Lucien Becker

Le corps de l’amour en rempart contre la mort

Personne ne sait si son corps est une plante que la terre a faite pour donner un nom au désir. Lucien Becker.

« Solitaire comme une main coupée », mais posée sur les seins des femmes, Lucien Becker est passé.

Certains comme Gaston Puel, Guy Goffette s’en souviennent et en font souvenir.

D’autres en ont parlé : comme Alain Borne :

« Becker est un poète totalement désespéré mais bien décidé à vivre cependant. Pendant des années Becker a posé sur le monde un regard d’enchanteur désenchanté. Rien n’était plus neuf que ce constat désolé où en mots simples et en images contenues le monde était en même temps détruit et magnifié. Jamais Becker n’élève le ton. Le poème avance à petit bruit, à mi-voix ; c’est sur un ton de confidence neutre que s’exprime Becker. Il ne recherche pas l’harmonie des mots. Et pourtant il naît de son écriture la musique la plus déchirante, la plus prenante. Il fallait bien pour que ce désespéré demeure au monde que quelque chose l’y retienne et l’y ancre. L’amour était pour lui l’expérience primordiale et la seule, l’immense consolation de vivre. ».

L’étrange commissaire de police n’aura jamais filé la poésie. Il l’avait assigné en résidence dans ses mots, puis libérée sur parole à cinquante ans, la refoulant aux frontières de sa vie. Il tiendra silence pendant plus de 20 ans.

Chacun était quitte, aucune plainte ne fut déposée de part et d’autre.

Chacun à l’écart, chacun sa chambre. Becker avait si fort à faire avec la mort qui tordait son sang et ses jours :

La mort entre nous/comme le ciment entre les pierres.

La mort est si proche de moi qu’elle m’écoute penser.

Et il regardait la mort en face, la mort le regardait en face. Face à cela, quelle raison de vivre sinon l’amour. L’amour charnel, le désir fou, avec pour vitrail contre l’au-delà les soupiraux des sexes des femmes. Il faisait du corps des femmes, du corps de l’amour, un rempart contre la mort. « Tu es seule entre le monde et moi » dit celui qui aura cherché dans la chair une raison de vivre et ressentait la nuit dense de la mort sur lui.

Je suis couvert de la mort comme d’un lichen,

sans autres racines que celles de mes mains,

que celles de mes songes dans la nuit

ou que celles que mes pas aussitôt effacés.

Pour lui, et d’autres, les femmes sont cette écharpe de chair qui console et fait oublier sa propre insignifiance, son éphémère.

Leurs odeurs, leurs textures sont sa vénération.
Tu es plus nue sous mes mains que la pluie sur les toits, qu’un feuillage dans le matin...

Aimer quelqu’un c’est vouloir le pénétrer à dit quelqu’un. Ce fut la maxime de Lucien Becker, qui oscillait entre un désespoir profond, « simple trait sur l’horizon », et cette quête absolue de la chair. Entre les jambes des femmes s’étalait la mer, son souffle et sa buée. Cambrure de la taille pour passer les haies de l’interdit, cambrure pour laisser passer sous elles le fleuve.

Loin de la malédiction proférée par Charles Cros, « femmes cercueils de chair », il semble dire « femmes consolation de vivre ». Il chantait le sexe venant du profond de la terre et qui guérit, de ces guitares enfouies dans le ventre des femmes et qui entrent en résonance, les seins gréements fertiles, le pain toujours chaud dont on ne se lasse pas.

La main de l’homme n’est vraiment vivante

Que quand elle s’enfonce entre deux cuisses

pour y chercher un sexe

qui se laisse découvrir comme un fruit dans l’herbe.

Traces de Lucien Becker

S’il fut au centre de la femme, il fut en marge des cercles littéraires. Hors mode, hors célébration, il ne croyait pas à l’écriture. Il se fondait dans une vie terne et ordinaire, ne s’illuminant que dans l’épopée de la séduction des femmes.

Il a tenté de joindre leur cambrure exactement à celle de la terre, femme pont-levis contre le vide.

Son œuvre est à deux versants, l’un dévale les collines par les odes érotiques, l’autre est constat amer de la vanité du monde.

Il ne se prenait pas pour un grand poète du siècle, il ne l’était d’ailleurs pas, mais sa voix reste unique, souvent brûlante.

Passant ordinaire des jours, amant en bulles de feu, il laisse peu d’images de lui.

« Je suis seul derrière mes paroles ».

Sa biographie semble s’effacer sous ses propres pas, et il aurait bien voulu la voir réduite à une pierre tombale.

Guy Goffette dans sa préface à « Rien que l’amour » en parle en détail.

Les seuls rappels seront ceux-là :

Il était né à Béchy le 31 mars 1911, ses parents étaient paysans. Très tôt orphelin il est élevé dans un monde sans homme. La nature est sa compagne, avec aussi sa cruauté, avec la mort foudroyée sous ses yeux d’un cheval. Ce fut aussi la mort de son innocence.

Passionné par la poésie, il écrit très tôt des recueils puis se tait. Il vivote dans cette ville haïe de Dieuze, part à l’armée.

En 1935 il réussit le concours de commissaire de police et entre dans l’administration.

En 1936 il rencontre la femme de sa vie Yvonne Chanot, sans renoncer à regarder et désirer toutes les autres. Il se remet à l’écriture, en menant sa double vie avec la face grise de son métier et la face grisante de ses mots.

Au gré des affectations, Marseille, Dakar, Paris, il continue ainsi sa résistance intérieure et extérieure pendant les années sombres de 1940.

Puis il va se retirer du monde littéraire puis parisien à sa retraite en 1968. Silence, solitude, fleurs complices du jardin, yeux des enfants, enfin redevenu ce qu’il voulait profondément : un simple trait sur l’horizon. Il se retire « sur ses terres sans haine ni dégoût », en totale autarcie.

Il avait déjà dit adieu à la poésie en 1961, ayant cessé de croire en son pouvoir.

« Ne nous étendons pas sur le poète B., c’est, pour moi, comme s’il n’avait jamais vu le jour » (lettre à Gaston Puel son biographe).

De Neuilly-sur-Seine, pendant une dizaine d’années, jusqu’au retour à Dieuze, il se mure dans une contemplation du quotidien et de son petit-fils. Il meurt le 25 janvier 1984 à l’hôpital à Nancy.

Il voulait aller jusqu’au bout des femmes, les voir plus nues chaque jour pressé par le temps assassin :

Il me faut aller vite dans tous les sens

parce que partout autour de moi

des femmes qui vont mourir se donnent

à des hommes dont la mort est certaine.

Dans « ce monde sans joie », la lumière surgit du corps d e l’autre, seul feu dans la nuit déjà tombée, pour tenir les yeux de loup de la mort hors du cercle : « La femme est une flamme ».

À cette flamme, aux silex frottés des corps, Lucien Becker trompe son gris quotidien, s’exalte « au ventre de la femme », vit en somme. Goffette dit de Becker « qu’il est poète à ses heures comme on se tue… écrivant comme on trébuche dans son ombre… ».

Oui, mais cet insatiable de pénétration de l’autre, de l’éloge des mots, a besoin aussi des mots pour pérenniser les draps froissés, la semence séchée.

« Le désir n’a pas de légende », Lucien Becker en aura pourtant tissé quelques.

Cet homme quotidien a fait passer le charnel entre ses mains et ses poèmes.

Dans une chambre une femme m’attend

dont le corps à vif va s’ouvrir au mien

dans un instant d’une plénitude telle

que rien ne peut la limiter, pas même la mort. (Becker)

Gil Pressnitzer

Choix de textes

poèmes extraits de « Rien que l’amour », éditions La Table Ronde

Dès que tu entres dans ma chambre

tu la fais se tourner vers le soleil.

Le front sur toi de la plus faible lueur

et c’est tout le ciel qui t’enjambe.

Pour que mes mains puissent te toucher

il faut qu’elles se fraient un passage

à travers les blés dans lesquels tu te tiens,

avec toute une journée de pollen sur la bouche.

Nue, tu te jettes dans ma nudité

comme par une fenêtre

au-delà de laquelle le monde n’est plus

qu’une affiche qui se débat dans le vent.

Tu ne peux pas aller plus loin que mon corps

qui est contre toi comme un mur.

Tu fermes les yeux pour mieux suivre les chemins

que ma caresse trace sous ta peau.

(Plein amour)
*

Au-dessus de la terre, il y a une chambre

où la solitude et le papier peint sont éternels.

Quand je n’y suis pas, des femmes de clarté

vont au-devant du jour ou de l’armoire

et, dès que je rentre, rejoignent mes yeux.

Gardiennes de secrets, elles revivent en moi

comme un buisson éperdu de printemps.

Le cœur s’enfonce dans le corps

tiède de pleurs, de plantes et de sources.

La voix n’a plus d’ombre, ni de retard

et monte comme une lame ensanglantée

de la terre entr’ouverte par le ciel.

Une grande amertume envahit la fenêtre

qui dénude le front avec un reste de jour

en y laissant la cicatrice des veines

et partout le rire jaillit des bouteilles.

(La solitude est partout)

*

Je suis seul derrière mes paroles,

derrière ma tête, ombre sur le mur.

L’armoire triste brille un peu la nuit

et de ce filet renaît le matin.

Limité par la mort, par mon regard,

je reste si longtemps à la même place

que je vois se renverser une à une les lumières

que le soir envoie au-devant de la nuit.

La solitude est haute et noire

entre les arbres qui se retirent dans le soir.

Dois-je crier mon amour aux passantes

entourées de leur beau regard tranquille ?

(La solitude est partout)

TA main s’élève en un adieu

que je n’ai pas vu retomber.

Nos bouches n’ont pu finir leurs baisers

qui restent entre nous comme un pont coupé

Ton dernier regard est une jetée

pour la vie dont je touche le fond

de toute ma peau sans visage,

de tout le poids de la terre

Bientôt l’espace se mettra entre nous

et nous ne serons plus que deux êtres

en qui dure tout un passé de joie

comme un peu de soleil éclaire encore

les murs qu’il vient de quitter.

Ton corps ne bougera pas plus

qu’une fenêtre allumée dans la nuit

chassée par le vent et la pluie.

(La solitude est partout)

O Terre que je quitte à chaque pas,

nue de toutes les femmes que tu portes,

dure comme la croûte du pain,

aucun chemin ne conduit vers la paix que ton nom promet.

Tu as le haut visage découvert

des ancêtres glacés dans un cadre

et qui sont si loin dans le temps

qu’aucun appel ne les fait plus bouger.

Tu cherches pourquoi le soleil est plus beau sur la mer

de la même façon que je cherche dans les femmes

ce qui fait me retourner quand elles passent

avec un regard qui s’ouvre jusqu’au bout du jour.

Oh ! ce reflet qui monte et baisse dans chaque œil

et qui persiste comme un feu dans la nuit,

un feu que personne n’a allumé

parce que les corps sont froids à en mourir.

Et dans l’ombre où tout le monde se ressemble

et où l’on n’est plus qu’un fond de souvenirs,

je veux trouver parmi les femmes que je suis

celle qui a sur la bouche le nom que je porte.

(Rien à vivre)

*

IL me faut aller vite dans tous les sens

parce que partout autour de moi

des femmes qui vont mourir se donnent

à des hommes dont la mort est pour demain.

Je dépense sans compter l’or de l’amour,

je goûte à ton corps comme à un verre

dont je n’ai pas le temps d’achever le contenu

parce que j’ai la main de la mort sur la gorge.

Il importe peu que je dise mon nom

à celles que je rencontre sur la route :

ma mort n’aura pour témoin que le visage

dont j’aurai vécu de tout mon regard.

(Les pouvoirs de l’amour)

*

Le toit des villages est posé sur la terre

et les prés fuient de toutes parts

autour des murs blancs

qui avancent d’une maison par siècle.

Je pense à l’étonnement de ton ventre

qui regarde toujours mon désir pour la première fois.

Je pense aux forêts que nous faisons tomber

quand ma chair mûrit dans la tienne.

Je pense à la hauteur de l’été

sur la poussière des routes,

au ruisseau qui s’arrête un instant de couler

pour mieux s’éblouir de la nudité de la lumière.

À rester debout dans ce pays démesuré de clarté,

je sens que je n’ai pas assez de poumons

pour retenir la vie qui vient vers moi

à la façon dont ton corps vient vers le mien.

(Le désir n’a pas de légende)

Bibliographie

Rien que l’amour, Poésies complètes, La Table Ronde 2006