Le livre de Job

Job ou la complainte d’un poète révolté

Le livre de Job vu par Renan et Jung

Il y avait dans la terre d’Us, un homme nommé Job : cet homme était intègre, droit, craignant Dieu et éloigné du mal. Et il lui naquit sept fils et trois filles : et il possédait sept mille brebis, trois mille chameaux, cinq cents paires de bœufs, cinq cents ânesses et de nombreux domestiques : et cet homme était le plus grand des Orientaux.

Son destin bascule de par la conclusion d’un pari de Dieu avec Satan. Malgré sa conviction quant à la fidélité de Job, sans l’ombre d’une hésitation, Dieu donne son accord autorisant les pires tourments. Dieu soumet son fidèle serviteur Job à une épreuve de résistance morale, quoiqu’il soit convaincu de sa fidélité et de sa solidité en face de l’épreuve. Mais comment expliquer que Dieu ait abandonné au mauvais esprit son fidèle serviteur et avec quelle insouciance et quelle absence de pitié ? interroge Jung. Allant plus loin, Jung questionne « Dieu aurait-il d’aventure une résistance secrète à l’encontre de Job ? » ceci pourrait expliquer qu’il ait cédé si facilement à Satan. ; mais alors que possède donc l’homme que Dieu n’ait point ? Dieu aurait-il été saisi du soupçon que l’homme détient une lumière infiniment faible, certes, mais plus concentrée que la sienne à lui, Dieu ?

Une jalousie de cette sorte expliquerait peut-être la conduite de Dieu.

Sans délai, Job se voit ravir ses troupeaux, ses serviteurs sont passés au fil de l’épée, ses fils et ses filles assommés, lui-même devient la proie de maladies qui le mènent au bord de la tombe. Pour lui ravir aussi la paix morale, sa femme et de bons amis, comme des chiens à la curée l’accablent de faux propos. À son martyre, les trois amis de Job venus auprès de lui, ajoutent à qui mieux mieux des tortures morales ; à lui que Dieu abandonne sans l’ombre d’un sursaut de fidélité, au lieu d’offrir pour le moins l’assistance chaleureuse du cœur, ils ne donnent que des leçons de morale, lui ravissant ainsi le dernier soutien que lui dispenserait un peu de compassion et de compréhension.

La femme de Job l’invite à se détourner d’un Dieu si cruel : « Quoi ! tu persévères encore dans ta piété ? Laisse là Dieu et meurs ! » à quoi Job répond « tu viens de parler comme une femme insensée. Nous avons reçu le bien de Dieu ; comment refuserions-nous de recevoir le mal ? ». Le livre de Job ne fait-il pas de Satan un des fils de Dieu debout devant l’Éternel ?

Job devient alors poète pour maudire le jour de sa naissance et voici dans la traduction d’Ernest Renan le poème qu’il nous livre. C’est la protestation sublime du juste persécuté.

La lecture d’Ernest Renan

Alors Job ouvrit la bouche, et maudit le jour de sa naissance.

Périsse le jour où je suis né,

Et la nuit qui a dit : Un homme est conçu.

Que ce jour se change en ténèbres,

Que Dieu ne l’éclaire pas d’en haut,

Que la lumière ne brille pas sur lui.

Que les ténèbres et l’ambre le revendiquent,

Qu’une nuée pesante le couvre,

Qu’une éclipse le remplisse d’épouvante

Que cette nuit soit la proie d’une sombre horreur,

Qu’elle ne compte pas dans le calcul de l’année,

Qu’elle n’entre pas dans la supputation des mois!

Que cette nuit soit stérile(1)

Qu’on n’y entende pas de cris d’allégresse !

,Que ceux-là la maudissent qui maudissent les jours(2)

Qui savent à leur gré faire lever le Dragon!(3)

Que les étoiles de son matin soient obscurcies,

Qu’elle attende la lumière, sans que la lumière vienne,

Et qu’elle ne voie point les paupières de l’aurore ;

Puisqu’elle n’a point fermé le ventre qui me porta,

Et ne m’a point ainsi épargné la douleur !

Que ne suis-je mort dès le sein de ma mère,

Au sortir de ses entrailles, que n’expirai-je !

Pourquoi deux genoux sont-ils venus me recevoir,

Et deux seins m’inviter à les sucer ?

Maintenant je serais couché, je me reposerais,

Je dormirais dans une paix profonde,

Avec les rois et les grands de la terre,

Qui se bâtissent des mausolées,

Avec les princes qui possèdent l’or,

Et remplissent leur maison d’argent ;

Ou bien, comme l’avorton caché, je n’existerais pas,

Comme les enfants qui n’ont pas vu la lumière.

(4), Là les méchants cessent leurs violences,

Là se repose l’homme épuisé.

Là le captif vit tranquille

Et n’entend plus la voix de I’exacteur.

Les petits et les grands s’y rencontrent,

L’esclave y est libre de son maître.

Pourquoi la lumière est-elle donnée au malheureux,

Et la vie à ceux dont l’âme est pleine d’amertume,

Qui attendent la mort, sans que la mort vienne,

Qui la cherchent plus ardemment qu’un trésor,

Qui sont heureux jusqu’à en tressaillir,

Et se réjouissent quand ils ont trouvé le tombeau ;

À l’homme dont la route est couverte de ténèbres,

Et que Dieu a entouré d’un cercle fatal ?

Mes soupirs sont devenus comme mon pain,

Et mes gémissements se répandent comme l’eau ;

À peine conçois-je une crainte qu’elle se réalise :

Tous les malheurs que je redoute fondent sur moi.

Plus de sécurité, plus de repos, plus de paix !

Sans cesse de nouveaux tourments !

Pour Renan, ce récit du livre des prophètes (Neviim) daté du VIIème siècle avant l’ère chrétienne, repose sur l’héritage d’un système patriarcal. Des impies, à l’époque du livre de Job, osaient déjà dire, presque comme Epicure, que Dieu se mêlait peu des affaires de ce monde, « qu’il se promenait sur la voûte du ciel ». À l’inverse la conception qui prévalait jusqu’alors était celle d’un « Eden de la vie patriarcale où la noblesse, la richesse et la puissance étaient inséparables ». Pour Renan, cette conception était celle de la primitive société des Sémites nomades, mais elle devenait de plus en plus insoutenable à mesure que le monde sémitique, jusque-là très pur, des environs de la Palestine entrait dans les voies de civilisations profanes, ce qui arriva vers l’an 1000 avant notre ère. On vit alors des scélérats heureux, des tyrans récompensés, des brigands portés honorablement au tombeau, des justes spoliés et réduits à mendier leur pain. Le cri du pauvre, qui jusque-là n’avait point trouvé d’écho, car le pauvre n’avait existé que « parmi les races inférieures » auxquelles on accordait à peine le nom d’homme, commença à s’élever de toutes parts, en accents pleins d’éloquence et de passion. On comprend le trouble des anciens sages devant le phénomène inexplicable qui dès lors se présente tous les jours.

Renan voit dans le livre de Job une fraternité philosophique entre Israël et les peuples voisins, et il souligne que ce n’est qu’à l’époque de Salomon que nous voyons cette fraternité clairement établie. Il éclaire son propos en expliquant les liaisons intellectuelles d’Israël qui ne sont plus avec les Beni Kédem et les Thémanites, mais bien avec la Perse, puis la Grèce.

Quant au style littéraire du texte de Job, qu’il lit dans le texte en tant que titulaire de la chaire d’hébreu, Renan reconnaît dans la langue du livre du Job, « l’hébreu le plus limpide, le plus serré, le plus classique. On y trouve les qualités du style ancien, la concision, la tendance à l’énigme, un tour énergique et comme frappé au marteau cette largeur de sens, éloignée de toute sécheresse, qui laisse à notre esprit quelque chose à deviner, ce timbre charmant qui semble celui d’un métal ferme et pur ».

Mais cela n’empêche pas Renan de déraper, nourri des préjugés antisémites de son temps il n’hésite pas à écrire que « les Hébreux et les Orientaux en général avaient sur la composition des idées fort différentes des nôtres. Leurs œuvres n’ont jamais eu ce cadre parfaitement défini auquel nous sommes habitués… » « L’imagination des peuples sémitiques n’est jamais sortie du cercle étroit que traçait autour d’elle la préoccupation exclusive de la grandeur divine ». « Les sémitiques (même s’il tient à préciser qu‘il parle des sémites primitivement nomades) ont ignoré les genres de poésie fondés sur le développement d’une action, l’épopée, le drame et les genres de spéculation fondés sur la méthode expérimentale ou rationnelle, la philosophie, la science. Leur poésie, c’est le cantique, leur philosophie c’est la parabole. La période fait défaut à leur style, comme le raisonnement à leur pensée. L’enthousiasme, aussi bien que la réflexion, s’exprime chez eux par des traits vifs et courts, où il ne faut rien chercher au nombre oratoire des Grecs et des Latins… » et comble de tout Renan juge « une absence complète d’instinct scientifique, l’un des traits qui caractérisent les peuples sémitiques ». « La recherche des causes est pour eux une vaine occupation, dont on se lasse très vite ». Il conclut : « voici pourquoi l’esprit juif, si puissant par sa simplicité et sa persistance, a produit si peu de grandes spéculations philosophiques ».

Il démontre par là que pétri de l’antisémitisme le plus déchaîné de son temps, il est aveuglé et ne reconnaît pas la grande influence de la pensée juive dans la philosophie depuis Spinoza, jusqu’à la philosophie allemande de Kant inspirée par Moses Mendelssohn. Son lecteur d’aujourd’hui est surpris par un tel aveuglement de l’auteur qui avait défini le concept de la nation, et que des générations d’étudiants en sciences politiques ont appris. Lorsque l’on connaît aujourd’hui la place dans la philosophie contemporaine des penseurs qui ont puisé leur inspiration dans la tradition juive, comme Emmanuel Lévinas ou Hannah Arendt le propos devient ridicule. Quant aux sciences, comment s’appuyer sur de tels présupposés et tenir de telles péroraisons quand on voit à quel point l’histoire lui donnera tort, si l’on se réfère aux seules contributions des nombreux nobels ou tout simplement à la place d’Einstein dans les grandes découvertes scientifiques ?

Jung et sa réponse à Job

Jung tente d’apporter une réponse à Job dans son livre « Antwort auf Hiob ». Le psychologue tente une exégèse non pas technique des textes mais l’exégèse d’une âme et des âmes, et de leur secret le plus personnel. La réponse qu’il apporte est celle empreinte d’une théologie protestante. L’inspiration de ce livre, si l’on s’en rapporte à une postface de Henri Corbin, lui est venue d’un seul coup au cours d’une maladie, dans la fièvre.

Jung explique le mariage divin avec Israël qui était essentiellement une affaire d’homme comparable à la fondation (à peu près concomitante) de la cité grecque. L’infériorité de la femme était un point établi une fois pour toutes. La perfection est un desideratum, une aspiration et un besoin masculins, tandis que la femme, par nature, vise à la complétude. Il y a en ce Dieu unique, à l’origine de l’union avec Israël un projet perfectionniste. Jung explique qu’il y a un manque d’Eros dans cette relation, c’est-à-dire de relations basées sur un sentiment des valeurs. C’est ce qui apparaît dans le drame de Job. C’est l’admirable paradigme de la création qui est un monstre et non pas l’homme. Le Dieu tout puissant n’éprouve aucune Éros à l’adresse de l’homme, n’a pas de relation avec lui, mais ne l’utilise qu’en vue du seul but auquel l’homme doit collaborer. Il n’a en vue que son projet et non pas l’homme.

Job n’aspire qu’à la sagesse, à la Sophia, à la Hokhma dans la littérature hébraïque ; le drame de Job, c’est qu’il incarne une pensée devenue mûre dans l’humanité d’alors. Comme les hommes se sentent livrés à l’arbitraire de Dieu, il ont besoin de la sagesse, ce qui n’est pas le cas de Dieu à qui jusque-là rien ne s’est opposé, sinon ce néant que sont les hommes. Pour la première fois, Dieu se heurte à l’homme qui résiste, qui s’affirme, qui s’agrippe à son droit, jusqu’à ce qu’il soit contraint de céder à la force brutale. Dès lors, l’homme a discerné le visage de Dieu et sa dualité inconsciente. Jung en fils de pasteur va plus loin, ce sont les hommes des tout derniers siècles avant la venue du Christ, qui effleurés par la main légère d’une Sophia préexistante font contrepoids à Dieu, et provoquent la renaissance simultanée de la Sagesse. Cette Sagesse personnifiée se révèle à eux comme une aide amicale et comme un avocat qui plaide en leur faveur auprès de Dieu et leur montre l’aspect lumineux, bon et juste de leur Dieu, devenant ainsi digne d’être aimé. Puis Jung en revient à Adam, pour expliquer comment la réapparition de la Sophia dans l’espace divin signale la venue d’un nouvel acte de création, pour lui chrétien il s’agit du Christ, pour un juif ce sera le messie lorsqu’il viendra (Machiah).

« Le drame de Job, c’est que Dieu n’a en vue que son projet et non pas l’homme. Comme les hommes se sentent livrés à l’arbitraire de Dieu, ils ont besoin de la sagesse, ce qui n’est pas le cas de Dieu ». Jung explique ensuite comment dans cette nouvelle création ce n’est plus Dieu qui crée l’homme mais l’homme qui sort des entrailles d’une femme appartenant à l’humanité, il s’agit nous l’aurons compris dans sa tradition chrétienne, de la seconde Ève, la vierge Marie qui pour Jung incarne « les femmes de son lignage par lequel la tête du serpent sera écrasée ». Jung retombe aussi dans les préjugés de l’antijudaïsme lorsqu’il évoque que Satan a pu avoir inspiré Judas, sans toutefois ajoute-t-il avoir pu influencer ou éviter le sacrifice essentiel de la mort.

C’est finalement au rapport de l’homme impliqué malgré lui dans un duel imaginaire entre Dieu et Satan, un adversaire formidable, qui à cause de leur étroite parenté est tellement compromettant que son existence doit être tenue secrète et bénéficier de la plus extrême discrétion, dans cette ménagerie originelle. Le conflit prend de l’acuité pour Dieu à partir du moment où un fait nouveau surgit : c’est le cas inouï et qui ne s’est jamais présenté encore dans l’histoire du monde, d’un mortel qui, par son attitude morale, se trouve élevé, sans le savoir ni le vouloir, jusqu’au-delà des étoiles, d’où il peut même discerner l’autre face de Dieu, le monde abyssal des « tessons ». Ces tessons dans la tradition kabbalistique ou coquilles forment les dix pôles opposés aux dix Sephiroth, les dix échelons de la révélation de la force créatrice divine. Le Zohar décrit le mal comme un sous-produit du processus vital des Sephiroth, c’est pourquoi les Sephiroth devaient être purifiés du mélange maléfique des coquilles.

Pour percer le mystère de cette poésie d’un homme simple et sage livré à l’arbitraire sans défense et sans droit, l’un des pères fondateurs de la psychanalyse prend appui et se réfère à la Kabbale et au Zohar. Quant à l’explication kabbalistique, Adin Steinsaltz nous livre une clé de compréhension dans « la rose aux treize pétales » (éd. Albin Michel) : la somme des séphirot dans la kabbale dans leurs multiples interactions constitue le lien permanent qui unit Dieu à son monde. Lorsque l’harmonie se trouve perturbée par l’homme auteur de transgressions, une réaction négative s’opère dans le système très complexe des séphirot.

Le chemin de la sagesse

On ne peut s’empêcher de penser, à la lecture de la réponse à Job, que Jung a voulu faire l’exégèse non d’un récit biblique, mais d’une âme ou des âmes, il a cherché à percer le mystère de la filiation d’un fils et d’une mère, même si pour lui chrétien, c’est Marie unie au Fils en temps que fiancée, on ne peut s’empêcher de songer au complexe d’Œdipe. La référence à la kabbale prend tout son sens, puisque c’est aux sources du judaïsme qu’il recherche une réponse à cette tension, à ce conflit insoluble, dû à la prise de conscience de ce qui est caché et de ce qui est gardé secret. Les symboles nés de l’inconscient qui apparaissent dans les rêves insistent sur la confrontation des éléments contraires, c’est la tâche du conscient de tenter de comprendre ces allusions.

Il conclut « Quand ce n’est pas le cas, le processus d’individuation (deuxième naissance symbolique vers le chemin de la sagesse dans le sens de Jung) ne s’en continue pas moins ; à cette différence près que nous en serons victimes et que nous serons traînés par le destin vers ce but inévitable que nous aurions pu atteindre d’un pas viril, si nous avions consacré à temps de la peine et de la patience pour comprendre les numina, les avertissements mystérieux du chemin du destin. »

Pour comprendre le sens de notre véritable filiation après Auschwitz, on peut se référer à une phrase de Pierre Legendre, « aujourd’hui, explique-t-il (dans son ouvrage sur la question dogmatique en occident), dans les sociétés post-hitlériennes, la filiation n’est pas d’essence biologique dans l’humanité, mais symbolique ; c’est l’idéologie bio-logicienne qui triomphe, nous sommes sous l’emprise d’une conception bouchère de la filiation ».

D’après une lecture de :

Ernest Renan «Le livre de Job » Ed. Calmann-Lévy

Carl Gustav Jung « Réponse à Job » ouvrage publié sous la direction du Dr Roland Cahen Ed. Buchet/Chastel

1-C’est-à-dire que personne n’y, naisse plus,

2-Enchanteurs auxquels on supposait le pouvoir de rendre néfastes certains jours, en prononçant contre eux des malédictions analogues à celles que Job prononce en ce moment.

3-Dragon céleste, que presque toutes les astronomies mythologiques de l’Orient nous représentent comme prêt à s’élancer pour dévorer le soleil et la lune. On supposait que les magiciens avaient le pouvoir de le faire lever et de produire ainsi des éclipses,

4-Dans le monde des morts, séjour souterrain, conçu d’après l’analogie des caves sépulcrales, et où les morts étaient censés conserver les nièmes relations qu’ils avaient eues durant leur vie.

Pierre-Yves Amalric