Edwin Muir

Muir, le poète de l’intégrité

Traducteur de Kafka, critique et poète, Edwin Muir est né dans les Orcades (Écosse) en 1887, il est mort à Cambridge (Angleterre) en 1959.

Il fut admiré par T.S. Eliot qui composa une édition de ses Poèmes choisis (Faber and Faber, Londres).

Sa voix, intime et subtile, est l’une des plus belles, des plus travaillées de la poésie de langue anglaise du XXe siècle.

Le symbole n’y est pas abstraction - mais coup de sonde dans le mystère vivant.

Admirateur de Milton, en quête de la forme idéale pour dire l’âme humaine, pour dire la vie blessée par l’absence et le mystère, pour dire le passage des générations (voir Les Pères), pour dire l’impossible retour vers le « Lieu originel », ce poète « de la pensée et de l’image », ce décrypteur du vivant voyait dans Platon la « plus vraie des poésies ».

« Intégrité » : tel est mot que T.S. Eliot emploie d’emblée pour définir Edwin Muir.

Il n’est pas indifférent à l’Histoire et témoigne pour l’Écosse « industrialisée » ainsi que pour la multiple et unique tragédie des Pays de l’Est.

Muir connut la gloire...pour son Autobiographie, publiée par Graywolf Press.
Ses Poèmes complets sont publiés par Faber and Faber.

Alain Suied

Notes sur Edwin Muir

La vie de chacun est une répétition sans fin de la vie de l’homme. (Muir autobiographie)

Edwin Muir est encore peu connu en France. Être un poète écossais pétri d’enfance et de lieux secrets habités par « le rien et le désespoir » ne le destine point à une grande audience. Il est plus connu comme traducteur émérite de Franz Kafka, (La Métamorphose, Le Château, Le Procès), d’Hermann Broch (Les somnambules, La Grandeur inconnue), de Shalom Ash, de Léon Feuchtwanger, et surtout par ses plongées en lui-même, lui qui suivit une analyse jungienne dans sa célèbre autobiographie parue en 1954 :

...Je suis né le 15 mai 1887, dans une ferme appelée the Folly, dans les Orcades, comté de Deerness. Mon père la quitta lorsque j’avais deux ans, de sorte que je n’en ai aucun souvenir, et comme la maison fut démolie et la ferme rattachée à une autre ferme, je ne connais d’elle que ses fondations, que l’on me montra plusieurs années après: une maison longue, étroite, regardant en contrebas vers la mer et l’île de Copinsay, par-delà un champ descendant en pente douce.

De cette vie en pente douce jamais Edwin Muir ne s’en releva point. Cet arrachement à 14 ans, en 1901, à sa ferme, à ses animaux et ses arbres, mais surtout à son paysage mental et temporel, pour se retrouver dans la ville tentaculaire de Glasgow, ville de malheur pour lui, le marquera à jamais « de cette longue maladie qui s’était emparée de moi quand, à l’âge de quatorze ans, j’étais arrivé à Glasgow ».

Il ne guérira jamais de cette maladie, jamais non plus de son enfance perdue. Il était passé du grand large aux taudis et à la misère.

En peu d’années les deuils s’accumulent plus que nuées noires d’orages: autour de lui meurent son père, ses deux frères Willie et Johnnie, sa mère. Orphelin plus que vivre, il va survivre par de multiples et dégradants petits boulots, chauffeur, ouvrier, employé de bureau,....

L’échappée vers Londres à trente-deux ans, le mariage auparavant en 1919 avec Willa Anderson qui l’assistera dans ses travaux, puis les voyages à Prague, Dresde, Salzbourg, Vienne, Rome comme employé du British Council, le délivreront et le feront écrivain.

Il reviendra en Angleterre en 1924. Puis il est nommé directeur du British Council en 1946 et il retournera vivre à Prague et à Rome. Des postes universitaires l’occuperont, Newbattle Abbey College en Ecosse, Harvard aux USA, jusqu’à son retour en Angleterre.

Une poésie à peine murmurée

Il aura connu la révélation de la poésie personnelle en 1922 à Dresde: « Je dois revivre les années que j’ai vécu si durement...Chacun devrait pouvoir vivre sa vie deux fois, car la première tentative est toujours aveugle ».

Toute son écriture future voudra refaire vivre « cette fable » du pays perdu, de « l’autre rive » et sera la reconquête d’une identité éparpillée dans la tourmente des villes. Il voudra vivre par procuration des mots dans son autre temps, où chantaient les haies pleines d’oiseaux. Son angoisse existentielle s’exprime par ces mots souvent cités:

« Je suis né avant la Révolution Industrielle, et maintenant j’ai plus de deux cent ans. Mais j’ai sauté plus de 150 ans de cette vie. Je suis réellement né en 1737 et jusqu’à l’âge de quatorze ans rien ne fâcheux ne m’est advenu. Mais en 1751 je quittai Orkney pour Glasgow. Quand j’y parvins je réalisais que nous n’étions pas en 1751, mais en 1901, et que plus de cent cinquante ans s’étaient consumé pendant mes deux jours de voyage. Mais moi j’étais toujours resté en 1751, et je le demeurais pendant longtemps. Toute ma vie j’ai alors tenté de résorber cette invisible dérive. Pas étonnant que je sois obsédé par le Temps. » (Journal 1937-1939).

Cette obsession du temps, du décalage temporel, du passage et du deuil de soi, marquent son écriture. Cet homme discret, silencieux semblait vouloir réveiller l’enchanteur Merlin de sa grotte de cristal:

Ils ne vivent pas dans le monde,

ils ne sont ni dans le temps ni dans l’espace.

De la naissance à la mort

ils n’ont pas un mot hurlé, pas une trace de pas,

ils ne furent de nulle part. (Les animaux).

Ce passant « intègre » cheminait avec le doute, persuadé que tous les actes de notre vie s’inscrivent dans un mythe avec lequel nous vivons en l’ignorant. Il vivait au milieu de ses rêves et des mythes qui devenaient ses rêves. Chaque geste quotidien devenait « fable ».

Nos cœurs se sont cachés en ce qui sera vu par des étrangers assis à notre place, respirant l’air étranger du nouveau royaume dont ils ont hérité. Mais nous tomberons là dans cette plaine, et d’autres seront assis après nous. (Time theme)

Il était celui qui parlait de lui le plus souvent à la troisième personne.
Les herbes renvoyaient de hautes ombres au loin,

...Et de la maison sa mère criait son nom.

Effacement ? Méfiance du monde visible ? Volonté de disparition ?

Une caricature de David Levine le montre ainsi.

Il ne put véritablement écrire que fort tard, à trente-cinq ans, tourmenté par sa recherche identitaire et pris dans les remous du Temps. Il aura tant de mal à dire « Je »: «...Ce n’est pas moi qui, du matin jusqu’à midi......... Parcourais la route blanche jusqu’à la ville pâle et bruyante...». Il aura vécu dans l’ailleurs, dans le « The Lost Land » (Le pays perdu).

Et un million d’Éden tombe, un million d’Adam se sont noyés dans les ténèbres.

Lui aussi se sera projeté dans les mythes grecs, ailleurs absolu pour lui. Cette éternité l’aura hanté.

La poésie à peine murmurée de Muir est cette quête des origines, ce salut à l’hiver et à sa chère Écosse. Cette innocence perdue fera la rosée de ses mots, dans la projection des ombres de sa caverne platonicienne où le réel ne signifie plus rien et la mémoire tout. Tout est séparation dans sa poésie. Seuls les rêves peuvent affleurer. Dans une langue simple Edwin Muir détricote le Temps. Son « Rosebud » à lui sera à jamais Orkney et ses îles sous le vent et la mémoire.

Son œuvre écrite de 1925 à 1956 ne sera publié qu’après sa mort le 3 Janvier 1959 à Cambridge. Ce sera par les soins de T. S Eliot, son grand admirateur, en 1965.

Gil Pressnitzer

Choix de textes

Poèmes d’Edwin MUIR (1887-1959)

Traduits par Alain Suied

La Guêpe Tardive

(Traduction Alain Suied)

Tu as réfléchi durant tout l’été mourant,

Tu as visité, chaque matin, notre table,

Baladin solitaire et célibataire,

Et tu t’es nourri de confiture

Si loin dans le pot que toutes tes forces parvenaient à peine

À t’extraire du trou sucré que tu avais creusé,

Toi et la terre, vous avez mûri maintenant

Et tes voies de passage ont ressenti le changement ;

Elles se sont refroidies ;

C’est étrange

Comme ces familières avenues de l’air

S’effritent désormais, s’effritent ; le bon air ne tiendra pas,

Toutes éclateront d’un bruit sec ; toutes périront sous le froid ;

Et déjà tu plonges dans le rien et dans le désespoir.

Le remords de l’amour

(Traduction Alain Suied)

C’est moi qui éprouve du remords pour tout ce que le Temps

T’as fait, mon amour, comme si je t’avais

Imposé l’usure du soleil sans-repos

Et tous ces jours mortels pour accomplir ce crime-là.

Pour ne pas conserver ce qui nous fut donné

Par pure grâce et l’abandonner

À l’oisiveté des heures, laissant l’automne enterrer

Notre été paradisiaque : A une telle accusation, que puis-je répondre

Sinon le vieux dicton surgi du cœur :

« Le Temps épargne l’amour »

Mais nous, l’aimée et l’amant, nous vieillissons ;

Seule la vérité est toujours nouvelle :

« L’Éternité seule peut changer le faux en vrai,

Elle qui nous rajeunit en dépit du Temps »

Enfance

(Traduction d’Alain Suied ( © Faber and Faber, Londres)

Le long du Temps il se tenait sous le soleil de la colline,

...Au-dessus de la maison, dans la sérénité du père.

Très loin, la rumeur changeante, indistincte ne menaçait pas

...Ni ses îles noires dans l’épaisse distance.

Il pouvait voir chaque cime, chaque nuance vague,

...Où les îles amassées roulaient dans la brume étrangère,

Et même si toutes couraient vers son regard

...Il savait qu’elles celaient d’invisibles détroits.

Souvent il se demandait quelles rives nouvelles il y découvrirait.

...En pensée il voyait la tendre lumière du sable,

L’eau claire sans profondeur dans l’air calme,

...Et il la traversait, joyeux, de grève en grève.

Au-dessus de la rumeur un navire très lent pouvait passer

...Qui semblait s’enfoncer dans la colline au crépuscule.

Le soir, la rumeur était douce comme un verre trop plein,

...Et le Temps semblait finir avant que le navire disparaisse.

De petits rocs grisâtres dormaient tout autour de lui,

...Immobiles comme eux, de plus en plus calmes avec le soir,

Les herbes renvoyaient de hautes ombres au loin,

...Et de la maison sa mère criait son nom.

La confirmation

(Traduction d’Alain Suied ( © Faber and Faber, Londres)

Oui, ton visage, mon amour, est le visage exact de l’humain:

Celui qu’en esprit j’attendais depuis longtemps,

Voyant bien le faux, cherchant le vrai,

Te rencontrant comme un voyageur son répit

Soudain après tant de fausses routes et de vallées

De rocaille. Oui, soudain, tu fus devant moi.

Mais Comment te nommer ? Une source parmi les eaux usées,

Un puits ouvert dans un pays de sécheresse,

Ou tout ce qui est honnête et bon, un œil

Oui rend le monde enfin lumineux. Ton cœur

Offre simplement, offre le premier don,

Le premier monde de bonté, la moisson, la graine

Fleurie, l’âtre, la terre constante, la mer vagabonde,

Ni beaux, ni rares en aucune façon,

Mais, comme toi, au diapason de la Création.

Lieu secret

(Traduit de l’anglais, Écosse, par Alain Suied)

Cet étranger qui me détient des pieds à la tête

Ce sourd usurpateur que jamais je ne connaîtrai,

Qui vit chez moi, calme quand je suis tourmenté,

Et de mes troubles se tisse un nid douillet,

Qui jamais ne sourit, ne fronce le sourcil ne penche le visage,

Et qui n’est qu’insolence, comme les morts, quand j’enrage,

Tranquille, indifférent, ingrat, fidèle

Il est mon allié et mon seul ennemi

Viens donc, lève à nouveau l’épée qui purifie

Et détruit toute différence. Le rivage légendaire

Nous accueillent à nouveau. Voici le combat prédestiné,

Le conflit ancestral, la faille originelle de la lumière :

Côte à côte, moi-même par moi-même tué,

Le mouvement du réveil, les yeux chargés

De l’obscurité océane, le lever, main dans la main,

Moi avec ma propre identité, le pays qui change,

Ma maison, ma patrie.

Mais ce précieux accord

S’effritera lentement, le temps voleur emportera

À pas comptés, morceau par morceau, le trésor sans limites

Que détenaient nos quatre mains.

Je reviendrai à ma mesure

Réelle, ma vieille mesure, rétrécirai aux dimensions de la chambre,

D’une planche, où je me rangerai moi-même discrètement,

Devenu son gardien anxieux, je servirai, gémissant

Ce maître sans gratitude

Qui dort et dort et ordonne.

Cette vie est la mienne

Oui, dans cette seule lutte et par l’arrière-goût de la lutte

Avec ce triste champion, ce roi à l’esprit épais.

À la première parole, il bondit sur le ring.

Le poète

(adapté par Alain Suied)

Et dans la stupéfaction

ma langue racontera

ce que l’esprit n’a jamais signifié

ce que la mémoire n’a jamais conservé.

La parabole de l’Amour

fut envoyée au monde

pour que nous puissions bégayer son nom.

Ce que jamais je ne saurai

c’est ce que je dois enseigner.

Là où jamais ne fut nul voyageur

là est mon voyage.

Chère désincarnation

à travers toi sont montrées

les formes passagères

qui vont et viennent.

Doute: envoyé-du-Paradis

si la pensée pouvait dérober

un seul mot du mystère

tout serait faussé.

Imagination, tu es bien plus fidèle

toi qui peut croire en l’Immortalité

et composer un chant!

Le pont de l’effroi

(traduit de l’anglais par Alain Suied)

Mais lorsque tu atteindras le Pont de l’Effroi

Ta chair se recroquevillera dans son nid

Cherchant un refuge et ta tête nue

Rampera jusqu’au creux de ta poitrine,

Et ta grande masse mincira, rapetissera

Et se blottira dans sa cage d’os,

Tandis qu’effaré tu verras tes pas

Devenir bonds de crapaud sur les pierres.

Si elles surviennent, tu ne sentiras pas

Les couleuvres se glisser entre tes pieds,

Car la roue de la Folie de ta tête

Tournera sur ton cou sans fin.

Chercher le danger. ll n’y a rien ici.

Et pourtant ta respiration sifflera, cognera

Tandis que tu forceras dans l’air stagnant

Qui se brise en ondes à tes pieds

Comme de la mousse sale.

Si alors doit Surgir un effroi physique en ce lieu,

Grands serpents noués, horribles et muets

Tu l’accepteras comme une grâce.

Jusqu’à ce que tu aperçoives un fil brûlant

Jaillissant de la terre Alors dans un rêve

Tu t’émerveilleras de cette fleur de feu,

De cette herbe prise dans un rayon ardent.

Et tu es passé. Souviens-toi alors

Fixe profondément dans ta tête rêveuse

L’année, l’heure ou l’instant éternel où

Tu as atteint et franchi le pont de l’Effroi.

LE VISAGE

(Traduit de l’Anglais par Alain Suied)

Regardez-moi avec toutes les terreurs de mon destin,

Les épaves rouillées qui pourrissent dans mes océans,

Et l’ovale impassible de mon visage

Qui suit vaguement les usages de la lune

Et complait inexplicablement par sa forme

Simple ornement fugace de l’os anguleux.

J’aurais dû porter un masque de terreur, dissuader

Effrayer l’espoir et la foi,

À moitié chair, à moitié champ de bataille et d’ornières.

Au contraire, je suis mer estivale, souriante

Endormie tandis que le soleil, de l’une à l’autre

De mes rives et les tueurs à forme d’étoiles s’empiffrent et jouent.

Collected poems – Faber

LA FUITE

(Traduit de l’Anglais par Alain Suied)

Echappant des mains de l’ennemi

Tombé dans le vaste domaine de l’ennemi

J’ai cherché par les chemins les plus tortueux

À fuir le piège trop familier.

Le piège sans limites couvre tout,

Toutes les routes forment son labyrinthe

de hasard, une toile d’araignée

Pour rattraper les jours sans souci.

Les grandes fermes noyées dans le temps

Remontaient d’un pays perdu ;

Le pays qui surgit à la Fête de la Moisson

Et où Caliban leva sa baguette magique.

Il n’y avait pas de promesse dans le bourgeon?

Aucun réconfort dans l’arbre en fleurs,

Les moissons, vague jaune, étaient

Pires que la stérilité.

Pourtant tout semblait vrai. Le groupe familial

Se réunissait à nouveau autour de l’âtre faiblissant,

Les vieux ressassaient les dictons du pays

Et la jeune mère à nouveau enfantait.

Cela, je crus le voir là-bas. Dans l’église

Les chevaux, dans les travées, comme dans une étable.

Et la pierre du seuil du paysan Écossais

Boueuse de terre et de sang.

Et quand j’atteignis la ligne qui séparait

La zone occupée de la zone libre,

Elle fut aussi dure à franchir que la mort,

Et je ne vis, l’ayant franchie, rien de nouveau.

Tout était faux ; l’Unique, seul, règne. L’ennemi

Était fort peu visible, ces jours-là ;

Mais son œuvre était partout,

Si cruelle, si subtile

Qu’il pouvait sourire et tourner le dos,

Laisser la brutale indifférence intimider

La chair languissante et le cœur bondissant

Et rendre poussière l’ancienne loi.

Un pays de claire tromperie où

La forme modifiait à peine le vide

Mais troublait le regard qui tentait de faire

De chaque forme plus qu’une simple forme.

Alors venait la question perpétuelle,

Qu’est-ce que la fuite ? Et qu’est-ce que l’envol ?

Comme un dialogue dans un rêve sinistre

où le bien est le mal, où le mal est le bien.

Mais à la vraie frontière,

Au-delà des parages du désir,

Se dresse un mur de flammes montantes.

La bataille, alors, est feu et sang.

Je dois traverser le mur flamboyant,

Émerger au cœur du combat,

Et là, enfin, levant les yeux,

Je verrai la face de l’ennemi.

LES ANIMAUX

(Traduit de l’Anglais par Alain Suied)

Ils ne vivent pas dans le monde,

Ils n’ont sens ni du temps ni de l’espace.

De la naissance à la mort, bringuebalés

Il n’ont aucune parole, aucune

Où poser le pied

Et ils ne furent d’aucun lieu.

Car c’est par les noms que le monde

S’éleva de l’air vide,

Il fut construit, clos de murs, par les noms

Ligne, cercle, carré

Poussière et émeraude ;

Arraché à la mort désolante

Par le souffle articulé.

Mais ceux-là n’ont jamais foulé

Deux fois un chemin familier,

Jamais, jamais fait retour

Dans le jour ressouvenu.

Tout est nouveau et proche

Dans l’immuable Ici

Du cinquième jour de la Création

Qui restera identique

Qui jamais ne disparaîtra

Le sixième jour, nous arrivâmes.

LE RÊVE D’ORPHEE

(Traduit de l’Anglais par Alain Suied)

Et Elle était là. La petite embarcation

Qui accostait les îles périlleuses du sommeil,

Zones d’oubli et de désespoir,

Stoppa : Eurydice était là.

Le frêle esquif pouvait à peine

Sauvegarder des flots toute cette félicité.

Comme si nous avions quitté la frontière boisée

De la terre depuis longtemps et retrouvé, par la mer

L’âme originelle perdue, -

L’instant nous rendit purs et en complétude

L’un à l’autre et balaya tous nos choix passés

Pour nous ouvrir à un Bien sans limites.

Pardon, vérité, réparation, tout

Notre amour, tout d’un coup - jusqu’à ce que nous osions

Enfin tourner la tête et voir

le pauvre fantôme d’Eurydice

Toujours assise dans son fauteuil d’argent,

Seule dans le hall vide de l’Hadés.

Alors

(Traduit de l’Anglais par Alain Suied)

Alors il n’y avait ni hommes ni femmes,

La seule chair,

Et des ombres coléreuses sur un mur

Qui de temps en temps lançaient un grognement,

Enfouies dans le limon et la pierre,

Et suintantes comme bois torturé

De grosses gouttes qui ressemblaient et non à du sang.

Et pourtant à chaque goutte, une ombre s’effaçait,

S’évadait du mur.

Il y avait une accalmie

jusqu’à la prochaine goutte,

Au prochain combat qui laissait sa trace sur le mur

Et c’était tout ; le sang était tout.

Si les femmes étaient survenues là, elles auraient pleuré

Pour le pauvre sang, innommé, indésiré,

Blanc comme le Poème oublié.

Le mur était hanté

De muettes présences maternelles dont les soupirs

Battaient contre les ombres et contre le mur

Comme si la furie de la mort elle-même pouvait mourir.

Les Absents

(Traduit de l’Anglais par Alain Suied)

Ils ont disparu. Et nous, nous sommes les Autres,

Nous marchons, inconnus nous-mêmes, dans le soleil

Qui brille pour nous et pour nous seuls.

Eux, Ils ont disparu.

Et Ils se font connaître de nous dans cette grande absence

Qui s’étend sur nous et entre nous

Depuis qu’Ils ont disparu.

À présent, dans notre royaume d’été insouciant,

Où nous rêvons, extasiés de soleil, où nous errons

Dans l’oubli profond de la clarté

Et où nous nous dissipons dans l’air

- C’est l’absence qui nous accueille ;

Nous ne nous atteignons pas ; nos âmes s’exhalent dans l’absence

Qui s’étend sur nous et entre nous.

Car nous sommes les Autres.

Et nous pleurons Ceux qui ne sont pas avec nous,

Sans comprendre notre chagrin ni la nature de notre chagrin,

Qui est au-delà de la pensée, de la mémoire et du deuil,

Nous pleurons la perte de ce que nous n’avons jamais

Possédé, les inconnus, les sans-nom,

Les toujours présents qui dans leur absence même

Sont avec nous (avec nous, les héritiers,

Les usurpateurs du soleil et du royaume du soleil)

Sans comprendre que chagrin et solitude

Sont peut-être la voie d’une bénédiction.

L ’Hirondelle tardive

(Traduit de l’Anglais par Alain Suied)

Quitte le nid, le nid trop aimé,

Hirondelle tardive, et envole-toi.

Pour le cœur caverneux, pour les ailes lasses

Il n’y a ici nul repos.

Tes semblables se sont enfuies

Pour trouver leur Sud paradisiaque

Sur le flanc pentu de l’immense Terre

Et toi - tu es seule.

Pourquoi te tenir

immobile dans le jour doucement mortel ?

Prépare-toi :

Étire enfin tes ailes trop longtemps inutiles,

Elles doivent maintenant te porter vers les tiens

À travers tous les paradis de la Glace ;

Puis, dévalant l’air conquis,

Tu te poseras sur l’arbre radieux.

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
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Edwin Muir Autobiographie traduit de l’anglais par Richard Ober

(Premières pages, © Graywolf Press) Tr. R.O.

«...Je suis né le 15 mai 1887, dans une ferme appelée the Folly, dans les Orcades, comté de Deerness. Mon père la quitta lorsque j’avais deux ans, de sorte que je n’en ai aucun souvenir, et comme la maison fut démolie et la ferme rattachée à une autre ferme, je ne connais d’elle que ses fondations, que l’on me montra plusieurs années après: une maison longue, étroite, regardant en contrebas vers la mer et l’île de Copinsay, par delà un champ descendant en pente douce.

...Mon père venait de l’île de Sanday, où l’on trouve un grand nombre de Muir et de Sinclair, familles originaires de Caithness, qui s’installèrent là au début du XVIe siècle, après les Stewarts. Je ne puis remonter mon arbre généalogique, pour cette branche, plus avant que le père de mon père, qui possédait une ferme à Sanday appelée Colligarth. Le nom de ma mère était Elizabeth Cormack et, de ses aïeux, là non-plus, je ne connais personne d’autre que son père, Edwin Cormack, dont je reçus le prénom. On trouve à Deerness une chapelle en ruine qui fut construite par un prêtre Irlandais du nom de Cormack le Navigateur. C’est à quelques miles de Haco, la ferme où est née ma mère. Nul ne peut affirmer qu’il existe une relation entre ces noms, à travers les âges, mais cela n’est pas inconcevable, puisque les familles des Orcades, ont vécu au même endroit durant des siècles, et j’aime à penser que certains dans le comté, dont moi-même, comptent un saint parmi leurs ancêtres, puisque les prêtres Irlandais n’étaient pas célibataires.

...Ma mère était plus reliée au passé que mon père, de sorte que, enfant, Deerness devint pour moi un lieu plein de vie, alors que Sanday me restait inconnu, hormis pour ses sorcières, puisque les histoires que mon père me racontait tournaient toutes autour du surnaturel.

...Une des histoires de ma mère s’est gravée dans mon esprit. La famille s’était déplacée de Haco jusqu’à Skaill, une ferme sur le bord d’une plage sablonneuse, auprès de l’église paroissiale et du cimetière. Ma mère avait dix-huit ans à cette époque, le reste de la famille était monté à Free Kirk, deux miles plus loin, pour participer à une prière nocturne, un grand renouveau de la foi ayant alors parcouru les îles. C’était par une nuit sauvage, pluvieuse et ventée, elle était assise à lire dans la cuisine lorsque la porte s’ouvrit soudain et dix grands gaillards, trempés jusqu’aux os, firent irruption puis s’assirent autour du feu. De ce qu’ils lui dirent, elle ne put nous rendre le moindre mot. Elle était restée prostrée dans un coin jusqu’à ce que la famille revînt, deux heures plus tard. Ces hommes étaient des Danois, et leur bateau avait fait naufrage après avoir heurté un récif, à l’entrée de la baie.

...Tant la mémoire de ma mère que celle de mon père était emplie de naufrages, car la côte est périlleuse et il n’y avait, en ce temps, que très peu de phares. Quand les épaves étaient rejetées sur le rivage, les gens, dans le comté, se réunissaient et prenaient leurs pioches. On racontait des histoires sur des hommes qui trompaient les navires pour les entraîner sur les récifs; ils utilisaient un poney équipé d’une lumière rouge d’un côté, verte de l’autre et le conduisaient sur des sentiers escarpés. On racontait également qu’il avait pu arriver, lorsque les temps étaient vraiment durs, que des pasteurs priassent pour des naufrages (1). Une étrange histoire, maintes fois relatée dans la famille, évoquait indirectement tout cela. Par une nuit illuminée d’un clair de lune, mon père et mon cousin Sutherland, après avoir nourri le bétail, se tenaient au bout de la maison Folly, lorsqu’ils virent soudain un grand trois mats filant droit sur le rivage. Ils le suivirent du regard dans la stupéfaction pendant quelques minutes - il n’y avait qu’un champ entre eux et lui - jusqu’à ce qu’il se dissolve dans l’eau, au sein d’un épais brouillard. J’étais enchanté par cette anecdote, chaque fois que je l’entendais, mais en grandissant, je me mis à douter de sa véracité. Puis, à l’âge de dix-sept ou dix-huit ans, je discutais avec un fermier qui avait vécu dans les fermes voisines de Barns, et il me confirma les faits. Lui aussi se tenait au bout de sa ferme par cette nuit-là, et il avait assisté à la course du trois mats vers le rivage ainsi qu’à sa disparition soudaine. Il avait été stupéfait par le comportement de ce navire, tout comme mon père et mon cousin Sutherland, puisque le clair de lune était si lumineux que les falaises devaient être très distinctement visibles; mais tous acceptèrent cet événement comme une manifestation magique.

...Les histoires de mon père, pour la plupart, provenaient d’un temps assez éloigné, elles devaient, je pense, lui avoir été transmises par son propre père. Elles remontaient aux guerres napoléoniennes, aux sergents-recruteurs et aux châtiments (2) qui avaient laissé des souvenirs de terreur dans les Orcades. Cependant, à sa propre époque, il avait connu de nombreuses sorcières qui avaient gâché le grain, fait tourner le lait et naufragé des bateaux en soulevant des tempêtes. J’ai entendu, depuis, plusieurs autres versions de ces histoires et elles proviennent sans nul doute du fond légendaire qui s’est constitué lorsqu’on brûlait les sorcières en Écosse. Dans l’une d’entre elles, un fermier de Sanday, revenant d’un dîner, vit le chat noir de la sorcière du coin s’échapper furtivement de sa maison. Il se rua chez lui, décrocha son fusil et le mit en joue. Le chat bondissait par-dessus le muret d’un fossé lorsque le fermier fit feu. Touché, le félin poussa un hurlement puis il s’enfuit en traînant une pâte blessée. Le jour suivant la sorcière fit venir le médecin pour soigner sa jambe (3). Mon père

était si bon conteur que je pouvais voir le fermier tenant en ses mains l’arme fumante, le bond du chat par-dessus le muret et sa fuite claudiquante. Lorsque mon père racontait ses histoires de sorcières nous restions éveillés fort tardivement ; trop effrayés pour aller nous coucher.

... Le démon lui-même, sous le nom de Auld Nick, apparaissait parfois dans les récits, généralement de la même façon. Un paysan se trouvait dans son étable à battre le grain avec un fléau quand, tout à coup, il remarquait qu’un autre fléau s’abattait au même rythme. Levant les yeux il voyait alors en face de lui un homme énorme, nu, au visage charbonneux, avec une fine queue enroulée. Il s’évanouissait à ce moment et lorsqu’il revenait à lui, le grain dans la grange avait été soigneusement battu. Mais ces visites étaient suivies inévitablement de malchance.

...Mon père connaissait aussi un grand nombre d’histoires sur le Livre des Arts Noirs. Ce livre ne pouvait être acheté que pour une pièce d’argent et ne pouvait être revendu que pour une plus petite pièce. Il finissait invariablement en possession d’une servante idiote qui l’avait acheté pour une pièce de trois penny. Ce livre avait une grande valeur, puisqu’il vous offrait toutes sortes de pouvoirs en ce bas monde mais il avait aussi l’inconvénient que, si vous mourriez avant de l’avoir vendu à quelqu’un, vous étiez damné. La servante idiote mentionnée dans l’histoire de mon père essayait par tous les moyens de s’en débarrasser. Elle le mettait en pièces, l’enterrait, lui attachait une pierre et le jetait dans la mer, le brûlait, mais après tout cela, il se retrouvait toujours au fond de la malle. Comment cela finissait, je ne puis m’en rappeler; j’imagine que la pauvre fille perdait la tête. J’ai toujours pensé à ce livre comme à une épais grimoire, relié de cuir, cadenassé, quelque chose comme une Bible familiale. »

traduit de l’anglais par Richard Ober

1-Il s’agit de "naufrageurs". retour

2- Le terme anglais est "keelhauling", qui signifie "passer sous la coque", du nom d’un supplice appliqué aux marins récalcitrants! retour

3-Ce type d’histoire se trouvait encore, il y a peu, dans les campagnes françaises. Les histoires de loup-garou, mais également les récits de transformation en oiseau ou en canidé par les chamanes sibériens et indiens illustrent le même thème: la possibilité pour un être ayant un lien avec le surnaturel d’emprunter une forme animale, le plus souvent perçue par la communauté comme maléfique ou sauvage.

Bibliographie

En français:

Le lieu secret. Traduction et postface par Alain Suied. Aspin en Lavedan : Editions de l’Improbable, 2002.