Michel Roquebert

Citadelles du vertige

Extraits choisis par l’auteur

 
À Armand Gatti
Et dans la pierre qui monte, toujours une
avec le rocher que je contemple
s’arc-boutent, transpercés de tous les rayons de la lune
les contreforts des vieux châteaux d’Aquitaine et d’ailleurs,
en arrière-plan desquels celui de Montségur, qui brûle toujours

André Breton (Arcane 17)

Ceci n’est pas une histoire de la croisade contre les Albigeois. De cette épopée dont près d’un demi-siècle de chevauchées, de sièges, d’holocaustes et de trahisons a modelé mille visages, je ne veux dessiner qu’un profil. Mais c’est le plus atroce et le plus fascinant.

Fascinant, parce qu’il vit toujours, de cette vie pétrifiée qui veille à l’angle d’une tour ou qui frémit au faîte crénelé d’un mur. Car les seules traces tangibles du drame cathare, les seuls témoins qu’on puisse interroger aujourd’hui ce sont des ruines, grands squelettes de pierre que le soleil tanne, que la pluie couvre de larmes, et à qui le vent, qu’il soit murmure ou hurlement, prête une voix sans mots. Peau desséchée, pleurs sans émoi, plainte anonyme : si ces vestiges des forteresses du Midi sont plus muets que ceux de Babylone, serait-ce parce qu’ils sont trop près de nous encore ? Je les crois plus lointains qu’Assur et que Sumer, précisément parce qu’ils sont sur le bord de nos routes, et qu’il en coûte moins à notre orgueil de charrier des déserts que de simplement lever le regard.

Juchés sur des crêtes, des éperons ou des pitons rocheux, dominant des surplombs, des falaises, des gouffres – parfois balcons aux grilles de nuées ouverts sur des plaines entières – dressés aux confins du ciel, chauffés à blanc par les étés, craquant de gel, battus du cers et de l’autan, solitaires, fantomatiques, orgueilleux, repliés sur les lambeaux de leurs murailles monstrueuses, ils défient l’espace et bravent les siècles. Nids d’aigle ou cités fortifiées, ils profilent leurs corps déchiquetés sur le ciel de la Montagne Noire, des Corbières ou des Pyrénées ariégoises. Ils épousent si bien la roche qui leur prêta sa couleur et son grain qu’on les prend souvent pour des accidents de la nature, quand ils furent des nécessités de l’histoire. Mais c’est aujourd’hui le point où cette histoire réintègre la terre et se fait paysage. C’est l’endroit où les actions, les passions et les haines qui ont jadis habité tout cela, ne sont plus qu’un grand livre immobile auquel s’arrachent, l’une après l’autre, des pages de grès, de calcaire ou de schiste. Des forêts opaques du pays de Foix jusqu’à la vallée nue du Roussillon, des courbes douces du Chercorb aux dents de scie de Quéribus et de Lastours, des gorges du Termenès aux causses du Minervois, cette géographie parsemée de décombres est plus qu’un itinéraire de sites pittoresques : le cadastre d’une tragédie. Car ici toute une geste s’est inscrite en creux. ici, le temps s’est fossilisé.

Le temps fossilisé

Sept siècles ont fait plus qu’une armée d’inquisiteurs : mis à part quelques noms qui çà et là survivent – Tour des Cathares à Minerve, Champ des Brûlés à Montségur – ils ont effacé tout souvenir. L’oubli a achevé sans bruit le travail des bûchers, et les cendres de l’hérésie, que des mains pieuses ont un temps recueillies, ne sont plus qu’un sable incertain qu’on tente en vain de saisir avec des doigts émus : la foi n’y est plus. Sans doute la doctrine des Purs peut-elle alimenter encore quelques réflexions solitaires, mais surtout des conversations mondaines. La Croisade et l’Inquisition ont atteint tous leurs buts, ceux qu’elles avouaient, et les autres. Le domaine royal fut agrandi ; décapitée, l’« hydre immonde » ; et l’avortement provoqué d’une religion d’État qui eût pu devenir la religion d’un monde, s’il n’a pas mis un point final aux heurts sanglants des croyances, a extirpé à jamais du corps de la chrétienté une sublime et mystérieuse écharde.

Seule la terre s’est mal cicatrisée.

Mais peut-on photographier le néant ? Mettre noir sur blanc le silence ? Le mutisme des ruines est si total qu’elles n’aient plus rien à nous apprendre ? Il est un signe, qui remet en marche ce temps paralysé : ces pierres que l’on croyait mortes meurent en fait un peu plus chaque jour. Les blocs qui tombent des remparts et rejoignent les galets du ravin de la Cesse rythment toujours, sablier gigantesque, l’agonie de Minerve. Les chênes et les buis qui croissent dans sa petite chapelle mesurent à chaque saison l’étouffement de Termes. A Lastours, le donjon de Cabaret, éclaté comme un crâne, ouvre sur le ciel – mais pour combien de temps encore ? – la plaie béante de sa voûte : sa tour est de haut en bas pourfendue, comme Roland tranchant d’un coup l’homme, la selle et le cheval, fit à Roncevaux du païen Grandoïne : elle n’attend plus qu’un coup de grâce de la foudre.

 

La mort guette ces lieux. Imminente ici, ailleurs elle est au bout d’un sursis dérisoire auquel des restaurations fragmentaires donnent, par endroits, une apparence de pérennité. Ces promesses de destruction totale ne sont après tout que l’accomplissement cruel de leur destin, un destin que pourtant l’on voudrait enrayer. Mais tout ici est cruauté, jusqu’à ce paradoxe étrange qui donna pour havre au catharisme une terre que l’on disait heureuse et frivole. Ce féroce profil, tracé par la guerre des châteaux tout au long de la Croisade, s’arrache lui-même sur un fond de lumière dont la beauté s’accorde mal aux ravages et à l’épouvante. Minerve au nom de marbre a connu l’angoisse d’un long siège, et la soif, et la puanteur, et le feu pour finir, dans le chant des cigales et l’aveuglante splendeur d’un été méditerranéen. A Termes, investi quatre mois, avec le sifflement des boulets et des flèches, l’odeur du thym devait monter jusqu’aux échauguettes d’où l’on épiait les mouvements des assiégeants, mais aussi le moindre souffle de vent marin, messager d’une pluie plus précieuse encore que les réserves d’armes. L’on songe peu à ces choses, d’ordinaire, en écrivant l’histoire : les yeux sur le drame, on oublie le décor. Il a pourtant pour lui d’être immortel, et c’est le même thym, et les mêmes cigales, et les mêmes orages que le paysan guette lorsque les abreuvoirs sont vides, et la même ombre qui s’étend sur Puivert où le soir sait toujours être plus doux qu’ailleurs. L’histoire a ses chemins secrets où le temps n’entre pas.

 

Languedoc, terre martyre

Sans doute la terre du Languedoc n’a-t-elle pas le pitoyable privilège de figurer au long martyrologue des paradis écorchés vifs. Mais si l’on confronte les événements de la guerre albigeoise, non plus avec leur toile de fond, mais avec la civilisation qui les porta et les nourrit de ses propres passions, on reste confondu devant une telle accumulation de contrastes excessifs. On comprend mal qu’un temps apparemment si plein, si riche, si glorieux, ait pu accoucher d’une telle tragédie.

 

Ce n’est pas de la violence déchaînée que l’on s’émeut : elle était, en ce temps comme en d’autres, le pain quotidien des rapports humains. La Croisade ne fut pas une brusque déchirure au sein d’un monde compact et sûr de soi, mais l’instant où un très vieux déchirement atteignit son point critique. L’instant où des contradictions larvées, devenues affrontement public, appelèrent l’épreuve de force. Et ce qui frappe, c’est moins cette épreuve, avec son cortège coutumier d’horreurs, que la puissance même des termes en conflit.

Le caractère existentiel d’une pensée

A l’heure où les premiers Cathares sont jetés au feu – c’était à Orléans et à Toulouse, autour de 1020 – le linteau de Saint-Genis-des-Fontaines en Roussillon marque le réveil de la sculpture et ouvre une voie royale qu’on nommera l’art roman. Deux siècles durant, de Saint-Jacques-de-Compostelle à Saint-Marc de Venise, de Ripoll à Vézelay et de Conques à Bamberg, va s’amplifier l’hymne monumental qui chantera la foi triomphante. D’un bout à l’autre de l’Europe, maîtres d’œuvre et tailleurs de pierres scellent à la face des peuples la grandiose unité d’une vision du monde. Mais cela c’est le plein jour. ; il n’est souvent que le lieu des fausses apparences. Le refus de cette vision, la négation de cette unité, se frayent lentement des voies souterraines. Des pendaisons de Goslar aux autodafés de Cologne et de Troyes, de l’exécution de Pierre de Bruys à celle d’Arnaud de Brescia, à travers conciles et ordonnances, anathèmes et tribunaux, le fleuve des hérésies se creuse et s’élargit. Pas un fleuve d’ailleurs, mais pire : un réseau confus de courants très obscurs. A première vue, cet émiettement des sectes peut sembler un signe d’inconsistance et de faiblesse, une incapacité pour la pensée rebelle à s’organiser en un corps de doctrine. C’était cela en un sens, avec cette réserve que l’impossibilité d’une formulation systématique et cohérente reflétait moins une impuissance, que les difficultés fondamentales à transcrire en dogme écrit une pensée dont on souligne aujourd’hui, à juste titre, le caractère existentiel.

 

Et c’est pourquoi ce fut aussi sa force. On crut que les flammes des bûchers allaient dissiper les spectres du catharisme : elles les attirèrent. Des édifices théoriques partirent en fumée avec la mort de ceux qui les avaient conçus, tel le délirant échafaudage d’Éon de l’Étoile. Mais s’il renvoyait quelques poignées d’hommes au néant et jetait dans l’oubli, à peine nées, quelques cosmogonies brumeuses, le feu n’entamait pas le principal, cette évidence, solide comme du granit : l’expérience du Mal. Toute la métaphysique et la morale cathares découlent d’une particulière sensibilisation au mal. Elles n’acceptent pas que celui-ci fasse partie d’un plan providentiel, et soit imputable à la liberté divine. Dieu ne peut vouloir et ne peut créer que le Bien. Prisonnier en quelque sorte de sa propre perfection, il n’a pu vouloir ni créer le mal, fût-ce à titre d’épreuve nécessaire au rachat de l’homme. Il le subit. Derrière le Mal, il y a le principe du Mal, et c’est en cela que le catharisme est l’héritier, conscient ou non, du manichéisme et des plus anciennes gnoses dualistes. Non que ce dieu de ténèbres et d’iniquité soit égal, en être et en puissance, au Dieu de lumière qui demeure le vrai Dieu : celui-ci est esprit pur, et tout éternité. L’autre n’« est » pas à proprement parler : il n’est que pure négation ; négation de l’esprit – et c’est la matière ; négation de l’éternité – et c’est le temps. C’est pourquoi l’existence est néant. La « création » n’est pas à mettre au crédit de Dieu ; elle est tout le contraire : ce par quoi le Mal se manifeste. L’univers d’ici bas n’est qu’un monde du « mélange » où les deux principes s’affrontent, le champ clos de ce combat étant l’âme humaine, écartelée entre l’esprit qui est sa part divine, et les besoins, les désirs, les tentations, liés à l’existence du corps individuel et temporel.

De là, tout le reste se déduit assez aisément. Le « Créateur » de l’Ancien Testament n’est qu’une émanation du principe mauvais. Le monde est une prison. C’est en s’arrachant à lui que l’homme assure la victoire du Bien sur le Mal. Il s’agit moins, dès lors, de chercher, dans le dédale menaçant de la Création, les voies du salut, que d’accéder à la délivrance, dût-elle être au bout de plusieurs vies successives. Pratiquement, les deux démarches se rejoignent sans doute, dans la mystique du renoncement total et de l’ascèse ; mais les cheminements spirituels sont bien différents, comme sont opposées certaines conséquences : l’anathème jeté sur la chair met le mariage sur le même plan d’immoralité que l’adultère ou la prostitution, et voit dans la génération, par excellence, un acte démoniaque, chaque naissance étant une prison pour une âme nouvelle. Le refus des biens terrestres conduit à nier la propriété ; on refuse aussi ce fondement du droit féodal, le serment. Quant à l’Église romaine, son identification du Dieu de l’Ancien Testament avec celui des Évangiles est sacrilège ; Rome n’est que l’instrument temporel des desseins sataniques ; ses prières, ses sacrements, ses rites sont nuls et non-avenus.

 

L’hérésie cathare

L’hérésie était idée, mais elle fut aussi action. Une action dont on imagine mal aujourd’hui la violence subversive. Quand un certain vendredi saint, un prédicateur manichéen, Pierre de Bruys, fit brûler un gros tas de croix – et y fit cuire, dit-on, de la viande – il signa sans doute l’un des plus grands actes terroristes de l’histoire. Il paya de sa vie, en 1126, cet attentat qui, replacé dans son contexte, prend véritablement des proportions insensées. On ne s’étonne pas qu’il ait déchaîné la fureur populaire. D’ailleurs, le premier ennemi des manichéens, ce fut la foule : tout au long du onzième et du douzième siècles, elle en lyncha un certain nombre, et cette justice expéditive émut quelques évêques, impuissants devant les émeutes qui venaient arracher les hérétiques de leurs geôles, parfois même s’emparer d’eux en plein tribunal, pour les brûler sans jugement.

 

Il fallut sans doute un long mûrissement, et beaucoup de martyrs, avant que les provocateurs n’apparussent enfin tels qu’ils étaient : de « bons » hommes, et que le peuple, muant sa vindicte en amour, les vénérât à la mesure de leurs vertus supraterrestres. Il reste que l’hérésie parut d’emblée ferment d’anarchie sociale, plus que de renouveau moral. C’est la preuve qu’elle ne se bornait pas à opposer des idées à des idées, qu’elle ne niait pas simplement un dogme, mais un état de choses, et qu’elle contenait en elle les principes d’une contestation agissante. A l’ordre contesté, elle n’opposait pas, d’ailleurs, un ordre idéal, et les historiens favorables à l’orthodoxie ne se font pas faute de voir en elle une négation stérilisante.

Mais on ne comprend rien à l’hérésie cathare, si l’on n’admet pas que la pure puissance du refus porte en elle sa propre gloire, et sa propre Passion. Que cet aspect destructeur du catharisme ait attiré sur lui le fer et le feu, ce ne fut, tout bien pesé, qu’un réflexe de défense d’un monde qui se sentait atteint par un venin mortel. Les condamnations dogmatiques ne pouvaient suffire contre un fondement doctrinal qui semble n’offrir aucune prise à quelque dialectique que ce soit. Nulle construction logique, nulle subtilité de raison, ne peuvent venir ébranler cette pierre angulaire du catharisme : l’hérésie refuse le « détour » par où la pensée orthodoxe passe pour justifier le Mal. Le Mal est injustifiable. Alors, on innocente Dieu.

Était-il donc en situation d’être accusé ? Peut-être, si l’on admet qu’une telle accusation peut s’étayer, plus encore que sur une conception de la nature divine, sur une certaine façon de ressentir la condition humaine ; par exemple, une prise de conscience panique de sa précarité. Le dualisme de la Lumière et des Ténèbres – recouvrant celui du Bien et du Mal – ainsi que la croyance à la métempsycose, et l’idée de la délivrance par l’initiation à la connaissance illuminatrice, ont été de tout temps au cœur des spéculations de l’Orient. Si bien que, remontant de filiations en parentés, on a cherché les origines du catharisme dans les toutes premières formulations de la pensée chrétienne, et surtout même en dehors de celle-ci, dans la religion de Mani, dans la tradition gnostique, et encore au-delà, dans les vieilles mystiques égyptiennes, hindoues et persanes. Que cette antique source ait pu couler jusqu’à notre Occident – ou simplement y resurgir – a toujours posé une sorte d’énigme. Une idée ne se répand pas par son seul pouvoir de conviction. Pour que l’Europe reçût le dualisme, et avec lui cette éthique de la délivrance qui donna au catharisme, on l’a maintes fois relevé, le visage un peu incongru d’un bouddhisme occidental, il a fallu qu’à l’homme d’Occident, un jour, se posât autrement le problème du Mal. Il a suffi, peut-être, qu’il ressente quelque dissonance entre son expérience effective du Mal et le dogme qui prétendait en rendre compte. Or le dogme n’avait pas changé.

Faut-il alors imaginer une telle accumulation de malheurs et de maux que la coupe était pleine, et le seuil des choses supportables atteint ? Ce n’est pas impossible. L’Europe carolingienne nous offre un tel spectacle. Deux siècles de ravages, de famines, de villes incendiées, de terreur endémique ; deux siècles marqués par la régression de l’économie, la paralysie du commerce, la dépopulation et l’insécurité : telle fut l’Europe en proie aux raids normands, sarrasins et hongrois. Ces deux siècles-là n’auraient-ils pas aidé quelque peu à remplir cette coupe ? Certes, à l’aube des temps qui nous occupent, les grands malheurs de l’Occident ne sont plus que souvenirs. Mais le hiatus n’est pas tellement vaste, entre la victoire d’Othon sur les Hongrois, qui marque, en 955, le coup d’arrêt définitif donné à la terreur « barbare », et les bûchers de 1017, qui ne sont, à tout prendre, que les premiers connus. Entre-temps se place l’arrivée des premiers prédicateurs manichéens venus d’Orient : c’était vers l’an Mil. Or l’on sait que toute doctrine ne s’incarne que par des voies démagogiques, et non par des raisonnements. Il fallait un terrain où pussent fructifier des évidences simples. Seule une indicible misère physique et morale pouvait créer au départ cet état réceptif où le désarroi s’ouvre à toute parole, où finit par germer la plus petite graine de doctrine, pourvu qu’elle ait la signification d’une réponse. De l’Évangile au communisme, c’est toujours le désespoir des peuples qui a provoqué les grandes mutations de la pensée.

Le caractère européen du fait cathare

Quelles que fussent les conditions et les raisons de sa genèse, il faut insister sur ce caractère européen du fait cathare : les événements du treizième siècle, qui ont vu les destinées de l’hérésie étroitement liées à celles du Languedoc, ne doivent pas être prétexte à voir en elle, dans son essence et dans sa vocation première, l’expression spirituelle de la culture occitane.

Il est vrai que cette façon de considérer les choses sert – et fort poétiquement – le particularisme provincial ; elle oublie simplement les martyrs de Soissons et de Liège, d’Oxford et de Vézelay, de Cologne et de Troyes. Elle facilite aussi le découpage hâtif de l’histoire en grandes idées-forces, propres à définir des âges que l’on imagine attelés au même idéal ; dans un même élan, d’enthousiasme sans fissure. En vertu de quoi, au sein de l’extraordinaire mouvement expansionniste de la foi qui paraît caractériser, avant toute autre chose, les temps romans, l’hérésie cathare, ramenée à un fait languedocien, n’est plus qu’un accident local. Et c’est ainsi qu’on l’a trop souvent présentée : comme une fracture à réduire, alors que les témoins orthodoxes du drame nous font bien sentir qu’il s’agissait, pour eux, d’une vaste gangrène.

Il n’empêche que l’enracinement du Catharisme en Languedoc fut tel que, dès le milieu du douzième siècle, l’hérésie parut en passe de devenir religion d’État – sinon officiellement proclamée, du moins seule protégée – sur les terres des comtes de Toulouse et de Foix et du vicomte de Carcassonne. Le cri d’alarme lancé en 1145 par saint Bernard ne laisse planer aucun doute : l’Église catholique n’a plus les rênes en mains, et Rome se voit contrainte d’évangéliser le Midi, comme une quelconque terre païenne. On envoie missions sur missions : elles prêchent dans un désert. L’hérésie s’étale au grand jour, prétend lutter à armes égales avec l’orthodoxie, réclame – et obtient – des conférences publiques et contradictoires ; elle a ses propres assemblées, et le célèbre concile de Saint-Félix de Caraman, présidé par Nicétas, évêque hérétique de Constantinople, organise en 1167 l’Église cathare du Midi, délimite ses diocèses, et nomme ses propres évêques.

 

Tout cela n’eût pas été possible sans un grand nombre de complicités. Passives, d’abord : toutes les décisions des conciles orthodoxes réunis pour réprimer l’hérésie en Languedoc semblent rester lettres mortes, alors que dans le Nord, en Champagne, en Allemagne, la répression devance souvent les ordres pontificaux. A la fin du douzième siècle, l’inertie fait place à la protection active : Roger II Trencavel, vicomte de Carcassonne, refuse d’obéir aux injonctions de l’Église : il détient même prisonnier l’évêque catholique d’Albi, et peu lui chaut d’être frappé d’excommunication. Dès 1200, c’est le comte de Foix qui fait figure de protecteur déclaré des hérétiques : quelques années plus tard, sa sœur Esclarmonde recevra à Fanjeaux l’unique sacrement cathare, le « consolamentum », et il sera présent à la cérémonie, avec la fine fleur de sa chevalerie vassale. Car la noblesse se révèle de plus en plus sympathisante. Il y a de nombreux croyants dans ses rangs, et bientôt les plus grandes familles compteront des « Parfaits ». Non contente de gagner les féodaux à sa cause, l’hérésie s’infiltre dans le clergé romain ; ici, l’on voit des évêques opposer tant de mollesse aux progrès du catharisme que Rome ne se trompe pas sur le sens de ces dérobades, et dépose les prélats inefficaces ; ailleurs, des clercs s’abouchent ouvertement avec ceux qui professent les doctrines condamnées. Non seulement rongée à la base, abandonnée de ses fidèles, privée de sa large assise populaire, l’orthodoxie languedocienne n’avait plus ni bras ni cerveau. Sans troupe, sans commandement, cette catholicité exsangue agonisait, entre le vain bruit des anathèmes fulminés dans le vide, et le silence mortel des interdits condamnant à ne plus sonner des cloches depuis longtemps muettes, et privant les moribonds de sacrements qu’ils ne réclamaient plus.

Sans doute un jeu complexe d’intérêts a-t-il favorisé l’avènement d’un tel état de choses. On comprend que le menu peuple des artisans et des petits marchands – au sein de qui l’hérésie se répandit en premier – ait pu prêter l’oreille à une doctrine qui tendait à nier le bien-fondé des structures féodales : celles-ci, traditionnellement agraires, ont pu être ressenties comme un obstacle à leurs aspirations. On comprend aussi que les seigneurs, qui vivaient rarement en bonne intelligence avec les abbayes, à qui ils disputaient la terre, aient vu dans l’éviction de l’Église romaine l’occasion de faire main basse sur les biens ecclésiastiques, ce qu’ils faisaient d’ailleurs depuis longtemps à coups de spoliations. Quant au clergé, on a allégué son grand état de dépravation pour expliquer à la fois son inertie, et la haine que semblait lui vouer le reste de la société. Mais ses faiblesses devaient simplement refléter la liberté générale des mœurs. Toutes ces motivations ont pu s’accumuler : elles apparaissent cependant bien contradictoires et leur somme aurait pu tout autant s’annuler. Le simple instinct de conservation aurait dû pousser l’Église à lutter âprement contre la montée du catharisme ; il aurait dû inciter à étouffer dans l’œuf une idéologie qui sapait les fondements juridiques et moraux de leur pouvoir. Il n’en fut rien, et l’on hésite à tenter de débrouiller un tel nœud de paradoxes.

Les « rois sans couronne » du Midi

Reste l’attitude de ceux qu’on appela les "rois sans couronne" du Midi : les comtes de Toulouse. Possesseurs d’un véritable Etat tampon pris entre le royaume de France, l’Aquitaine anglaise, l’Empire, qui s’avançait jusqu’au Rhône, et l’Aragon, qui tenait le Roussillon, la Provence, et plus tard Montpellier, ils menaient une tortueuse politique de balance visant à déjouer toutes les convoitises. Ont-ils vu, peu ou prou, dans les progrès de l’hérésie, le moyen de montrer qu’ils étaient maîtres chez eux? Ou, plus encore, un ferment de particularisme propre à donner à leurs domaines, disparates, mal définis et divisés entre des vassaux retors, un semblant d’unité ?

 

Conscient le risque eût été insensé. Pourtant, le Languedoc se laissa mettre au ban de la Chrétienté, et courut aveuglément à son martyre.

Terre catholique entre toutes, il l’était pourtant, le Midi de Conques et de Saint-Sernin, le Midi du chemin de Saint-Jacques ; ses plus nobles fils avaient glorieusement participé à la reconquête de l’Espagne ; ses plus valeureux comtes avaient versé leur sang en Terre sainte. Et Raymond V lui-même, dans une lettre restée fameuse, avait en 1177 lancé un poignant appel aux moines cisterciens, tant l’affolait l’extension de l’hérésie. Néanmoins, trente ans plus tard, Raymond VI refusera de prendre la tête de la ligue antihérétique mise sur pied par le légat du pape. Tout se passe comme si les seigneurs méridionaux, oubliant le sens religieux de la répression que Rome ordonnait, n’en retenaient que la signification politique ; et le fait politique, c’était l’invasion.

Il en fut de même en Aragon : champion de la catholicité s’il en fût, son roi Pierre II, le héros de la « Reconquista », le futur vainqueur de Las Navas de Tolosa, tenait sa couronne du pape lui-même. Il promulgue, en 1197, une ordonnance qui chasse les hérétiques et menace du bûcher les retardataires. Pourtant, il volera au secours des armées coalisées de Toulouse, Comminges et Foix, et trouvera la mort à Muret, en 1213, dans la plus grande bataille livrée par le Midi, non point pour le triomphe du catharisme, mais simplement pour la sauvegarde de son indépendance, et peut-être aussi pour que naisse enfin, à cheval sur les Pyrénées, le grand Etat occitano-catalan que dictent la race, la langue et la civilisation communes. C’est la Croisade qui scella au sommet l’unité des terres d’Oc, en liant le destin de la féodalité méridionale à celui de l’hérésie.

La chair vive de l’histoire

Nous voici à nouveau les yeux fixés sur le Midi, charcutant à grands coups dans la chair vive de l’Histoire, alignant de gros rouages et de petits ressorts, quand au bout du scalpel on voudrait trouver une âme. Faut-il maintenant, au nom de cette histoire, nier tout mystère, et dissiper l’aura d’impénétrable tragédie qui s’attache à l’épopée cathare ? Ou faut-il dessiner, après tant d’autres, une nouvelle fois, le visage idyllique d’une « patrie romane », trésor de toute civilisation, phare de toute spiritualité, exposée en proie et livrée à la fureur conquérante de « barbares », dont on oublie souvent de nous dire qu’à l’époque de la Croisade le monde leur doit déjà Saint-Denis, Chartres et Notre-Dame, la Chanson de Roland, et Tristan et Yseult, Aucassin et Nicolette, et Lancelot, et Perceval ?

Mais voici le point, peut-être, où les secrets s’articulent sur les choses connues.

 

La lyrique des Troubadours

 

Les gens du Nord tenaient déjà ceux du Midi pour sensuels, violents et frivoles. Et voilà que dans ce Midi dont il était de bon ton, à la Cour de Paris, de mépriser langage, moeurs et, dit-on, jusqu’aux costumes, venait d’éclore une lyrique qui devait bouleverser l’art de la musique et de la poésie et, avec elle, un phénomène social qui allait imprégner à jamais la sensibilité occidentale : l’amour courtois. Sans doute les chants des premiers troubadours font-ils encore la part très belle à la grivoiserie et au libertinage. Mais au fil des générations, l’instinct s’épure, et peines et joies d’amour trouvent pour s’exprimer des accents nouveaux, d’une subtilité inattendue. On voit la sensualité s’idéaliser, la passion devenir dépassement de soi, ascèse presque, en tout cas source d’une joie mystique qui fait accéder l’âme à des régions supérieures de la connaissance. Cet élan de religiosité s’affirmera de plus en plus, en même temps que se développe le goût d’un hermétisme littéraire qui porte à soupçonner, derrière l’apparence des mots, un don tenu caché. Enfin, chez les troubadours contemporains de la Croisade, la sublimation sera telle que, sur le fond d’une vision pessimiste des réalités temporelles et profanes, les valeurs d’amour se transfigureront en valeurs religieuses, au sein d’un idéal de chasteté, de charité et de merci.

La lyrique des troubadours a–t-elle donc subi l’influence de la morale cathare, à défaut d’avoir été, comme on l’a parfois soutenu, sa tradition masquée ? En l’absence de tout aveu de la part des poètes, le mot-pivot de « chasteté », qui nous renvoie à la fois à l’hérésie et à l’amour courtois, ne peut autoriser à lui seul une aussi hasardeuse déduction. Il reste que poésie courtoise et catharisme se sont développés dans un même climat d’exaltation spirituelle et de soif d’absolu. La première témoigne de la façon dont une société brillante, et de mœurs assez libres, croit-on, a purifié, au point de les sacraliser, les idéaux surgis de sa propre expérience de l’amour. Le langage mystique dont elle a revêtu la pratique amoureuse traduit moins la fuite ou le refus, que la reprise en compte des réalités charnelles, mais sur un plan où elles puissent atteindre à la plénitude de leur justification. Il marque peut-être un effort de réconciliation de l’homme chrétien - arraché en droit à la chair - avec l’homme tout court, qui lui restait soumis en fait. Réconciliation qui ne pouvait venir de l’Eglise : celle-ci finira par condamner la « courtoisie », qui avait, somme toute, une conception très équivoque du mariage ; mais qui fut l’œuvre d’hommes conscients que dans les satisfactions immédiates et faciles s’anéantissaient, avec l’amour, le meilleur d’eux-mêmes et le plus précieux ressort de toute action et de toute pensée. C’est pourquoi l’érotique courtoise est une éthique du désir : loin de le nier, loin de le réprimer, elle l’exalte, et dans le même temps glorifie son objet : la femme. Mais ce n’est pas pour donner plus de prix à l’assouvissement : il n’est qu’une limite indéfiniment reculée, un terme idéal, inaccessible, pas une récompense de fait ; c’est pour donner plus de force au désir, plus de sublimité aux vertus mortifiantes qu’il secrète : longue patience, adoration discrète, respect, fidélité, résistance aux plus troubles épreuves. Les principes de cette énergie morale visant à une authentique transfiguration de l’être, c’est au sein même de l’ardeur amoureuse que la « courtoisie » est allée les puiser. De la codification raffinée de la passion charnelle, elle a su tirer une véritable technique de la désincarnation.

La chanson de gestes des pierres

Il y a, dans le catharisme, un élan parallèle, au moins dans cette volonté de « récupération » de l’essence purement spirituelle de l’homme. Qu’il l’accomplisse par les voies de l’évangélisme et de l’ascèse, et par l’arrachement au monde - alors que l’amour courtois était, dans tous les sens du mot, une conduite éminemment « mondaine » - ne fait pas obstacle à voir dans l’un et dans l’autre l’expression bouleversante d’une commune aspiration à l’infini, d’une commune vocation des expériences cruciales. Double image d’un monde en état d’urgence, élaborant consciemment des méthodes purificatrices, et s’éprouvant lui-même, pour accéder aux états mystiques susceptibles de donner un sens à tout. Le Languedoc hérétique et courtois cherchait on ne sait quel Graal.

Pour qu’il ait mis dans cette quête à la fois tant d’émerveillement et tant de fanatisme, tant d’amour obstiné, tant de joie, tant de renoncement, il a fallu qu’il côtoie des abîmes d’angoisse et d’exaltation, d’espérance et de refus. Au fin fond de la déréliction, il n’y a plus que désespoir – ou grâce.

Les châteaux forts du pays cathare, ce sont aussi les citadelles de ce vertige-là.

 

(...) Ce n’est pas en vain que le château fort fait toujours partie de la merveilleuse panoplie des mythes de l’enfance. Il est plus qu’une demeure : une seconde peau, une armure magique sur quoi vient se briser toute l’hostilité du monde. Sa situation vertigineuse, l’épaisseur insensée de ses murailles, le labyrinthe savant de ses défenses, et tout l’intime agencement des escaliers, des couloirs, des chemins de ronde et des postes de guet, traduisent moins une puissance réelle qu’ils ne trahissent une grande vulnérabilité. Ce sont les animaux les plus fragiles et les plus désarmés qui sécrètent des coquilles. Les monstrueuses carapaces de Montségur et de Quéribus, de Peyrepertuse et de Termes, expriment moins une force vraie, qu’une sorte de terreur sacrée, très troublante et très naïve. Ce sont autant d’images du terrier de Kafka.

Terriers absurdes, illusoires. On cherche à prendre au piège aujourd’hui dans leurs ruines les ombres de ceux qui y vécurent, l’épée à la main, cette téméraire épopée de la peur métaphysique : Pierre-Roger de Cabaret, Guillaume de Minerve, Raymond de Termes, Guillaume de Peyrepertuse, Pierre de Fenouillet, Chabert de Barbaira, Raymond de Péreille. Pour une cause étrange, tissée d’invisible autant que de réalité, ils ont connu mille angoisses et enduré mille maux.

De cette histoire et de ces héros fous, il ne reste plus qu’une chanson de geste dont les mots sont de pierre, dont la musique est faite de lumière, d’odeurs et de vent. Et puis, dressés sur le bleu du ciel, tout en haut des socles que la nature a façonnés de ses doigts de géant pour ceux-là qui n’étaient que des hommes, les sarcophages du souvenir.

Lastours

 
 

Il contourne les escarpements nord et débouche à mi-hauteur de la face occidentale, où l’on ressent soudain une impression de silence sauvage : nulle route dans le creux, et nul murmure ; on n’entend plus l’Orbiel, et le Grésillou, le plus souvent à sec, ne fait tout en bas qu’une trace muette, à peine visible.

Et tout à coup des cyprès se piquent dans le ciel. Comme des ombres vigilantes fixées face au soleil couchant dans un éternel garde-à-vous, leurs flammes sombres naissent au milieu des iris et des genêts, et sur ces pentes chaotiques faites de rocs en ressauts, d’éboulis et de failles, elles apportent une étrange douceur de cimetière toscan. La main qui les planta savait-elle qu’elle allait nimber les quatre fortins de Lastours de la poésie calme, immobile et recueillie du souvenir, et qu’en parsemant de tombeaux imaginaires ces lieux torturés, son anonyme sollicitude en ferait les Alyscamps de la Croisade ? (...)

Minerve

 

Au nord de Lézignan, quand on a franchi Olonzac et Azillanet, on quitte brusquement la plaine audoise pour les derniers ressauts des monts de l’Espinouze. Une étroite route serpente sur le causse, entre les rocs et les garrigues parsemées d’oliviers et de chênes verts. Elle débouche soudain au-dessus d’un canyon : c’est le lit asséché de la Cesse – un petit affluent de l’Aude – dont les parois verticales sont rongées à la base par les eaux qui jadis y coulaient à ciel ouvert et dont le cours est aujourd’hui souterrain. A un endroit donné, la Cesse recevait à sa gauche le Brian, aussi encaissé qu’elle, et qui, lui, coule encore en un mince filet d’eau. Au confluent de ces deux ravins découpés comme au couteau dans le plateau calcaire, un promontoire qui a la forme exacte d’une tête de tibia. Le village fortifié de Minerve, dont sur mille mètres de long les courtines délabrées et les tours chancelantes dominent en surplomb la double vallée de cailloutis, en occupe toute la partie renflée. Au nord, le promontoire s’étrangle : moins de vingt mètres de largeur ; c’est là que s’élevait le château du vicomte. Donnant à pic, de part et d’autre, sur les deux ravins, il verrouillait entièrement l’accès septentrional du village (...)

 

Termes

 

Les Corbières forment, au sud d’une ligne qui va de Carcassonne à Narbonne, un rectangle à peu près parfait. Mais ce quadrilatère est un labyrinthe de vallées étroites et tortueuses, souvent resserrées en des gorges où la roche vive, brune ou violine, ressemble à ces papiers froissés qui dans les crèches de Noël imitent les rochers. (...) Et ce dédale est une fourmilière de châteaux forts. Ils sont toujours là, comme les pièces d’un gigantesque échiquier où l’on aurait abandonné une partie insensée. (...) Termes est exactement au centre de ce fabuleux système défensif qui protégeait toutes les routes du Sud menant à Carcassonne.(...) A peine a-t-on quitté, après Félines, la dernière cuvette au fond tapissé de vignes, que la route part à l’assaut des garrigues et de la forêt.

Sur près de dix kilomètres, on ne rencontrera que deux ou trois masures abandonnées. La route monte, puis épouse sur une longue distance la ligne de faîte d’une série de croupes désertiques. Autour, c’est, à perte de vue, la forêt, un immense océan vert sombre et roux que l’on survole presque, et qui roule en vagues énormes, au bout desquelles, parfois, une arête rocheuse fait sur le ciel une frange d’écume pétrifiée. D’un col, on aperçoit soudain, au loin, flottant sur cette houle, un château de bout du monde (...)

 

Puivert

 

Puivert, c’est plus qu’un château : c’est une introduction au Languedoc « courtois », celui des troubadours.(...) Construit sur une petite éminence, en bordure d’une cuvette riante qui jadis était occupée par un lac aujourd’hui réduit à un grand bassin, c’est tout le contraire des nids d’aigle de Lastours, du camp retranché de Minerve, du formidable bastion de Termes : une résidence heureuse, un château pour les cours d’amour, les fêtes et les tournois. Sur la route qui relie Foix à Perpignan, exactement à la frontière de l’Ariège et de l’Aude, le caractère accueillant de sa situation, le charme d’un environnement qui annonce le pays méditerranéen sans en avoir l’âpreté, tout y est symbole de la douceur de vivre. Les vicomtesses de Narbonne venaient souvent y passer l’été...

 

Peyrepertuse

 

Par quelque côté qu’on aborde le site de Peyrepertuse, il est fantastique, lunaire, digne réplique, en altitude, du décor infernal des gorges de Galamus, qui sont à deux lieues de là. Quand on arrive de Cucugnan, on ne voit sur le ciel qu’une longue arête rocheuse dont la découpe intrigue à mesure qu’on s’en rapproche, jusqu’à ce qu’on s’aperçoive qu’elle est percée d’ouvertures rectangulaires qu’on ose à peine prendre pour ce qu’elles sont : des fenêtres. Les Croisés durent arriver par le nord. Ils durent franchir le col de Redoulade, après lequel le chemin descend sur Soulatgé entre deux falaises qui ont l’air de chaussées aériennes. Entre elles s’encadre soudain au loin la crête qui porte Peyrepertuse. Elle lance vers le ciel, du côté de l’ouest, un roc énorme qui s’interrompt par un aplomb d’une centaine de mètres ; elle s’incline vers l’est, jusqu’à former une longue terrasse horizontale qui se casse elle aussi tout net. C’est là-haut que fut construit Peyrepertuse. Quand on est au col de Grès, entre Rouffiac et Duilhac, la forteresse livre aux regards le profil exact d’un navire à l’étrave dressée face au couchant, échoué en plein ciel sur quelques récifs clairs léchés par des ressacs de buissons (...)

 

Puilaurens

Après le défilé de Pierre-Lys qui marque l’entrée de la haute vallée de l’Aude, quand on laisse celle-ci sur la droite pour se diriger vers Perpignan, par la large dépression où coulent la Boulzanne d’abord, puis le Maury et l’Agly, on rencontre, au pied de la splendide forêt de Fanges, le petit village de Lapradelle. Là, la Boulzanne, descendant des contreforts pyrénéens, fait un coude qui occupe un cirque couverts de bois où dominent, dans les parties basses, les aulnes et les noisetiers. En son centre, une pyramide rocheuse dresse et surplombe Lapradelle. Elle porte à sept cents mètres d’altitude les ruines de la forteresse méridionale la mieux conservée. De Lapradelle même, on aperçoit son grand rempart nord, avec son crénelage en partie démantelé. Mais c’est par le sud qu’on gagne le château, par un petit chemin forestier qui devient un sentier de chèvre en forte pente sur lequel veille bientôt une immense tour ronde. Plus on monte, plus le chemin revient sur lui-même, plus les lacets se resserrent. Bientôt, c’est un véritable escalier zigzaguant entre des chicanes de maçonnerie occupant une fissure du roc (...)

 

Quéribus

 

Une énorme verrue calcaire qui rompt la crête des Corbières méridionales et émerge verticalement, sur trois cents mètres de haut, des contreforts montagneux couverts de garrigues : et ce piton fantastique, visible du cap Béar, à soixante kilomètres de là, dresse à huit cents mètres une étrange construction aussi haute que large, un véritable blockhaus dont les murs ont par endroits quatre mètres d’épaisseur. Mais l’intérieur a la beauté mystique d’une cathédrale. Tel est Quéribus, ce balcon penché sur le Roussillon (...)

 

Montségur

Montségur ! le rocher d’Ariège qui tend vers le ciel sa forteresse couleur de cendre, n’est peut-être pas le site le plus grandiose des guerres albigeoises ; mais c’est le plus captivant, celui où le visiteur se fait spontanément pèlerin. On inspecte les murs nus, la cour vide ; on reconstruit en imagination la voûte du donjon, le faîte crénelé des remparts ; mais devant une certaine archère par où, au matin du solstice d’été, passe le premier rayon du soleil levant, on fait plus que guetter un point de l’horizon ; on attend une de ces réponses que les mots ne pourront jamais formuler. (...) On cherche un château, on trouve un tombeau construit à la mesure d’une épopée…

 

Citadelles du vertige

Citadelles du vertige… Sentinelles menaçantes ou réduits soigneusement cachés, elles furent le théâtre, au fond, d’une banale histoire : à des hommes et à des femmes qu’on traquait en vertu du principe d’autorité, elles ont servi de refuge, avant qu’on ne les massacre au nom, simplement, de la haine. « Ils sont pires que les Sarrasins… » écrivit un jour à ses légats le pape Innocent III, en parlant des cathares. Leur seul crime était d’exister, c’est-à-dire de ne pas entrer dans le cadre d’une certaine idée de l’existence. La froide décision de les exterminer s’est fondée sur des principes transcendants. Que le meurtre collectif ait sécrété sa propre justification, aux yeux des meurtriers, ce n’en fut ni le premier ni le dernier exemple.

 

D’autres hommes, d’autres femmes, qui ne partageaient pas forcément la foi des cathares, ont rompu avec eux le pain de la peur, des attentes mortelles, du désespoir, mais aussi sans doute celui des espérances absolues : le sacrifice est contagieux. Il serait assez vain de supposer, chez les protecteurs de l’hérésie, une claire notion de certaines valeurs : connaissaient-ils seulement le mot de tolérance ? Nous ne saurons jamais ce qu’ils pensaient, ce qu’ils voulaient ; nous ne savons que ce qu’ils ont fait. Et ils l’ont fait, portés par le sentiment diffus qu’ils avaient à le faire, ce qui n’est qu’une façon, peut-être, de désigner l’instinct. S’il ne reste rien du drame cathare, que des débris perdus au hasard du sol où il se joua, et de vastes interrogations, c’est quand même André Breton qui a finalement raison : « Montségur, qui brûle toujours… ». Et qui brûlera tout le temps et partout. Parce qu’il est moins le symbole d’un souvenir inextinguible – il faudrait on ne sait quelle haine anachronique et presque indécente pour l’alimenter – que le signe d’un feu permanent, qui n’a jamais cessé de couver sous les cendres de l’Histoire.

Châteaux de lumière et de nuit, faits de pierres où l’on s’écorche, mais plus encore de secrets fuyants que l’on poursuit en rêve. Ils sont foule. Blanchefort sur son aiguille, et Auriac, et Usson, pris dans la tenaille de deux noires vallées. Et Pieusse, où se tint un concile cathare, et dont les crépis gardent inscrits d’étranges graffiti ; et Durfort, où l’on craint toujours de réveiller quelque Belle-au-Bois-dormant des Corbières ; et Padern, et Durban, Aguilar, Castelmaure, Ségure, Montséret, un roc surplombant un village, un tertre émergeant des vignes ; et Roquefixade, qui semble s’agripper à sa falaise par d’invisibles mains ; et Penne, qui se penche comme un plongeoir au-dessus de l’Aveyron. Certains sont nés avec Roland. Ils ont grandi avec le Cid ; taillés dans l’orgueil et la crainte, à la mesure d’un âge que le recul rend héroïque et presque légendaire, ils ne sont plus, au-dessus de la terre languedocienne, que les lambeaux d’un cimetière épars, que les échos pétrifiés d’un vieux romancero tragique. Fétus de gloire portés jusqu’à nous par l’écume du temps.

Michel Roquebert
(1966)

Photographies de Christian Soula.
Toulouse, Imprimerie Régionale (1966) et Éditions Privat (1972).