Edmond Jabès

Le gardien de l’indicible

 

Il n’y aura jamais assez d’heures pour venir à bout de la mémoire.

« Avant il y a l’eau, après il y a l’eau ; durant toujours durant, … Jamais l’eau sur l’eau, jamais l’eau pour l’eau, mais l’eau où il n’y a plus d’eau, mais l’eau dans la mémoire morte de l’eau. Vivre dans la mort vive, entre le souvenir et l’oubli de l’eau entre la soif et la soif… »

Ainsi dit la voix profonde et calme de Jabès. Voix venant des déserts, sereine de toutes les caravanes et de tous les hiéroglyphes, de toutes les sagesses. Et surtout de toutes les mémoires.

Il est surtout connu, un peu comme René Char, par ses citations, ses aphorismes, ses fausses maximes de rabbins imaginaires ou de vieux sages. Impossible à étiqueter, étrange, ésotérique, il est d’une lecture difficile.

Toujours il aura voulu écrire le Livre, le grand Livre : Dieu est absence du livre et le livre, lent déchiffrement de son absence.

« Tu es celui qui écrit et qui est écrit. »

Statufié en poète de la judaïté, il faut admettre que son judaïsme est bien singulier et personnel. Les lettres hébraïques, suivant des traditions ésotériques, ont plus d’importance que le sens de la phrase. Aussi il semble réécrire à sa manière toute la littérature talmudique.

Et sous les apparences des choses, de la vie et des êtres il aura poursuivi, comme un rédacteur surnuméraire d’un Talmud intérieur, son écriture qui touche au sacré : « La vie n’est que la mort qui vibre ».

Quelque part il se pose en gardien de l’indicible. Il est le gardien du nom.

Au bout, qui t’attend ? - Personne. Qui te feuillettera, te déchiffrera, t’aimera ? - Sans doute, personne. Tu es seul dans la nuit ; seul au monde. Ta solitude est celle de la mort. Un pas encore. Quelqu’un viendra peut-être, perforera le mur ; trouvera, pour toi, le chemin. Hélas ! Nul ne s’y hasardera. Le livre porte ton nom. Ton nom s’est replié sur soi-même, comme la main sur l’arme blanche.

 

L’œuvre du doute et de l’interrogation

 

Son œuvre est doutes et interrogations sur l’impossibilité d’être juif, de ne pas s’en souvenir, d’être condamné à le vouloir.

Il est de bien plus grands poètes, peu vont autant au fond de l’écriture et de la vie comme lui. Le silence et le sable passent entre ses mots. L’exil est son royaume, l’errance et le vide sont ses déserts flamboyants. Les poèmes de Jabès sont plus des fragments, des épitaphes inexorables, que des constructions abritant les rêves.

L’écriture est pour lui un acte fondamental, loin de toute esthétique :

«Écrire, maintenant, uniquement pour faire savoir qu’un jour j’ai cessé d’exister ; que tout, au-dessus et autour de moi, est devenu bleu, immense étendue vide… ».

Obstiné, il redit sans cesse les mêmes paroles, plutôt les mêmes phrases.

Il est l’homme du lapidaire, du concentré, des bribes d’éternité arrachées au temps, à la mort si présente chez lui. Il semble nous tendre non pas un livre mais des pages blanches, des miroirs en morceaux. Son écriture est un appel, une affirmation martelée, non pas un espace de consolation. Ses gouffres d’absence, ses vides, la rendent trop inconfortable mais elle est aussi hospitalité, fraternité.

« Venir au monde en poète, c’est être dans le monde autrement qu’en y résidant ».

Homme de devoir, Jabès reprend la parole des pythies et des prophètes, il est de ceux qui interrogent l’indicible et la divinité. Il tire son ombre immense de sa morale exigeante, de son éthique, de son humanité.

Quelques citations de Jabès en disent plus que bien des commentaires :

Le livre n’est pas. La lecture le crée, à travers des mots créés, comme le monde est lecture recommencée du monde par l’homme.

Rien n’est donné. Tout est à prendre - à apprendre

Quoique tu fasses, c’est toi que tu espères sauver. C’est toi que tu perds.

Écrire, c’est affronter un visage inconnu.

Edmond Jabès est né au Caire le 16 avril 1912 et est mort le 2 janvier à Paris en 1991. Il écrit en son pays très francophile en langue française. En 1957, il est contraint, à cause de ses origines juives, de quitter l’Egypte, pays où il a toujours vécu. En 1967, il opte pour la nationalité française. D’éducation française, très jeune, il commence à écrire.

Max Jacob, qu’il rencontre à Paris en 1935, mais avec lequel il correspond déjà, le conseille et le guide.

Proche des poètes surréalistes, il se refuse, néanmoins, à faire partie de leur groupe.

En 1959, Edmond Jabès publie, sous le titre « Je bâtis ma demeure » ses poèmes et aphorismes écrits entre 1943 et 1957. Combien de mots griffonnés dans le métro, sur des tickets de métro!

Il écrit, plus tard, Récit (1979), et de courts poèmes réunis sous le titre : « La Mémoire et la main » (1974-1980). Il fuira les médias, lové chez quelques amis il sera reconnu par ses pairs. Souvent rapproché de Derrida, de Levinas, de Blanchot, il reste unique et suscite d’innombrables colloques ou études alors que seul le tranchant de ses mots devrait être dit simplement.

Hors des lieux et hors du temps ses phrases vous cinglent une à une. Elles nous disent cela a eu lieu, je m’en souviens, je vous le redis mais en secret de façon obscure, car la mémoire se mérite. Et un œil sévère pèse sur nous et sur lui.

On ne peut être que nomade dans ses livres. On entrevoit comme mirage tout ce qui ne peut être dit, surtout maintenant dans nos temps à l’unité brisée. On entrevoit vaguement l’ombre noire d’un destin qui nous échappe. Il rend palpable ce sable qui glisse contre nous et qui déjà n’est plus le même, qui est déjà des milliers d’autres grains de sable.

L’émiettement du monde, la mort qui fige, -« La mort, c’est le passé qui persiste », l’obsèdent et le font camper à l’orée du silence.

« Dans le silence, nous sommes toujours à l’écoute de la mort.»

Seule la recherche du nom témoignera de notre passage. Et encore si ce nom est gravé par l’écriture :

Écrire, maintenant, uniquement pour faire savoir qu’un jour j’ai cessé d’exister; que tout, au-dessus et autour de moi, est devenu bleu, immense étendue vide pour l’envol de l’aigle dont les ailes puissantes, en battant, répètent à l’infini les gestes de l’adieu au monde.

De son enfance égyptienne Jabès porte en lui le désert. Le sable en lui coule autant que son sang. Le désert comme respiration du ciel et de la terre est sa mesure d’infini. Plus tard il aura investi un autre domaine, celui du labyrinthe du livre, sans jamais oublier et le vent et le sable.

« L’Egypte, Le Caire, le désert, c’est tout le paysage de mon enfance ; à peine mes yeux ouverts, c’est, avec le visage des êtres qui me sont chers, ce qui s’est présenté à ma vue. J’en ai été profondément marqué. Tant de souvenirs gisent au fond de mes écrits. Je continue de vivre avec et ce vécu échappe au temps. »

Dieu se révèle au peuple juif dans le désert. Le désert révèle Jabès au monde. Comptable des grains de sable de la création, Jabès est un puzzle de déchirements, le sablier d’un peuple. Dans le désert, tout se joue. Le désert est son lieu, la caisse de résonance de ses angoisses et de son exil.

Les silences de Jabès

 

Comprendre Jabès c’est faire sienne cette maxime, car Jabès forge plus des maximes et des impératifs que des poèmes :

Tu parles toujours à partir d’un silence contre lequel tu te briseras.

Il n’y aura jamais eu, derrière et devant nous, que le même silence.

Le premier.

Sur ce socle du silence se déploie une parole, une affirmation contre le néant, et aussi un désespoir de granit pris dans la gangue du temps.

Mémoire sculptée comme fougère sur la pierre, inventée souvent. Exil réel et écoute des vents du désert délimitent sa géographie intérieure. Jabès ne prétend écrire qu’un seul livre, mais un livre immémorial puits de tout le questionnement du monde.

Se positionnant, ce qui le rend parfois irritant, dans les draperies, les toges plutôt, du sage parmi les sages, Jabès dérive dans l’écriture biblique.

Sorte de judaïsme imaginaire mis à la portée des ignorants du judaïsme, ses prophéties ne seraient que vaticinations, si le noyau dur de la poésie ne la sous-tendait point. Et Moïse de l’écriture, Jabès croit profondément à la mission de l’écrivain, à la passation vers l’autre :

« Je crois à la mission de l’écrivain. Il la reçoit du verbe qui porte en lui sa souffrance et son espoir. Il interroge les mots qui l’interrogent, il accompagne les mots qui l’accompagnent.

L’initiative est commune et comme spontanée. De les servir - de s’en servir -, il donne un sens profond à sa vie et à la leur dont elle est issue. » Le Livre des Questions.

De cette élection, Jabès édifiera ses parchemins d’épitaphes et son culte de l’hospitalité. Comme nul autre il aura célébré l’Étranger, celui qui semble venir du commencement et s’en va ailleurs pour le partage.

Muni de ce bâton et de ce viatique Jabès chemine et ne verra pas la terre promise. Mais il nous la décrit sous les masques de son désespoir. Tous les rabbins imaginaires l’escortent sur les sentiers des blessures et des commencements. Son écriture est errance, impossible retour vers les ancêtres dont les signes sont étrangers à jamais. Et le voyage est le verbe et le verbe tous les voyages.

Jabès aura voulu savoir ce qui se passe derrière cette porte. Ses livres sont le coin inséré pour qu’elle ne se referme pas à jamais avec ses mystères.

La place de Jabès n’est pas derrière la porte, elle est au seuil.

Les paroles m’écartèlent.

Jabès souffle sur « la mèche qui brûle en chaque mot. »
Des ces mèches naissent les feux qui tiennent l’oubli à distance. Il est le souffle de ses livres.

Avec ses paroles écartelées, Jabès a bâti sa demeure et la nôtre, sa maison dans le livre. Le livre qui demeure, le livre notre demeure. L’incontournable héritage qui fait l’ancrage de son humanité, de son judaïsme. L’exil et le déracinement sont sa ligne d’horizon :

Être juif, cela ne signifie rien d’autre que ceci porter l’exil comme le chameau porte ses deux bosses.

Sa conception réductrice du judaïsme ne peut se comprendre que par son appartenance au désert et à l’exil :

Mon exil de syllabe en syllabe m’a conduit à Dieu

L’Exil est au cœur de l’œuvre, l’exil est son œuvre. De cela naît le noyau des choses, donc l’essence même de l’être :

« N’oublie jamais que tu es le noyau d’une rupture ». (Le livre des questions).

Le chemin qui reste alors est celui des mots, le sable de tous les livres.

Les mots sont des fenêtres, des portes entrouvertes dans l’espace ; je les devine à la pression de nos paumes sur elles, aux empreintes qu’elles y ont laissées. (Le livre des questions)

Bâtir sur du sable

Jabès n’aura bâti que sur le sable, il le savait, il le voulait. Il est le frère du désert :

Le désert, c’est le vide avec sa poussière. Au cœur de cet univers pulvérisé, dans son absence intolérable, seul le vide conserve sa présence ; non plus comme vide, mais comme respiration du ciel et du sable.

Jabès fait partie de ces écrivains d’après la Shoah pour qui « le silence de Dieu est impardonnable » (Levinas). Cette génération en révolte contre Dieu après Auschwitz et qui comme Celan parle de façon hermétique de l’indicible qui alors peut être enfin dit. Langage elliptique seul capable d’évoquer cela : « Oui on le peut, on le doit, il faut écrire à partir de cette rupture ».

Une poésie hermétique est seule possible, pas de pathétisme larmoyant, pas de vaine consolation.

Ne pas dire Auschwitz mais autour d’Auschwitz, ne pas parler de la Shoah, mais que de l’après-Shoah.

« Auschwitz est, dans mes livres, non point uniquement en tant que summum de l’horreur, mais comme faillite de notre culture »

Cet événement au cœur de son œuvre : « C’est un cri qui résonne dans le fond de la mémoire juive comme un spasme »

La hantise du divin traverse toute son œuvre, il se défend, il lutte, il veut l’exorciser :

« Il faut se défaire de la part divine qu’il y a en chacun de nous »

Il n’y parvient pas du tout car le divin lui est consubstantiel. Yael veut tuer Dieu, il ne le peut tant le vertige est immense. Remords et impossibilité de vivre sans dieu. Jabès pourtant n’est pas religieux, il est même quelque part profondément athée. Il n’a pas de véritable tradition juive et s’il s’approche de la Kabbale et du Talmud, ce n’est pas par étude mais par intuition. Il ne perçoit qu’au travers de traductions. Le divin chez Jabès est le livre plus que Dieu.

Le livre est la tradition, le socle. Le livre mais plutôt les livres. Non pas le livre sacré, la Torah, mais l’immanence de tous les livres. Pour Jabès le livre est central donc il est la loi, mais ce n’est pas la loi religieuse. Le livre est la transcendance, le dogme ne l’est pas. Jabès n’est surtout pas un théologien comme Levinas. Il est le doute et le déracinement. Sa foi est d’un ordre autre que religieux, elle procède du doute et de l’indicible. Jabès a le poids du judaïsme en héritage, comme un fardeau, un devoir. Il le porte donc.

Jabès va vers un Dieu caché, un Dieu caché dans le livre. Il est frappant de constater la prééminence de la lettre « L » dans tous ses livres. « L », comme « El », Dieu en hébreu. Jabès aura conjugué Dieu sans y croire. L’image de Dieu l’aura hanté, mais pas l’existence de Dieu.

L’incertitude de Dieu est pareille au flux et au reflux de la mer. Elle engendre la parole par laquelle l’homme proclame sa certitude. (Le livre des questions).

Cette absence de Dieu est nourricière pour Jabès : « Dieu est absent. Toute présence est, à soi-même, limitée. » (Le Livre des Questions). De ce constat il fera une œuvre, une vie. Cette vie ancrée dans le doute :

« Douter, n’est-ce pas repousser tout épi de croyance afin de croire sans cesse, pour la première fois ? » (Le livre des questions)

Lire Jabès est s’approcher de la transcendance, du caché, de l’interdit.

Il écrit sur l’éclipse de Dieu, son absence est irrémédiablement absence, et il faut le retrouver non pas dans le Livre mais dans les livres. Non pas dans la foi seule, mais dans la loi immuable du livre, qui est ce qui demeure.

L’au-delà de la vie rejoint l’au-delà de la mort : une même eau, un même feu, un même désert. (Le livre des questions)

Le livre des questions est ouvert par Jabès comme le livre des sept sceaux. L’homme qui écrit des petites poésies pour les jours de pluie pour les enfants et aussi l’homme des jours terribles. Notre livre, notre mémoire.

Je te donne à lire le livre qui est dans le livre et le mot qui est dans le mot.

Gil Pressnitzer

Toutes les photos sont de Michel Dieuzaide, extraites d’un livre édité chez Fata Morgana « Parler à voix basse… » avec un texte de Jabès.

Choix de textes

L’eau

Avant, il y a l’eau.

Après, il y a l’eau ;

durant, toujours durant.

- L’eau du lac ?

- L’eau de la rivière ?

- L’eau de la mer ?

Jamais l’eau sur l’eau.

Jamais l’eau pour l’eau ;

mais l’eau où il n’y a plus d’eau ;

mais l’eau dans la mémoire morte de l’eau.

Vivre dans la mort vive

entre le souvenir et l’oubli de l’eau,

entre

la soif et la soif.

L’eau entre

Cérémonie.

L’eau s’installe

et coule :

Fertilité.

Toujours l’eau pour l’eau.

Toujours l’eau sur l’eau.

Abondance.

- Le désert fut ma terre.

Le désert est mon voyage, mon errance.

Toujours entre deux horizons ;

entre horizon et

appels d’horizons.

Outre-frontière.

Le sable brille comme l’eau

dans la soif inextinguible.

Tourment que la nuit endort.

Nos pas font gicler la soif.

Absence.

- L’eau du lac ?

- L’eau de la rivière ?

- L’eau de la mer ?

Viendra, bientôt, la pluie

pour laver l’âme des morts.

Laissez passer les ombres brûlées,

les matins aux arbres sacrifiés.

Fumée. Fumée.

Toujours cette image

Toujours cette image de la main et du front,

de l’écrit rendu à la pensée

Tel l’oiseau dans le nid, ma tête est dans ma main.

L’arbre resterait à célébrer, si le désert n’était partout.

Immortels pour la mort. Le sable est notre part insensée d’héritage.

Puisse cette main où l’esprit s’est blotti, être pleine de semences.

Demain est un autre terme.

Saviez-vous que nos ongles autrefois furent des larmes ?

Nous grattons les murs avec nos pleurs durcis comme nos cœurs-enfants.

Il ne peut y avoir de sauvetage

quand le sang a noyé le monde. Nous ne disposons que de nos bras

pour rejoindre, à la nage, la mort

(Au-delà des mers, au-dessus des crêtes, minuscule planète non identifiée,

mains urnes, rondes mains comblées, échappées à la pesanteur.)

Lorsque la mémoire nous sera rendue, l’amour connaîtra-t-il enfin son âge ?

Bonheur d’un vieux secret partagé.

À l’univers s’accroche encore l’espérance du premier vocable ; à la main,

la page froissée.

Il n’y a de temps que pour l’éveil.

Chanson de l’étranger

Je suis à la recherche d’un homme que je ne connais pas,

qui jamais ne fut tant moi-même

que depuis que je le cherche. A-t-il mes yeux, mes mains

et toutes ces pensées pareilles

aux épaves de ce temps ?

Saison des mille naufrages,

la mer cesse d’être la mer,

devenue l’eau glacée des tombes.

Mais, plus loin, qui sait plus loin ?

Une fillette chante à reculons et règne la nuit sur les arbres,

bergère au milieu des moutons.

Arrachez la soif au grain de sel

qu’aucune boisson ne désaltère.

Avec les pierres, un monde se ronge

d’être, comme moi, de nulle part.

Chansons pour le repas de l’ogre (1943-1945)

Chanson pour le dernier enfant juif

Mon père est pendu à l’étoile,
ma mère glisse avec le fleuve,
ma mère luit
mon père est sourd,
dans la nuit qui me renie,
dans le jour qui me détruit.
La pierre est légère.
Le pain ressemble à l’oiseau
et je le regarde voler.
Le sang est sur mes joues.
Mes dents cherchent une bouche moins vide
dans la terre ou dans l’eau,
dans le feu.
Le monde est rouge.
Toutes les grilles sont des lances.
Les cavaliers morts galopent toujours
dans mon sommeil et dans mes yeux.
Sur le corps ravagé du jardin perdu
fleurit une rose, fleurit une main
de rose que je ne serrerai plus.
Les cavaliers de la mort m’emportent.
Je suis né pour les aimer.

Chansons pour le repas de l’ogre (1943-1945)

Une nuée d’humains, étrangers à leur état, à leur labeur ; étrangers à leurs pas, aux pavés de la ville ; noués encore à la terre enveloppée de brumes : comment les nommer sinon d’un nom global qui les rive à un grand feu de deuil, comme à un même fer ?

Le peu de cendres que j’emporte - où ? pourquoi ? - prélevé de cette haute montagne qui surplombe le monde, est-ce le corps d’un ami, d’un ennemi ? - ou, qui sait ? moi ; moi dans les autres ; cette partie brûlée de moi en chacun d’eux ; mais ils furent si nombreux qu’il ne subsiste, en moi aujourd’hui, presque plus rien de moi.

Foule dévoreuse, dévorée par les flammes ; foule en poudre. Écrire, désormais, serait-ce, pour moi soustraire les cendres de mon nom de celles du leur ?

Il reste toujours, en quelque endroit discret, une flamme à l’affût du moindre fétu de paille et qui refuse obstinément de s’éteindre, ivre d’incendie.

Les morts de demain sont légions. Les livres en font foi qui, avec la régularité des choses mortelles, se succèdent. Le futur à jamais n’est qu’un mot en souffrance.

Il pleut pour le premier homme. La terre peut espérer fleurir. L’océan jubile. L’onde se déverse sur les plages inaugurées, couronnées.

Les traces relevées de pas sont traces d’avenir. Le futur se mesure à l’intelligence de la créature, à sa détermination. Partout l’oeuvre de l’homme, déjà. Dieu s’estompe, assume enfin Son indifférence.

Alors, m’assaillirent une multitude de visages familiers ou à peine entrevus, compagnons de fortune ou d’infortune, envoyés du hasard ou longtemps recherchés.

Le visage ne meurt pas, disait un sage. Il demeure visage absent, moulé en absence, comme on moule un mot sur le rien.

Je n’ose, tant je le crains, mettre un nom sur un visage ; pas plus sur lui de mon prochain que sur le mien.

L’immortalité rassure. Le temps terrifie.

Tout risque est pris dans le temps, contre le temps ; mais, parfois, pour.

Le temps du livre est le temps du risque d’un nom.

Sarah ressemble à Sarah et Yukel à Yukel.

Si je continue à écrire, est-ce pour leur faire courir de nouveaux périls à travers l’évidence de leurs ressemblances avec eux-mêmes et comme si je ne supportais pas de les imaginer enfin en paix dans le tréfonds du livre ou, au contraire, parce qu’il n’y a pas de paix dans le livre, ni pour le livre, et qu’il faut constamment le remettre en question, dans sa parole et dans sa chair ?

« Dans les camps nazis, avait écrit Yukel, nous étions des livres faméliques dont on ne distinguait plus les titres. La ressemblance, entre créatures presque vivantes, avait atteint - ô midi du crime - son zénith. »

Le livre des Ressemblances

Le mur, II

La bouche, la voix, le pouvoir

Le pouvoir, ici, ne serait que la possibilité acquise de se pourvoir d’un non-pouvoir audacieux et contagieux.

En ce cas, la voix serait passage de la parole osée à la parole silencieuse, secrètement prépondérante ; celle que le livre conserve par-devers lui et dont on ne sait jusqu’où elle nous change ; porteuse du changement brutal ou à peine perceptible, dans lequel l’écrivain est engagé, pressé par le temps, hanté par l’absolu qui est une autre forme hautaine, celle-là du pouvoir.

L’acte d’écrire apparaîtrait, alors, comme geste consacré de la remise du pouvoir de l’homme à la parole du livre ; équivaudrait à sacrifier, à son tour, le mot à son pouvoir d’absence afin qu’il ne soit que sa manifestation immédiate, intempestive.

Nous naissons et mourons de ce pouvoir perpétué, jamais différé et pour l’accomplissement duquel nous avons recours à nos forces créatrices - amies ou ennemies - dont le vocable demeure le centre et la liaison ; mais nous continuons à ne répondre que de nous-mêmes, là où plus rien de nous ne subsiste ; à ne témoigner que du pouvoir de disparaître dont nous fûmes l’ivresse, autant que le désespoir.

Il n’y a de bouche que pour affirmer la mort et que nos mains pour ensevelir la bouche.

(En écrivant, nous nous débattons avec une partie de la mort, comme on ne se débat qu’avec une partie de l’ombre.

Écrire serait, par conséquent, affronter dans sa totalité fuyante la mort ; mais ne nous mesurer, à chaque fois, qu’à l’un de ses instants.

Épreuve au-delà de nos forces qui nous conduit à écrire contre l’écriture de la mort et à être nous-mêmes écrits par elle)

Le livre des Ressemblances, II

La porte, I

« Tu entres par la porte et tu sors par la même porte. Est-ce cela que l’on appelle la vie et la mort ? », écrivait reb Aggar.

Et reb Akram « Hier au soir, en rentrant, j’ai trouvé la porte close. Dieu conserve, par-devers Lui, ma clé. Ah combien de jours - et de nuits- me fera- t- il attendre au seuil ? »

II n’y a pas de porte pour l’aveugle.

« « Sais-tu, disait-il, qu’en passant par une porte, c’est ton âme et ton corps que tu traverses ; car toute porte est en nous.

« « La vie y sacrifie, à chaque fois, un peu de son sang. »

«O Sarah, c’est toujours à une porte fermée à la vie que nous aurons frappé », écrivait Yukel.

« La pensée du dehors et la pensée du dedans communiquent entre elles à travers une porte verrouillée. Elles se reconnaissent à leur voix. La mort abattra cette porte », disait-il.

La mort est bien la porte, car comment expliquer qu’une pensée soit dehors ou dedans sinon par le fait qu’une frontière sépare la vie de la vie et que celle-ci ne peut être tracée que par la mort ? » - lui fut-il répondu.

Quand la question est sans passion, la réponse est sans vigueur.

« Quelle est ta réponse, demandait reb Areb. Je saurai à quel moment j’ai manqué de questions. »

Yael disait « Que cette porte soit flamme. Ainsi, après mon âme, mon corps apprendra à ses dépens, qu’on ne peut la franchir qu’en déplaçant d’un pas l’incendie. »

Toute question est, d’abord, question au feu.

Tout ce qui n’est pas interrogé est sans âme.

Le livre des Ressemblances, II

La pensée, la mort

La mort ne se fait pensée que pour tenter de se penser une dernière fois, à ces hauteurs - ou à ces profondeurs - invincibles où toute pensée abdique ;

car aucune pensée n’est susceptible de penser la mort. La mort seule en serait, peut-être, capable.

O cendres nourries de leurs cendres.

Y a-t-il une passion de la pensée ? Et qu’est-ce que cette passion sinon, peut-être, une pensée passionnelle dont nous épouserions la pensée ?

« On ne devrait jamais parler de la mort, disait un vieux rabbin sur son lit d’agonie ; car on ne peut parler de ce que l’on ne connaît pas. Le néant n’est pas pensable. »

Penser la mort ne serait donc que se penser comme mort. Et cela ne nous entraînerait qu’à émettre arbitrairement des hypothèses invérifiables sur elle. Et, pourtant, nous vivons avec la mort.

Peut-on parler de la vie ? En ce cas, on devrait pouvoir parler de la mort comme d’une vie souterraine ; d’une vie sous la vie que la mort ferait vivre et qui permettrait à cette dernière de mourir, d’être indéfiniment sa mort.

Nous vivons avec la mort, comme auprès d’une étrangère dont nous appréhendrions les agissements, devinerions quelque fois les pensées ; dont nous pourrions, à la rigueur, prévoir les réactions sans, pourtant, rien savoir de ses projets, ni qui elle est ni d’où elle vient, ni à quel moment nous avons eu la certitude qu’elle n’avait cessé de nous accompagner et qu’elle nous accompagnera, désormais, jusqu’au tombeau.

« La mort est la vie qui tue. » Reb Hazan.

Le livre des Ressemblances, II

Aucune clôture n’a de sens dans le désert, dans le vide aucune pensée, aucun livre qui est clôture de toute pensée.

Parler du livre du désert est aussi ridicule que de parler du livre du rien. Et pourtant, c’est sur ce rien que j’ai édifié mes livres.

Du sable, du sable, du sable à l’infini.

S’il y a un livre de la mort, il ne peut s’agir que de la mort mise en mots - comme on met à sac, ô deux fois sacrifiée du livre.

C’est à ces limites infixées de l’esprit, à cette frontière dévastée, mais infranchissable, que la ressemblance voit sa puissance dénoncée.

Ici, s’éteint le langage.

Le livre des Ressemblances

Bibliographie

Je bâtis ma demeure, 1943-1957, Gallimard, 1975.

L’eau du puits, 1955.

L’absence de lieu, 1956.

Chansons pour le repas de l’ogre, 1943-1945.

Le fond de l’eau, 1946.

Trois filles de mon quartier, 1947-1948.

La voix d’encre, 1949.

La clef de voûte, 1949.

Les mots tracent, 1943-1951.

L’écorce du monde, 1953-1954.

Le milieu d’ombre, 1955.

Du blanc des mots et du noir des signes, 1953-1956.

Petites incursions dans le monde des masques et des mots, 1956.

Le pacte du printemps, 1957.

Le livre des questions I, Gallimard, 1963.

Le livre des questions II, Gallimard, 1964.

Le livre des questions III, Gallimard, 1965.

El ou le Dernier livre, Gallimard, 1973.

Récit, 1980.

Le livre des marges, LGF, 1987.

La mémoire et la main, 1974-1989.

I. Des deux mains, 1975.

II. Le sang ne lave pas le sang, 1976-1980.

Le livre des ressemblances, Gallimard, 1980.

Le livre des questions IV, Gallimard, 1983.

Le livre du dialogue, Gallimard, 1984.

L’appel, 1985-1988.

Le parcours, Gallimard, 1985.

Le livre du partage, Gallimard, 1987.

Poésies complètes, Gallimard, 1990.

Désir d’un commencement, angoisse d’une seule fois, Fata Morgana, 1991.

Le livre de l’hospitalité, Gallimard, 1991.

Petites poésies pour les jours de pluie et de soleil, Gallimard, 1991.