Georges Séféris

L’éblouissant été grec

J’ai maintenu ma vie, en chuchotant dans l’infini silence.

(Epiphania)

Georges Séféris, de son vrai nom Giorgios Stylianou Seferiades, aura mené comme Saint-John Perse ou Claudel, à la fois une vie de diplomate et celle de poète. Mais avec une authenticité profonde et sans la volonté perpétuelle de vouloir édifier sa légende, parfois au prix de mensonges plus ou moins pieux. Non Séféris n’avait pas besoin de vaticiner, de s’envelopper dans la toge des prophètes et des dictionnaires rares pour parler simplement du blanc du ventre des mouettes et du destin des hommes.

Il vivait avec l’exil au cœur de lui, voyageant souvent, regardant autour de lui et en lui.

J’ai maintenu ma vie, j’ai maintenu ma vie en voyageant

Parmi les arbres jaunes, selon les pentes de la pluie

Sur des versants silencieux, surchargés de feuilles de hêtre.

La terre grecque lui tend ses deux mains pour lui dire ses chimères, lui en exil au cœur de la lumière. Il apparaît dans la poésie grecque comme un solstice d’été et dans son souffle passe la douleur et la grandeur de la résurrection de l’histoire de la Grèce, antique et contemporaine.

Il fut l’ami de T.S Elliot, de Constantin Cavafy, d’ Yves Bonnefoy, d’Henry Miller, de Laurence Durrell et de subtiles correspondances les unissent. Pour lui Lorand Gaspar partit apprendre le grec et vivre dans ses paysages pour le traduire.

Devenu à son tour légende et poète officiel de toute une nation, prix Nobel de littérature en novembre 1963 - le premier jamais attribué à la littérature grecque -, il restait fidèle à sa mémoire des origines, a ses valeurs humanistes.

Il a servi de passeur, de marin pour mener à bon port l’humanité :

Entre les ombres qui luttent pour redevenir homme et femme,

Entre le sommeil et la mort, vie stagnante.

Cailloux blancs d’un chemin

Ambassadeur de métier pendant près de 45 ans, marin de port d’âme en port d’âme comme son héros Stratis le marin, il aura caboté sur les sentiments humains. Il avait étudié le droit et l’anglais à Athènes, Paris et à Londres, mais son imprégnation véritable fut Mallarmé, Valéry, T.S Eliot, Cavafy, Ezra Pound.

Comme son père traducteur de lord Byron, il fut aussi un éminent traducteur (Apollinaire, T.S Eliot, Pound, Dante…)

Et ses années sont passées « comme des ailes » entre ce pays grec natal à jamais perdu, brûlé, Smyrne la perle d’Asie Mineure, turque maintenant, et les événements tragiques : la dictature en 1936 dans son pays, la deuxième guerre mondiale, l’occupation par les Allemands de son pays et sa fuite en Afrique du Sud, la guerre civile en Grèce, et les oppressions des colonels grecs de 1967 à 1974, dont il ne verra donc pas la fin.

Il était donc né à Smyrne le 13 mars 1900 qu’il dut quitter à quatorze ans devant les tensions montantes entre grecs et turcs. Smyrne -Izmir -, ville de l’empire ottoman, était une ville à l’histoire tourmentée pleines de massacres depuis deux mille sept cents ans, dont celui de du 10 septembre 1922 où la ville fut brûlée par Atatürk en représailles de l’avancée des armées grecques.

Sa terre natale fut donc réduite en cendres par les haines séculaires.

L’histoire se répétera avec « son » île de Chypre tant aimée et découverte en 1953, qui elle aussi sera déchirée de la même manière.

Comme d’autres donc, il compose en parallèle à cette carrière de diplomate des poèmes, des essais. D’ambassade en ambassade la poésie sera son journal de vie. Il aura vécu à Londres, Paris, en Crète surtout, au Caire, en Afrique du Sud, à Ankara, en Albanie, et au Moyen-Orient pour véritablement s’installer à Athènes sur le tard. En fait il aura plus vécu dans la langue grecque qu’en pays grec, mais « Où que me porte mon voyage, la Grèce me fait mal ».

Son odyssée s’achève en 1962 où il prend sa retraite à Athènes, enfin rejointe, son Ithaque à lui. Mais jamais la nostalgie de Smyrne et de son enfance ne le quittera.

Il mourut le 20 septembre 1971 à Athènes où il s’était retiré après bien des bourlingages.

Ses funérailles furent la plus grande manifestation contre la dictature militaire grecque. Une foule immense était descendue dans les rues accompagnant son cercueil, malgré l’armée et chantait son poème « Reniement » mis en musique par un autre paria, Mikis Théodorakis. Véritable hymne national ce texte semble connu de tous les Grecs.

Grec, il fut jusqu’à la racine, mais grec de l’exil, de la diaspora, donc deux fois plus grec. Toujours il sera le chantre de ce « petit pays » enclos entre mythologie vignes et oliviers, statues et âmes frêles :

« J’appartiens à un petit pays. C’est un promontoire rocheux dans la Méditerranée, qui n’a pour lui que l’effort de son peuple, la mer et la lumière du soleil. C’est un petit pays mais sa tradition est immense. Ce qui la caractérise, c’est qu’elle s’est transmise à nous sans interruption. La langue grecque n’a jamais cessé d’être parlée. Elle a subi les altérations que subit toute chose vivante. Mais elle n’est marquée d’aucune faille. Ce qui caractérise encore cette tradition, c’est l’amour de l’humain ; la justice est sa règle. Dans ce monde qui va se rétrécissant, chacun de nous a besoin de tous les autres. Nous devons chercher l’homme partout où il se trouve. » (Extraits du discours prononcé par Georges Séféris à Stockholm en novembre 1963).

La langue de Séféris

Sa langue chantante a souvent été mise en musique et il écrivait aussi bien en grec « noble » et complexe (voir « Erotikos Logos ») qu’en langue « impure » pour être lu de tous. Il chantait donc mais se méfiait du lyrisme éperdu en vénérant la simplicité ; Je ne veux rien d’autre qu’un parler simple, et que me soit donné cette faveur. Car nous chargeons toujours le chant de trop de musique qui l’engloutit lentement.

Aussi son écriture est-elle contrôlée, coulée parfois dans le marbre parfois dans la parole quotidienne, allusive et simple à la fois. Compris de tous, relativement facile à traduire, sa renommée immense fut encore accrue par son combat féroce contre la tyrannie des colonels, et sa défense exaltée de la démocratie.

Poète et citoyen, chantre de la condition humaine il semble planer au-dessus des eaux de la Mer Égée. Il n’est pas exempt d’angoisse existentielle, de doutes, de désespoir.

Il reste celui qui a modifié en profondeur la poésie grecque, alliant au terreau fondamental de la mythologie le symbolisme. Les thèmes éternels demeurent : le pain amer de l’exil, le sens du tragique, les amis perdus, les compagnons morts, la mort qui respire si près de nous, la guerre en filigrane, l’aliénation…

Il a tendu un pont entre l’homme mythologique et l’homme contemporain. Faisant revivre Homère dans la vie quotidienne des hommes, jouant à la fois des mythes grecs et de la vie populaire il est une sorte de réconciliateur de l’histoire grecque : « Nous cherchons de redécouvrir la semence originelle pour que le drame ancien puisse se rejouer à nouveau » (Mythistorima, 1935).

L’héritage du monde antique ne sert pour lui qu’à humaniser le monde contemporain :

J’ai fait mes premiers pas sur la poussière millénaire sous l’ombre grandiose des ruines sacrées.

J’ai joué dans le stade antique, sur la terre foulée par les dieux et les héros.

J’ai entendu les pierres raconter au vent les mythes et les légendes.

Sous la lumière pâle et reposante du soleil couchant ou dans l’éclat du soleil de l’été,

Mes yeux innocents considéraient comme naturelle la beauté indicible des statues et des monuments

Naturel comme le mouvement de la mer et l’odeur des pins

La flamme sacrée s’est allumée et l’humanité s’est couverte de lumière.

Et la voie qui mène à l’humanisation de l’homme s’est ouverte… (Je suis né à Olympie)

Maintenant son ombre immense dépasse celle des pierres et des oliviers. Dans la poésie de Séféris les dieux marchent à pas de colombes et parlent à mi-voix pour ne point effrayer les hommes. Car ils sont au milieu d’eux. Il en est le messager.

De ses mots monte la lumière. Simple comme une lumière d’octobre sur la mer.

Des odyssées passent de rivage en rivage, de cargos en cargos, de port en port, pour chercher la vie « au-delà des statues ». L’horizon de ses mots ouvre sur une autre mer et des vagues étranges y respirent. Mais aussi la terre et toute la sève des arbres. Lui qui apprend aux enfants à épeler les arbres. Il est celui qui n’a rien oublié des rêves des statues.

Aux hommes la solidarité :

« Dans notre monde aux dimensions réduites progressivement, tout le monde a besoin de tous les autres. Nous devons regarder de l’homme partout où nous pouvons le trouver. Lorsque sur le chemin de Thèbes Œdipe rencontre le Sphinx, sa réponse à l’énigme fut : « Homme ». Ce simple mot a détruit le monstre. Nous avons beaucoup de monstres encore à détruire. Pensons à la réponse de l’Œdipe. » (Discours de réception du prix Nobel)

Entre la buée de la mémoire et la pluie du monde, Georges Séféris aura chanté simplement, et ses poèmes pourraient tenir dans notre paume, tant ils sont proches de nous.

« Poète du futur » il ne put qu’entrevoir l’avenir, ballotté entre guerre, dictature, ambassades feutrées et tristes. Mais il aura fait se lever le levain de l’espérance en l’homme, dans la vie. Humblement, enseignant la paix et la beauté des amandiers en fleur.

La vie qu’on nous a donnée à vivre, nous l’avons vécue…

sans espérer d’avoir sa part de notre récompense.

Donne-nous, à l’écart du sommeil, la sérénité. (Mythologie) »

Il se savait en partance vers là « où finissent les œuvres de la mer, les œuvres de l’amour ».

Il a su vivre, il a su écrire, ainsi fut Séféris :

Il est temps que je parte. Je connais un pin qui se penche sur la mer. À midi, il offre au corps fatigué une ombre mesurée comme notre vie, et le soir, à travers ses aiguilles, le vent entonne un chant étrange comme des âmes qui auraient aboli la mort à l’instant de redevenir peau et lèvres. Une fois, j’ai veillé toute la nuit sous cet arbre. À l’aube, j’étais neuf comme si je venais d’être taillé dans la carrière. Si seulement l’on pouvait vivre ainsi ! Peu importe. (Homme Londres, 5 juin 1932).

Encore un peu

Et nous verrons les amandiers fleurir

Les marbres briller au soleil

La mer, les vagues qui déferlent.

Encore un peu

Élevons-nous un peu plus haut.

(Traduction Jacques Lacarrière)

Gil Pressnitzer

Choix de textes

Reniement

Sur la plage secrète

comme blanche colombe

nous mourions de soif à midi

mais l’eau était saumâtre.

Sur le sable d’or

nous avons écrit son nom

mais la brise marine a soufflé

et les mots furent effacés

Avec quel élan, quel cœur

quel désir et ferveur

nous vécûmes notre vie : une erreur !

Ainsi nous avons changé notre vie !

Adaptation personnelle

Mycènes

Donne-moi tes mains, donne-moi tes mains, donne-moi tes mains.

dans la nuit j’ai vu

la cime aiguë de la montagne,

regardant par-delà la plaine inondée

avec la clarté de la lune invisible,

en tournant la tête, j’ai vu

des pierres noires recroquevillées,

et ma vie comme une corde tendue

début et fin,

Moment final

mes mains.

Celui coulera qui soulève de grandes pierres

ces pierres je les ai soulevées tant que j’ai pu

ces pierres je les ai aimés tant que j’ai pu

ces pierres, mon destin.

Blessé par ma propre terre

torturé par ma propre tunique

condamné par mes propres dieux,

Ces pierres.

Je sais qu’ils ne savent pas, mais moi qui tant de fois ai suivi

le chemin qui va de l’assassin à la victime

de la victime au châtiment

du châtiment au prochain meurtre,

À tâtons

dans l’inépuisable pourpre

la nuit de ce retour

Quand les Erinnyes ont commencé à siffler

Parmi l’herbe maigre

J’ai vu des serpents mêlés avec des vipères

noués sur la génération maudite

Notre destin.

Voix jaillies de la pierre de sommeil

plus profondes ici où le monde s’assombrit.

mémoire du labeur ancré dans le rythme

frappé sur la terre par les pieds oubliés

Corps coulés dans les fondations

de l’autre fois, nus.

Yeux, yeux

fixés sur un point

que tu ne peux lire, comme tu le voudrais :

l’âme

qui se bat pour devenir ton âme

maintenant même le silence n’est plus à toi

ici où les meules ont cessé de tourner.

Octobre 1935

Adaptation personnelle

Notre Soleil

Ce soleil était le mien et le tien, nous l’avons partagé.

Qui souffre derrière la tenture de soie d’or, qui est en train de mourir ?

Une femme frappait ses seins asséchés criant « Lâches !

ils ont pris mes enfants et les ont déchirés en lambeaux,

vous les avez tués

en regardant au soir les lucioles d’un drôle d’air,

perdus en pensées aveugles »

Le sang séchait sur une main qu’un arbre rendait verte

un guerrier était endormi serrant sa lance qui jetait de la lumière contre lui.

Il a été le nôtre, ce soleil, on ne voyait rien derrière l’or des broderies

puis sont venus les messagers, sales et hors d’haleine,

Bégayant des mots incompréhensibles ;

Vingt jours et nuits sur la terre aride ne portant qu’épines

vingt jours et nuits à toucher le ventre saignant, saignant des chevaux. et pas un moment de pause et boire de l’eau de pluie.

Tu leur as dit de se reposer d’abord et de ne parler qu’ensuite, la lumière t’avait éblouie

Ils sont morts en disant « Nous n’avons pas le temps », en touchant certains rayons du soleil.

Tu voulais oublier que nul jamais ne se repose.

Une femme hurlait « Lâches ! » comme un chien dans la nuit.

elle avait dû être belle autrefois, comme toi

avec la bouche humide, les veines vivantes sous la peau,

et l’amour

Ce soleil était le mien et le tien, tu l’as gardé pour toi seule tout entier.

tu n’as pas voulu me suivre.

Tout cela je l’ai constaté derrière l’or et la soie de la tenture.

Nous n’avons pas le temps. Les messagers avaient raison.

Adaptation personnelle

Mondes perdus

Comment pouvez-vous rassembler les milliers de fragments

de chaque personne ?

Qu’est-ce qui ne va pas avec le gouvernail ?

Le bateau fait des cercles et il n’y a pas une seule mouette en vue.

Le monde coule :

accroche-toi, il va te laisser accroché seul dans le soleil.

Tu écris : l’encre a moins progressé que la mer immense.

ce corps qui espérait une fleur comme une branche

pour porter fruits, pour devenir flûte dans le gel -

l’imagination a jailli en une ruche bruyante

de sorte que le temps musical vient et fait mal.

Adaptation personnelle

La Feuille de peuplier

Il tremblait tant, le vent le poussait au large

Il tremblait tant, comment pouvait-il ne pas céder au vent ?

bien au-delà

la mer

bien au-delà

une île au soleil

et main saisissant les rames

le dernier coup de pagaie en vue du port

yeux fatigués se fermant

comme anémones de mer

Il tremblait tellement

Je l’ai tellement cherché

dans l’ombre des eucalyptus

du printemps à l’automne

nu dans les bois clos

cherchant mon Dieu.

Adaptation personnelle

Mythologie

V

Nous ne les avons jamais connus.

C’était l’espoir, au fond de nous,

Qui disait que nous les avions dès notre enfance connus.

Nous les avons vus deux fois, peut-être, puis ils gagnèrent leurs bateaux

Cargos de charbon, cargos de céréales, et nos amis

Disparus de l’autre côté de l’océan, pour jamais.

L’aube nous retrouve près de la lampe fatiguée

A dessiner avec effort sur le papier, maladroitement,

Des navires, des sirènes et des coquillages.

Le soir nous descendons vers le fleuve

Parce qu’il nous désigne le chemin de la mer

Et nous passons nos nuits dans des sous-sols qui sentent le goudron.

Nos amis sont partis

Peut-être ne les avons-nous jamais vus,

Peut-être les avons-nous rencontrés quand le sommeil encore

Nous menait près de la vague qui respire,

Peut-être les cherchons-nous parce que nous cherchons cette vie autre

Au-delà des statues.

Traduction Jacques Laccarière Poésie-Gallimard page 25

Epiphania 1937

La mer en fleurs et les montagnes au décroît de la lune ;

La grande pierre près des figuiers de Barbarie et des asphodèles ;

La cruche qui ne voulait pas tarir à la fin du jour ;

Et le lit clos près des cyprès et tes cheveux

D’or : les étoiles du Cygne et cette étoile, Aldebaran.

J’ai maintenu ma vie, j’ai maintenu ma vie en voyageant

Parmi les arbres jaunes, selon les pentes de la pluie

Sur des versants silencieux, surchargés de feuilles de hêtre.

Pas un seul feu sur les sommets. Le soir tombe.

J’ai maintenu ma vie. Dans ta main gauche, une ligne ;

Une rayure sur ton genou ; peut-être subsistent-elles encore

Sur le sable de l’été passé, peut-être subsistent-elles encore

Là où souffle le vent du Nord tandis qu’autour du lac gelé

J’écoute la voix étrangère.

Les visages que j’aperçois ne me questionnent pas ni la femme

Qui marche, penchée, allaitant son enfant.

Je gravis les montagnes. Vallées enténébrées. La plaine

Enneigée, jusqu’à l’horizon la plaine enneigée. Ils ne questionnent pas

Le temps prisonnier dans les chapelles silencieuses

Ni les mains qui se tendent pour réclamer, ni les chemins.

J’ai maintenu ma vie, en chuchotant dans l’infini silence.

Je ne sais plus parler ni penser. Murmures

Comme le souffle du cyprès, cette nuit-là

Comme la voix humaine de la mer, la nuit, sur les galets,

Comme le souvenir de ta voix disant : « Bonheur ».

Je ferme les yeux, cherchant le lieu secret où les eaux

Se croisent sous la glace, le sourire de la mer et les puits condamnés

À tâtons dans mes propres veines, ces veines qui m’échappent

Là où s’achèvent les nénuphars et cet homme

Qui marche en aveugle sur la neige du silence.

J’ai maintenu ma vie, avec lui, cherchant l’eau qui te frôle,

Lourdes gouttes sur les feuilles vertes, sur ton visage

Dans le jardin désert, gouttes dans le bassin

Stagnant, frappant un cygne mort à l’aile immaculée

Arbres vivants et ton regard arrêté.

Cette route ne finit pas, elle n’a pas de relais, alors que tu cherches

Le souvenir de tes années d’enfance, de ceux qui sont partis,

De ceux qui ont sombré dans le sommeil, dans les tombeaux marins,

Alors que tu veux voir les corps de ceux que tu aimas

S’incliner sous les branches sèches des platanes, là même

Où s’arrêta un rayon de soleil, à vif,

Où un chien sursauta et où ton cœur frémit,

Cette route n’a pas de relais. J’ai maintenu ma vie. La neige

Et l’eau gelée dans les empreintes des chevaux.

Poème de Georges Séféris écrit en 1937 et publié dans le recueil collectif de son œuvre sous le titre ÉPIPHANIE 1937, dans Cahier d’études.

Traduction Jacques Laccarière Poésie-Gallimard page 84

Raven extraits

La plaine est lourde après la pluie. Que se rappelle

La flamme noire et droite sur le ciel gris,

Prise entre l’homme et la mémoire de l’homme,

Entre la plaie et la main qui l’infligé, épée noire ?

La plaine s’est assombrie, elle boit la pluie, le vent tombe.

Mon souffle ne suffit plus -- qui va le déplacer ?

Entre la mémoire - faille - une poitrine effarouchée

Entre les ombres qui luttent pour redevenir homme et femme,

Entre le sommeil et la mort, vie stagnante.

Tes mains se sont toujours déplacées vers le sommeil de la mer

Caressant le rêve qui gagnait doucement l’araignée d’or

Entraînant la foule des astres vers le soleil,

Paupières closes, ailes repliées...

Traduction Jacques Laccarière Poésie-Gallimard page 86

Homme (extraits)

…On nous disait, vous vaincrez quand vous vous soumettrez.

Nous nous sommes soumis et nous avons trouvé la cendre.

On nous disait, vous vaincrez quand vous aurez aimé.

Nous avons aimé et nous avons trouvé la cendre.

On nous disait, vous vaincrez quand vous aurez abandonné votre vie.

Nous avons abandonné notre vie et nous avons trouvé la cendre.

Nous avons trouvé la cendre.

Il ne nous reste plus qu’à retrouver notre vie maintenant que nous n’avons plus rien.

Traduction Jacques Laccarière Poésie-Gallimard page 71

Bibliographie

Poèmes, 1933-1955 Traduction de Jacques Lacarrière et Lorand Gaspar Poésie-Gallimard(1989)

Pages de journal, 1925-1971 Mercure de France (1988)

Essais, Mercure de France (1987)