Charles Juliet

Les lambeaux de l’enfance
ou l’enfance en lambeaux

«...Écrire pour panser mes blessures. Ne pas rester prisonnier de ce qui a fracturé mon enfance. Écrire pour me parcourir, me découvrir. Me révéler à moi-même.

... Écrire pour déterrer ma voix.

Écrire pour me clarifier, me mettre en ordre, m’unifier. »

Il n’est de douleur plus inaltérable que la maladie de l’enfance, la seule « maladie dont on ne guérisse jamais ». Et Charles Juliet aura écrit principalement sur cela, comme un cœur dévasté, parfois un cœur furieux, et aussi sur la difficulté d’écrire. Allégorie de l’abandon et de la solitude, ses textes sont intimement liés à sa biographie.

Que ce soit pour ses textes, ses récits ou ses poésies, Charles Juliet n’aura vécu l’écriture que comme une plongée en soi, une démarche patiente et une douloureuse quête de son intime.

De ce cri inexprimable qu’est à peu près toujours l’enfance, Charles Juliet en aura fait une libération. Cette conquête de ce qui est en soi est singulière, une sorte de spéléologie du creusement de la réalité interne pour aller vers tous, vers l’universel.

« Les seuls chemins qui valent d’être empruntés sont ceux qui mènent à l’intérieur » (La lumière des saisons)

Un journal de soi-même

Charles Juliet aura plongé corps et biens dans une longue analyse de lui-même, non par préméditation ou esthétisme mais par nécessité vitale. La plupart de son écriture sera donc journal de lui-même.

« Ce « Journal » a été en fait l’instrument qui m’a permis de m’explorer, de me découvrir, de me révéler à moi-même. Il a été à la fois une sonde, un scalpel, un outil de forage, le brabant à l’aide duquel j’ai labouré la terre intérieure. Par la suite, il est devenu ce miroir où est apparu un visage que j’ai dû reconnaître pour mien. » (Ce long périple)

Et Charles Juliet prend la parole pour tous les sans voix, ceux à qui on a ravalé les mots dans la gorge, ou qui n’ont pas su l’exprimer. Il parle de « toutes ces heures qui ont laissé les mains vides et ces jours que l’on n’a pas su perdre ». La folle impudeur de se dire ainsi et à vouloir traquer la vie est une offrande expiatoire de sa descente dans ses enfers pour montrer la voie. Revenu de ses effondrements il tend vers nous un pont-levis. Son écriture est un viatique pour autrui.

« Par l’écriture je suis arrivé à l’humain. À l’homme, à la vie. Rien d’autre ne m’intéresse. C’est immense. Cela me passionne au premier chef. Je pourrais vivre trois siècles, je crois que cela ne pourrait jamais s’épuiser ».

Étonnante est cette tentative réussie de sauvetage d’une vie par les mots. Et avec cette voix secrète, à la limite de l’audible, Charles Juliet ose la sincérité absolue, il ose son passé meurtri, il ose être lui, il ose être soi. Donc être nous :

« Écrire c’est exprimer cette part de soi qu’on découvre chez autrui, cette part d’autrui qu’on reconnaît en soi-même. Écrire pour être moins seul. Pour parler à mon semblable. Pour chercher les mots susceptibles de le rejoindre en sa part la plus intime. Des mots qui auront peut-être la chance de le révéler à lui-même. De l’aider à se connaître et à cheminer ».

Il va à la rencontre de ses « ténèbres froides », de ses « traversées de la nuit ».

Voyage d’Orphée pour retrouver ses ombres chères, et aussi tentative d’exorcisation d’une vie en miettes. Il lui a fallu d’abord se déraciner avant que de se reconstruire. Sortir de ses dédales pour voir et surtout accepter la lumière.

Il m’a fallu des années pour comprendre que je me servais de l’écriture comme d’un instrument pour me clarifier, m’unifier. J’étais soutenu par une sorte de nécessité intérieure.

Son écriture est donc un parcours initiatique et après avoir cherché consolation dans des mystiques occidentaux et orientaux, il se construit une seconde naissance, une renaissance. Il écrit pour se libérer.

« Écrire pour susciter cette mutation qui me fera naître une seconde fois. Écrire pour devenir toujours plus conscient de ce que je suis, de ce que je vis. »

Le plus proche de nos ombres

Il y a du moine-soldat dans son ascèse douloureuse. Sa cellule étant lui-même.

Mais c’est le profond de nous aussi qu’il dévoile, car il est le plus proche de nos ombres. Il montre un chemin possible vers la délivrance de nos démons intérieurs.

Il tient un journal (Accueils), mais ce sont les nouvelles du soir qui nous arrivent. Il se livre dans des récits autobiographiques (L’Année de l’éveil, le plus connu), mais il parle du monde. Lentement, patiemment il s’immerge dans la texture du passé. Il sait que cette aventure intérieure qui forme sa vie et son œuvre ne saurait avoir de terme.

Il est celui qui avec sa fragile gravité nous parle de nos intimes. Grave est son écriture, fragile est sa voix. Exponentielle est la trame de l’intime. Inaccessible l’objet même de la quête.

Charles Juliet a accepté le renoncement, l’impossible. Il en devient presque serein et délivré. Il sait « les existences/verrouillées/acharnées à arracher/ce qui grondait dans le sang... ».

Il les tient désormais en laisse sans son écriture. Il aurait pu n’être qu’enfermé à l’intérieur de soi, il a su aller vers les autres en parlant de lui. Lui et nous unis dans le même destin.

« Et travailler sur soi. S’affranchir de tout ce qui enferme, sépare, asservit. Faire rendre gorge jour après jour à cet être dur et mauvais qui réside en chacun. Cet être sans bonté qui naît de notre égocentrisme,et plus encore sans doute de la peur, de nos peurs, lesquelles nourrissent cet aveugle besoin de sécurité, de puissance et de domination, d’où résultent tant de ravages. Travailler sur soi. Éliminer la peur, les peurs. Pour découvrir que l’autre est un autre toi-même. Que tu n’as ni à le dominer ni à l’exploiter. Que nous avons à nous connaître, nous respecter, nous entraider. Si possible nous aimer. »(Trouver la source)

Tout le parcours de Charles Juliet est la lente ascension vers le dépouillement intérieur. On comprend mieux qu’il fut l’ami de Beckett et Bram Van Velde, autres familiers de l’indicible et du silence. Sa passion actuelle pour Cézanne va vers quelqu’un qui comme lui aura été très lent à se trouver. Aussi son œuvre a un poids singulier dans notre littérature. Il semble promener son visage émacié, son visage d’angoisse taillé dans la pierre rude du désespoir, dans notre monde tissé lui aussi de difficultés d’être.

Il n’a vraiment connu le succès qu’avec L’année de l’éveil en 1989 et plus tard Lambeaux en 1995.

Un chemin d’existence

Après avoir tourné autour de sa jeunesse, des longues années d’apprentissage dans l’École militaire d’Aix-en-Provence, des séparations de sa solitude atroce, du froid et de la faim, de l’amitié et parfois de l’amour, de la cruauté du monde adulte, il peut enfin dans son livre le plus essentiel, Lambeaux, aborder le centre de sa douleur : la double séparation d’avec sa mère naturelle et d’avec sa mère adoptive.

Mais il lui aura fallu passer d’abord par tous les autres cercles de l’enfer. L’intime ne vous est jamais donné, il faut le découvrir et le conquérir douloureusement.

« Pendant longtemps, j’aurais été incapable de dire ce qui se trouvait à la source de cette nécessité intérieure. Une brume impénétrable rendait cette source invisible. Mais la brume a fini par se dissiper et je pense maintenant que cette nécessité a ses racines dans mon enfance. Je l’ai découvert en écrivant Lambeaux, un récit autobiographique qui m’a conduit à élucider certaines choses me concernant. »

Il est nécessaire de connaître quelques éléments biographiques de la vie de Charles Juliet pour entrer dans ses dévoilements :

Charles Juliet est né le 30 septembre 1934 à Jujurieux (Ain). À trois mois, suite à la tentative de suicide de sa mère, il est placé dans une famille de paysans qu’il ne quittera plus.

« J’ai gardé des vaches pendant des années : je n’allais à l’école que cinq mois par an, de la Toussaint à Pâques. »

Jamais il n’oubliera son village, sa douce chienne et ses vaches.

À douze ans, il entre dans une école militaire dont il ressortira à vingt. De sa vie d’enfant de troupe, à Aix-en-Provence, il en hurle l’angoisse, la détresse et la rébellion secrète face la dureté qui le contamine. « Beaucoup de jeunes gens sont morts parce qu’ils avaient fait cinq fautes au brevet élémentaire : c’était éliminatoire. Il fallait qu’ils s’engagent et très tôt ils partaient en Indochine. »

Il apprend la réalité de la violence et l’utopie de l’amour avec la femme de son chef.

Il est admis à l’École du service de Santé Militaire de Lyon. « J’aurais aimé, dit-il, être médecin. »

A 23 ans, il renonce à ses études pour se consacrer à l’écriture. Il en parlera comme le début d’une descente aux enfers. « Je n’avais pas les moyens d’expression à la mesure de ce que je voulais. »

Extrême solitude, honte, désespoir, tentation du suicide seront ses compagnons.

Il travaille quinze ans dans la solitude avant de voir paraître son premier livre Fragments. Passionné de peinture il a consacré plus de trente ouvrages à se amis peintres. Il a aussi abordé la poésie et patiemment il édifie une œuvre. Il vit toujours à Lyon.

Sa condition d’enfant abandonné, de garçon vacher, d’enfant de troupe, d‘être réduit au silence est la clé fondamentale à savoir pour le lire. De l’orphelin à l’enfant en uniforme il faut imaginer toutes les frustrations accumulées. Il aura à voix basse surmonté cette vie brisée. Car il aura la bonté des simples, le langage des pauvres et la modestie de ceux qui ont eu si faim et soif. Il se doit d’être intègre, honnête dans ce qu’il écrit.

Il porte en lui le respect du silence et de la page blanche. Il a l’exigence des mains calleuses. Il a la dignité de ceux qui ont douté et souffert. Il aura toujours refusé le pathos, et la pitié vulgaire. Sa source bruissante sera sa propre vérité si durement conquise. Ce solitaire, cet homme perdu dans ce monde-ci, se nourrit donc de souvenirs réels. Mais jamais cette passion autobiographique n’est prétexte à la lourde machine de la psychologie, aux méandres de l’introspection.

Il parle simplement de son passage de l’exil intérieur à l’ouverture aux autres.

Lambeaux ou le chemin du retour à la vie

Parmi cette perpétuelle introspection, descente dans les grottes de l’intime, Lambeaux occupe une place centrale ; ce petit livre est le plus connu de l’auteur. Il est enseigné dans les lycées et a suscité bien des études et des commentaires.

Dans une écriture plus simple et plus limpide que d’habitude, Juliet a voulu dresser une sorte d’hymne à la mère inconnue et à la mère qui l’a recueilli, la « toute-donnée ».

Dans ce livre fondateur enfin la voix du tout petit garçon qui hurle en lui, qui s’en veut de continuer à vivre, se fait entendre et dresse une écharpe de consolation à ses mères. Dans ce chant d’amour et de parole dénouée, de cet hymne de consolation impossible à rassasier, Juliet dresse un mémorial, un livre-tombeau.

Celui du fils qui réenfante sa mère, la remet au monde.

« Il pourrait se faire que ma mère qui est morte d’étouffement de n’avoir pu parler... trouve à parler à travers moi ».

Charles Juliet a sept ans quand sa véritable mère meurt de faim à trente-huit ans, dans l’asile psychiatrique où elle a été enfermée pour dépression après la naissance d’un quatrième enfant, lui. Huit ans d’enfermement abusif pour ainsi mourir comme les quarante mille de malades mentaux morts de la faim, exterminés lentement par les nazis, et sans que son enfant ne l’ai jamais revu qu’à son enterrement.

Mais cette absence sera la présence fulgurante au centre de tout. Elle sera sa matrice d’homme et d‘écrivain.

« Celui qui « survit en toi »

continue de te dicter

nombre de tes mots

de tes actes »

Lambeaux est le basculement,- le mot grec catastrophe signifie basculement -, essentiel dans l’écriture de Charles Juliet. À partir de cet acte libérateur il pourra enfin sortir se la forêt inextricable de ses origines et de sa mémoire noyée. Cette mémoire est dite, elle est vidée, elle est le limon d’où il va éclore.

Il est bâti en deux parties et trace en fait trois portraits : celui de la mère naturelle, celui de la mère nourricière et celui de l’auteur.

Il n’écrit pas pour pleurer ou mendier sa mère. Il écrit contre le silence et l’anéantissement. Il sait que sa parole passe par celle de sa mère.

C’est à la source de cette tendresse refusée et de ses paniques rencontrées que se situe Lambeaux.

Un bref prologue qui pose les fondations de cette entreprise : faire ressusciter, récréer la lumière de la mère.

La première partie, la plus longue et aussi la plus belle, fait revivre, ou plutôt vivre, sa mère. Cette mère morte de silence, désespérée qui ne pourra exprimer sa détresse dans ce monde paysan autiste et sans pitié qui lui refusera les études. Pris dans l’étau du père et du mari, elle ne peut exister que dans le devoir et la soumission.

Cette vie âpre des champs et de dévouement absolu ne sera illuminée que par la lecture de la Bible, et la brève rencontre amoureuse, brève et tragique avec un jeune parisien tuberculeux. Les déchirures se multiplient. Cette descente dans la dépression, cette lente agonie, connaît son apogée avec la naissance de son quatrième enfant, le narrateur. Au lieu de lui insuffler l’amour de la vie, cela l’entraîne dans une tentative de suicide, puis l’enfermement, l’effacement et la mort en juillet 1942, à trente-huit ans. Charles Juliet en gardera un sentiment de culpabilité profond qu’il mettra longtemps à évacuer.

La deuxième partie est le récit « d’apprentissage », de cet enfant placé, à trois mois après l’internement de sa mère, auprès d’une famille d’accueil Dans cette famille nombreuse de cinq filles, il grandira au rythme des saisons.

Une autre mère, pleine d’amour. remplace la première absente dès les premiers mois. Dans cette famille nombreuse de cinq filles, trop âgées pour s’intéresser à lui, il grandira au rythme des saisons et dans la peur des mystères de la nature.

Manquant souvent l’école pour garder les vaches au milieu du silence des forêts et des collines, il souffrira de la solitude et il en retirera une sorte de terreur de l’enfance même : « La peur a ravagé ton enfance ».

La plus grande peur sera celle de l’abandon.

Enfant de troupe à Aix-en-Provence à douze ans, il découvre la littérature et sa vocation de vouloir vouer sa vie à être un écrivain. Par les études il échappe à la malédiction de la solitude et de l’ennui.

Il découvre aussi le déchirement entre cette vie de caserne et sa vie de paysan. Voulant éprouver s’il était digne de vivre il fait lui aussi une sorte de tentative de suicide en vélo après une visite à son père naturel. Ce sera le tournant dans l’acception du vivre. Il sait qu’il mérite de vivre.

Le reste du livre décrira ses études, sa tentation de devenir médecin militaire et la soumission à la destinée du devoir d’écrire. La difficulté d’écrire, de faire une œuvre entraînera une crise profonde qui durera quinze ans.

Ainsi s’achève ce chemin où l’auteur comprend que sa vie est son œuvre, et son œuvre sa vie. Il sait que ce livre donne enfin naissance à sa mère, et donc à lui-même. Charles Juliet est l’enfant de son œuvre.

La boucle se ferme dans les dernières pages quand à l’intérieur même du livre écrit l’écrivain raconte le livre en train de s’écrire. Par cette mise en abyme le miroir de l’écrit reflète enfin la vie. La foi dans l’écriture a trouvé sa création. La thérapie a fonctionné.

Au lieu de se refermer le livre s’ouvre. Le postlude va vers la lumière.

Les lambeaux d’écriture

Ce livre est écrit en cours fragments, en lambeaux donc, en refusant toute forme romanesque. Il n’y a volontairement aucun lyrisme apparent. Tout est en suggestions, en ruptures et ellipses. Mots pesés et soupesés, tournés et retournés, pour leur juste densité. Juliet se conforme à une ascèse de l’écriture, lui qui a tant creusé les mots pour y parvenir.

Des phrases comme des pierres lourdes, des longs souffles dans les fossés du silence, et ce court livre écrit à la deuxième personne désignant indistinctement les trois personnages devient une stèle hiératique à la gloire de la lumière qui finit par percer, un chant sur « la douleur humble et aimante ».

Ce tutoiement et le recours constant au présent, abolissant toute notion de temps, donnent une force prenante à toute cette évocation. Celle-ci devient une liturgie à deux voix entre une voix intérieure qui cherche à percer et la voix narrative qui va l’accoucher.

L’écriture de Charles Juliet est frappante à la fois par sa grande nudité, et aussi par cette douceur grave. Une grande pudeur est présente, Juliet emploie d’ailleurs souvent le tutoiement comme pour tenir à distance celui qui écrit, donc lui. Son écriture n’est pas illumination mais longue macération vers le dépouillement. Du silence intérieur à la parole acceptée. Pour lui l’écriture semble tenir du secret et du miracle.

« Être un écrivain, c’est vivre le plus possible dans le silence, et demeurer à l’écoute de ces mots chuchotés qu’il importe de capter et de coucher par écrit. »

La vie enfin acceptée

Lambeaux est la tentative douloureuse de sortir de la nuit de l’enfance, de pouvoir enfin rendre gorge aux mots gelés dans les gerçures du moi. De son intime fêlé Juliet fait surgir une lumière pâle mais salvatrice. Le petit garçon qui hantait son être et lui ne font enfin qu’une même personne.

Tout au bout de ce chemin douloureux se trouve la vie enfin acceptée.

Renaissance, seconde naissance plutôt après ce long accouchement à soi-même.

Il a réussi à vaincre par l’écriture la pauvreté, l’absence de savoir et de lectures, le silence et la dépression profonde, la tentation incessante du suicide, les doutes et les démons intérieurs.

Tout ce manque, ce manque de vie, ce manque de tendre, est le fond de ce livre.

Ce livre porte toutes les larmes de la mère que Juliet porte en lui :

« Pardonne, ô ma mère, à l’enfant qui t’a poussée dans la fosse ».

Cette mère, il la récrée avec une infinie tendresse, il l’imagine prisonnière des hivers et des villages clos, et voulant à chaque printemps s’envoler hors de la glace des gens et des lieux. Il édifie un culte filial pour celle qu’il veut réchauffer d’un peu de chaleur humaine qu’elle n’a pas eue. Il frissonne avec elle dans les levers à l’aube dans le gel, il court avec elle vers la forêt. Il porte sa fatigue, « la fatigue, la fatigue, la fatigue ». Il écrit avec elle sur les murs de l’hôpital psychiatrique :

Juliet porte sa mère.

Ces destins de mère se rejoignent dans l’impossibilité de prendre la parole. Celui de cette jeune femme qui veut s’enfuir de la prison du village et de l’indifférence des humains, enfermement encore plus cruel, et n’en a pas la force, acceptant sa soumission, dans le travail et les gosses. Avec la seule consolation d‘un chien.

Celui de la mère nourricière prisonnière entièrement dans le don et oubliant de vivre sa propre vie.

Travail, travail, la loi de fer de la condition paysanne aura cloué tous les rêves de ces femmes, tous leurs rires.

« Ni l’une ni l’autre de tes deux mères n’aura eu accès à la parole. Du moins à cette parole qui permet de se dire, se délivrer, se faire exister dans les mots. Parce que ces mêmes mots se refusaient à toi et que tu ne savais pas t’exprimer, tu as dû longuement lutter pour conquérir le langage. Et si tu as mené ce combat avec une telle obstination, il te plaît de penser que ce fut autant pour elles que pour toi. Tu songes de temps à autre à Lambeaux.

« Tu as la vague idée qu’en l’écrivant, tu les tireras de la tombe. Leur donneras la parole. Formuleras ce qu’elles ont toujours su ».

Lambeaux est bien en fait une magnifique lettre d’amour à sa mère Hortense Juliet, et à sa mère d’adoption Mme Félicie Rufieux. C’est aussi une lettre d‘amour à la vie.

« Lorsqu’elles se lèvent en toi, que tu leur parles, tu vois s’avancer à leur suite la cohorte des bâillonnés, des mutiques, des exilés des mots.

Ceux et celles qui ne se sont jamais remis de leur enfance.

Ceux et celles qui s’acharnent à se punir de n’avoir jamais été aimés.

Ceux et celles qui crèvent de se mépriser et se haïr.

Ceux et celles qui n’ont jamais pu parler parce qu’ils n’ont jamais été écoutés.

Ceux et celles qui ont été gravement humiliés et portent au flanc une plaie ouverte.

Ceux et celles qui étouffent de ces mots rentrés pourrissant dans leur gorge.

Ceux et celles qui n’ont jamais pu surmonter leur fondamentale détresse. »

Charles Juliet restera comme l’écrivain public des dépossédés de la parole. Le frère de tous ceux qui ont pleuré. Un éveilleur, ouvert à l’inattendu, au bruit du sang.

Charles Juliet n’aura pas renoncé, il se sera apaisé. Nullement désenchanté, toujours émerveillé. Il a le sourire des rescapés.

« Cette harmonie, au-delà du déchirement, à laquelle il n’a cessé d’aspirer ? « Ce n’est pas un renoncement, dit-il, mais un apaisement. »

Toujours la lumière est possible, elle est la réponse tant cherchée et elle ne peut émerger que du fond de la ténèbre.

« Il faut parfois toute une existence pour parcourir le chemin qui mène de la peur et l’angoisse au consentement à soi-même. À l’adhésion à la vie. » (La lumière des saisons).

Charles Juliet a la ferveur des mystiques. Il sait écrire le livre d’heures, et la vie des femmes. humbles, saintes laïques.

« Un jour, il te vient le désir d’entreprendre un récit où tu parlerais de tes deux mères, l’esseulée et la vaillante, l’étouffée et la valeureuse, la jetée-dans-la-fosse et la toute-donnée. Leurs destins ne se sont jamais croisés, mais l’une par le vide créé, l’autre par son inlassable présence, elles n’ont cessé de t’entourer, te protéger, te tenir dans l’orbe de leur douce lumière. Dire ce que tu leur dois. Entretenir leur mémoire. Leur exprimer ton amour. Montrer tout ce qui d’elles est passé en toi. »

Lambeaux demeure un des plus beaux portraits de mères et de soi-même.

Gil Pressnitzer

Choix de textes

Choix de textes extraits de Lambeaux (copyright POL 1995 et Gallimard 2005)

Prologue

Tes yeux. Immenses. Ton regard doux et patient où brûle ce feu qui te consume. Où sans relâche la nuit meurtrit ta lumière. Dans l’âtre, le feu qui ronfle, et toi, appuyée de l’épaule contre le manteau de la cheminée. À tes pieds, ce chien au regard vif et si souvent levé vers toi. Dehors, la neige et la brume. Le cauchemar des hivers. De leur nuit interminable. La route impraticable, et fréquemment, tu songes à un départ, une vie autre, à l’infini des chemins. Ta morne existence dans ce village. Ta solitude. Ces secondes indéfiniment distendues quand tu vacilles à la limite du supportable. Tes mots noués dans ta gorge. À chaque printemps, cet appel, cet élan, ta force enfin revenue. La route neuve et qui brille. Ce point si souvent scruté où elle coupe l’horizon. Mais à quoi bon partir. Toute fuite est vaine et tu le sais. Les longues heures spacieuses, toujours trop courtes, où tu vas et viens en toi, attentive, anxieuse, fouaillée par les questions qui alimentent ton incessant soliloque. Nul pour t’écouter, te comprendre, t’accompagner. Partir, partir, laisser tomber les chaînes, mais ce qui ronge, comment s’en défaire? Au fond de toi, cette plainte, ce cri rauque qui est allé s’amplifiant, mais que tu réprimais, refusais, niais, et qui au fil des jours, au fil des ans, a fini par t’étouffer. La nuit interminable des hivers. Tu sombrais. Te laissais vaincre. Admettais que la vie ne pourrait renaître. À jamais les routes interdites, enfouies, perdues. Mais ces instants que je voudrais revivre avec toi, ces instants où tu lâchais les amarres, te livrais éperdument à la flamme, où tu laissais s’épanouir ce qui te poussait à t’aventurer toujours plus loin, te maintenaient les yeux ouverts face à l’inconnu. Tu n’aurais osé le reconnaître, mais à maintes reprises, il est certain que l’immense et l’amour ont déferlé sur tes terres. Puis comme un coup qui t’aurait brisé la nuque, ce brutal retour au quotidien, à la solitude, à la nuit qui n’en finissait pas. Effondrée, hagarde. Incapable de reprendre pied.

Te ressusciter. Te recréer. Te dire au fil des ans et des hivers avec cette lumière qui te portait, mais qui un jour, pour ton malheur et le mien, s’est déchirée.

Postlude

Tu sors de la forêt. Les brouillards se sont dissipés. Tes blessures ont cicatrisé. Une force sereine t’habite. Sous ton œil renouvelé, le monde a revêtu d’émouvantes couleurs. Tu as la conviction que tu ne connaîtras plus l’ennui, ni le dégoût, ni la haine de soi, ni l’épuisement, ni la détresse. Certes, le doute est là, mais tu n’as plus à le redouter. Car il a perdu le pouvoir de te démolir. D’arrêter ta main à l’instant où te vient le désir de prendre la plume. La parturition a duré de longues années, d’interminables années, mais tu as fini naître et pu enfin donner ton adhésion à la vie.

Depuis cette seconde naissance, tout ce à quoi tu aspirais mais qui te semblait à jamais interdit, s’est emparé de tes terres : la paix, la clarté. la confiance, la plénitude, une douleur humble et aimante. Parvenu désormais à proximité de la source, tu es apte à faire bon accueil au quotidien, à savourer l’instant, t’offrir à la rencontre. Et tu sais qu’en dépit des souffrances, des déceptions et des drames qu’elle charrie, tu sais maintenant de toutes les fibres de ton corps combien passionnante est la vie.

Un poème de Charles Juliet

toi ma morte

mon enfance avortée

mes années errantes

ton visage plane

sur ma vie

et tu es le sang

et la sève

le chemin

que je m’ouvre

la lumière où

mûrira l’issue

tu es aussi

la mort

la mort où s’engloutit

au premier jour

ton visage inconnu

(celle où je désire sombrer

quand je rêve d’en finir)

mais tout autant

tu es ce mourir

de chaque instant

auquel il me faut

consentir

(ce mourir qui rend

l’être aussi neuf

aussi clair aussi

jaillissant qu’un

clair matin d’avril )

étrangement

tu me tiens

en deçà

de ma naissance

et parfois

guidé par

tes mains

te tète

l’origine

L’œil se scrute 1995/ Fouilles 1998

Bibliographie

L’opulence de la nuit, POL, 2006

Cette route qui luit, POL, 2006.

Au pays du long nuage blanc, POL, 2005.

Une joie secrète, Voix d’Encre, 2002.

L’Autre Faim, Journal V, POL, 2002.

L’incessant, POL, 2002

Ténèbres en terre froide, journal : 1, POL, 2000.

Attente en automne, POL, 1999. Réédition chez Gallimard, Folio, en 2001.

À voix basse, POL, 1997.

Lambeaux, POL, 1995. Réédition chez Gallimard, Folio, en 1997.

Accueils, Journal IV, 1982-1988, POL, 1994.

L’Inattendu, POL, 1992. Réédition chez Gallimard, Folio, en 1994.

Dans la lumière des saisons : lettres d’une amie lointaine, POL, 1991.

Bribes pour un double, Arfuyen, 1991. Réédition en 2000.

L’Incessant, Fourbis, 1989.

L’Année de l’éveil, POL, 1988. Réédition chez J’ai Lu en 1998 et en 2002.

L’Inexorable, Fata Morgana, 1984.

Journal III, 1968-1981, Hachette, 1982. Réédition chez POL, Lueur après labour, en 1997.

Affûts, Hachette, 1979. Réédition chez POL en 1990.

Journal II, 1965-1968, Hachette, 1978. Réédition chez POL, Traversée de nuit, en 1997.

Journal I, 1957-1964, Hachette, 1978. Réédition chez POL en 2000.