se confia ainsi :

« L’un des autres que je fus

Pour sauver mon non-lieu, je me traduisis en ADY ; nulle personne, je fus sa personne ; je mis tête dans sa tête, pris bras dans ses bras ; épaules, mains, faims maladroites, j’usurpai ses balafres. Je vécus sans ma vie dans sa vie ».

C’est par lui et par lui seul, même encore aujourd’hui que nous avons pu lire Ady. Autant que le sens, il a voulu rendre la chair vive et sonore de l’original. Des traductions existent en anglais et aussi en allemand, pour en avoir lu quelques-unes, la primauté du sens l’emporte sur l’envol poétique, et on en revient toujours à Armand Robin. Armand Robin qui s’est donné et brûlé pour les autres : « La beauté des autres poètes m’est un brasier, où me jeter en fagot sacrifié, luisant et gai ».

En hongrois il existe beaucoup de célébrations du « Baudelaire hongrois », mais en français seul un article d‘Aurélien Sauvageot en préface au livre d’Armand Robin, aura pu nous guider et nous renseigner.

Ady, le veilleur aiguisé

Ady est avec Jozsef Attila le grand poète hongrois du siècle passé. Mais autant Attila est unanimement vénéré, voire récupéré, autant Ady reste en marge malgré son règne sans partage sur les lettres hongroises pendant les premières décennies du siècle passé. Il est à la fois admiré et contesté. Ses poèmes célébrant le sacré semblent de purs blasphèmes, sa vision politique de la Hongrie écartelée en son temps est pessimiste et noire, alors que l’on attendait de lui une poésie nationaliste glorifiant le passé. Il est mort trop tôt pour saluer la tornade de la révolution russe, et d’ailleurs il ne l’aurait pas saluée sans doute quoique vaguement socialiste.

Mais surtout sa vie violente et scandaleuse, ne refusant aucun paradis artificiel, et maniant le cynisme provocateur, aura déclenché des rejets. Ady dégage encore une odeur de soufre, un côté barbare et halluciné qui fait encore peur.

Il fut pourtant l’homme du renouveau littéraire de la Hongrie du début du XXe siècle et de l’ouverture à l’Occident.

Sa revue Nyugat (L’Occident), revue d’avant-garde, fut un pont vers le symbolisme français.

On trouve d’ailleurs pêle-mêle dans ses influences Baudelaire, Verlaine, Jehan Rictus, Schopenhauer, Nietzsche, Bergson...

Il est passé comme une herbe brûlée sur la poésie. Et sa langue nous reste obscure, même pour ses compatriotes d’ailleurs. Car il emploie des archaïsmes, des termes bibliques, du vocabulaire populaire, voire vulgaire, des images compliquées et des mots inventés, des néologismes bizarres.

Il est un maître de la mélodie et des rythmes de sa langue, aussi est-il intraduisible en d’autres langues quoiqu’on fasse.

Bartok l’a mis en musique, mais sans comprendre sa poésie, et Ady n’aimait pas la musique. Au moins a-t-on une petite idée des rythmes de la langue d’Ady.

Malgré ces barrières, il faut le connaître et le reconnaître. Et l’aimer.

Ils pourraient être d’un quelconque étranger,

Tant ils sont étranges, éloignés,

Ces plaintes, cantiques, blasphèmes, versets.

Nul doute que ces chants de péché

Ne soient bafoués, redoutés

De ceux qui vivent la vie à moitié.

Cette sorte de prière d’insérer pour définir lui-même son œuvre montre que sa poésie ne s’adresse pas aux tièdes.

Ady n’a pas vécu à moitié, il s’est brûlé avec délectation. Sa lucidité est glaçante, son indépendance farouche.

Pour cela il a voulu descendre aux enfers non pas pour sauver l’humanité, mais pour regarder face à face le désespoir, la néantisation. Ady recherche la chute pour la décrire.

Ady se penche sur le retournement du monde, sur les noces de sang et de terreur de la vie. Barbare il se veut, civilisé il écrit.

Peu enclin à l’épopée du passé ou aux glorifications sociales, il est un poète de l’étrange du « néant éclopé ».

Ses envolées vers le Créateur sont équivoques et frôlent l’hérésie et le blasphème.

Il n’a voulu qu’être un homme du vrai, une sorte de bandit des conventions. De beuveries en bars louches, il restait un guetteur de Dieu.

Il sera jusqu’au bout, malgré cette agonie que fut la fin de sa vie, un veilleur, un veilleur aux aguets. Il aiguisait ses mots, il empruntait les yeux des femmes aimées pour éclairer sa nuit.

Sa course fut son exil. Il demeurera un étranger parmi les siens, un poète donc. À part, et mis à part, il bouillonnait de vie :

Demeurer maître éternellement

Des saintes révoltes, des désirs, des croyances rajeunies...

Oui, je serai vie, je serai conquérant

Tenant tous ses droits d’une immense, poignante vie.

Il allait de désirs en désirs, de révoltes en prières hallucinées. De femmes en femmes : « Partout femmes et lits ».

Chercheur incrédule de Dieu, cheval fou lancé dans les plaines hongroises.

On a voulu le cantonner parfois comme un poète lyrique religieux, mais il était avant tout ceci : Homme dans la non-humanité. Et lui comme Attila Jozsef criait : « Aimez-moi !».

Cœur saignant, délaissé, il est une voix qu’il nous faut entendre, sans espérer comprendre tout son travail sur la langue, sur la création d’étranges mots, sur sa musique. Tout cela nous sera à jamais interdit, car seul le Hongrois peut rendre à Ady toute son immensité.

Il a su chanter « au-dessus des plaies hongroises » : « Pleurer nos propres pleurs jusqu’à leur fin de pleurs ».

Le peu que l’on pressent de cette comète nommée Ady et dont les sons nous parviennent d’une planète provisoire, sans mode d’emploi, ni décodage, nous fascinent. Ady, est une averse de poésie. Ses braises étranges nous demeurent à moitié sibyllines. Mais ces quelques flammèches nous font deviner le grand poète. Assoiffé de femmes et de mots inouïs, il vivra ivre du dur désir de vivre et de se consumer.

Quelques lignes de vie

« Je suis torturé par la clarté, par la rosée »

Ady s’est voulu un « destin d’arbre hongrois », mais ce sont Paris et la France qui l’ont fait homme et poète mais c’est sur la Hongrie qu’il reposera sa tête. »

Ady Endre (André) est né le 22 novembre 1877 à Ermindszent – ce village qui porte désormais son nom - Il va abandonner des études de droit pour devenir journaliste à Nagyvàrad. Il mène une vie de bohème entre cafés, boîtes de nuit et articles ravageurs et tapageurs dans cette petite ville très moderne et imprégnée de la mode parisienne.

Il rencontre à Nagyvàrad la femme de ses poèmes et de sa vie Adel Brull, dite Léda, Adel à l’envers, une juive hongroise mariée à un homme d’affaires cossu.

Elle sera sa formatrice et elle l’entraînera hors de son horizon étroit. Léda venait de Paris qu’elle ne pouvait oublier. Totalement subjugué et attaché à Léda, complexe et d’une perversité raffinée, il va se laisser modeler par elle qui voulait dégrossir « ce paysan hongrois », et par Paris, ville des vies nouvelles.

En février 1904, «un grand garçon brun, au type exotique, emprunté comme le paysan arraché à sa terre, débarquait à Paris, venu tout droit de Nagyvarad, ville du fond de la Hongrie. Il était journaliste, avait pour tout bagage quelques poèmes publiés naguère dans sa province et avait plein la tête d’espoir en l’avenir, en l’amour et en Paris où il posait le pied avec la vénération du pèlerin parvenu au sanctuaire de la divinité.» (Sauveageot).

Lui qui n’aimait que l’errance des bistrots fut introduit à une vie nouvelle et à la découverte de la poésie française, lui qui ânonnait à peine la langue française. Il apprendra plus en arpentant les rues que par ses lectures. Paris fut cette allumette jetée dans ses essences intérieures.

Toujours la tête en Hongrie, il réussit à se faire embaucher comme correspondant à Paris de l’un des grands quotidiens du Budapest, le Budapesti Naplo. Ses « lettres de Paris » témoignent de ses qualités de voyant, mais ce qui importe est cette énergie folle, cette ivresse nouvelle, qui vont créer son nouveau langage. Car il écrit beaucoup à Paris. Et ce qu’il écrit est une lave en fusion injectée dans la langue hongroise.

En 1906 paraît à Budapest le recueil intitulé « Poèmes neufs ». Ses autres recueils, Or et Sang, J’aimerais qu’on m’aime (1909), La vie qui fuit (1912), Notre amour à nou s (1913), Qui m’a vu ? (1914) font de lui le poète vénéré par les jeunes et détesté par les bourgeois.

Faisant des aller-retours entre Budapest qu’il aimait peu, et Paris qu’il appelait « son maquis », il ne voulait ni ne pouvait se fixer. Nomade il était, fougueux il vivait. Toujours fauché, toujours avide de femmes et de drogues, il se détruisait consciencieusement. Miné par une maladie vénérienne, il était le déraciné, l’errant, le barbare.

Il ne pouvait habiter que dans les corps des femmes.

Pourtant il va se marier en 1914 avec une inconnue touchante, Berta Boncza qui s’offre comme une rédemption, ses vingt ans et sa pudeur paysanne, son innocence, tout entier donnés. Il y trouva un calme apparent et mit son désespoir sous le boisseau. Il la rebaptisera d’un nom polonais Csinska, car il aimait tout retourner.

Il quitte ainsi l’étoile noire de Leda, pour la douce régression de Berta.

L’assassinat de Jaurès le bouleversa. La guerre de 14-18 qui se déclara et entraînera en 1920, la fin de la Hongrie fut une autre épreuve. Ses visions terribles se réalisaient. Très malade, de maisons de santé en sanatorium, il semblait agoniser comme agonisaient les espérances humaines dans cette vaste boucherie.

« Après avoir publié un dernier recueil de poèmes au titre significatif d’En tête des morts, il expira le 27 janvier 1919 à Budapest, dans une maison de santé où il avait été transporté in extremis. La nation, en pleine fièvre révolutionnaire, lui fit des obsèques grandioses que vinrent troubler des désordres scandaleux » (Sauveageot).

Ainsi vécut Ady, toujours au bord du gouffre de l’extase, de la transgression. Il était un cœur furieux. Destruction et auto-destruction l’habitaient.

Ady le chaman

Ady était très attaché aux mythes de la Hongrie éternelle, archaïque. Celle de la grandeur d’une nation, celle des cavaliers et guerriers. Et l’état de soumission qu’il voyait autour de lui le mettait en rage.

Sa poésie ne se fera pas épique ou nationaliste, mais comme une cavalcade furieuse. Dans les plaines immenses de ses vers, il plante sa sauvagerie, ses accents rauques et rudes.

Il se croit sorcier, il était d’ailleurs très superstitieux, hanté par le divin auquel il ne pouvait souscrire, lui le transgresseur. Pourtant éduqué dans le strict calvinisme, il est plus proche des prophéties des sorciers que de la bible qu’il cite sans cesse.

Il veut dans ses poèmes faire revivre des rêves primitifs, hors de l’histoire et dans la légende. Il se veut le grand imprécateur, le chaman moderne. Écartelé entre les murs étroits des chambres d’hôtel, et la folle immensité de la puszta hongroise, il se fait cheval fou.

Il est une conscience pour les Hongrois, un voleur de feu, un halluciné. Il semblait communiquer avec le ventre de la terre hongroise.

Hongrois, il l’était, ivre des longues plaines, ces grandes prairies sauvages, de la « puszta » des chevaux fous :

Ensemble nous raillerions en signe d’ultime adieu ;

Nous péririons ensemble, l’un pour l’autre restant dieu.

Nous péririons avec ce cri :

« Crime et infamie est la vie,

Nous deux nous étions, seuls, propreté, neige blanche.

Il n’écrit pas de la poésie, il jette des sorts !

Il laisse une œuvre vaste et si mal connue hors de la Hongrie.

La faible lumière qui nous est parvenue laisse entrevoir un soleil ardent, étrange et obscur. Sa poésie est incantation, vaticination.

Elle reste un morceau de basalte noir que nous, pauvres francophones, ne pouvons qu’effleurer.

Gil Pressnitzer

Quelques poèmes

«Ici j’aurai ma mort et non sur le Danube.

Mes yeux ne seront pas fermés par des mains laides.

Un soir la Seine m’appellera : par une nuit muette,

Dans quelques grands, quelques géants néants,

Dans un sombre néant je sombrerai.

La tempête peut crier, la broussaille crisser,

La Tisza déferler sur la plaine hongroise,

Moi j’ai pour me couvrir la forêt des forêts,

Même mort je resterai caché

Par mon fidèle taillis-maquis, mon immense Paris.»

Endre Ady, « Poèmes »,

aux éditions Le temps qu’il fait,

 
 
 

«En deçà de la mort, au-delà de la vie,

Seul un gars viril peut arriver là,

Seul un morne mâle peut arriver là.

Dans brumes, dans ténèbres somnole, somnole

Le palais du baiser.

Dans mille chambres mille femmes,

Blanches, belles femmes, en attente halètent,

Brûlantes, grandes femmes, en attente halètent.

Ton cœur à toi en tocsin d’incendie frémit,

Retentit, bondit.

Porte après porte, tu ouvres furtif :

Partout femmes et lits,

Parfums, femmes-flammes et lits,

Dédale du baiser avec mille femmes

Et mille « jamais ».

Là tu vas tournoyer pour l’éternité,

Peureux, frileux, sans baiser,

Fleuri de frimas, sans baiser.

Et sur tes bruns cheveux l’énorme Automne

Egouttera sa rosée de neige.»

Endre Ady, « Poèmes »,

aux éditions Le temps qu’il fait,

Je garde tes yeux

Avec mes mains tordues de vieillard,
avec mes yeux qui louchent de vieillard,
laisse-moi tenir tes mains adorées

laisse-moi garder tes yeux adorés.

les mots sont délabrés, car ils tombent
comme bête sauvage pourchassée par la peur
je vins, et j’attends avec toi en moi
toi qui fut tant effrayé par moi.

Avec mes mains tordues de vieillard,
avec mes yeux qui louchent de vieillard,
laisse-moi tenir tes mains adorées
laisse-moi garder tes yeux adorés.

Je ne sais pourquoi, comment et combien
je pourrais ainsi rester pour toi-
mais je tiens tes mains adorées
et je garde tes yeux adorés

Traduction Nora Erdelyi

Nous sommes les hommes qui toujours sont en retard,
nous sommes les hommes qui viennent de très loin.
Notre marche est toujours lourde et triste,
Nous sommes les hommes qui toujours sont en retard,
Nous ne savons même pas comment mourir en paix.
Lorsque le visage de la mort lointaine apparaît,
nos âmes s’éclaboussent dans un tam tam de flamme.
Nous ne savons même pas comment mourir en paix.
Nous sommes les hommes qui toujours sont en retard,
Nous ne sommes jamais à l’heure avec notre succès,
nos rêves, notre ciel, ou notre étreinte.
Nous sommes les hommes qui toujours sont en retard,

Adaptation personnelle

Je ne suis ni un enfant, ni un heureux grand-père
Ni parent, ni amant
De personne, de personne.
Je suis, comme tout homme, Majesté,
Le pôle Nord, le secret, l’Étranger,
Le Feu Follet dans la distance, le Feu Follet dans la distance.
Mais hélas! Je ne peux pas rester ainsi.
Je tiens à me montrer tel que je suis au monde,
Afin que quelqu’un me voit, afin que quelqu’un me voit.
C’est pourquoi je chante et je me tourmente.
Je devrais aimer pour être aimé.
Je veux être pour quelqu’un, je veux être pour quelqu’un.

Adaptation personnelle