Paul Celan

Celan et l’exil de l’identité

Texte d’Alain Suied

La dépossession et l’exil

Histoire socio-culturelle et histoire personnelle se conjuguent dans un destin humain. Le cheminement affectif, moral ou idéologique d’un être rencontre, un jour, les lenteurs, les pesanteurs, les régressions de son temps, de sa société, des lois de l’incertaine aventure de l’humain. Le fond païen de l’Europe, la violence antique, la haine panique de la Nature : ces forces ne meurent pas, ces régressions ne s’annulent pas miraculeusement, sous l’effet d’une conversion, même impériale (312 après J.-C.), sous l’effet du refus du Réel et de l’espoir paradisiaque. Les Croisades, le rejet des autres religions, la pseudo « sauvegarde » du peuple juif (ou du moins de certains de ses traits supposés…), l’Inquisition, l’expulsion des Juifs d’Espagne, la Conquête des Amériques, les luttes contre le Protestantisme, le retour du « refoulé » païen sous Hitler, la Colonisation : l’ethnocentrisme occidental et l’universalisme catholique, disposant des richesses et des armes n’ont su – au fil des siècles – que reproduire la haine et la violence des premiers temps.

La force du non-dit a relégué le Juif dans l’inter-dit, jamais reconnu, toujours intériorisé et producteur de sens et d’Histoire. Quel peut être le destin, en Europe, d’un poète qui ose, après la Shoah, suivant en quelque sorte l’exemple heinien, tenter de déposer dans la mémoire du poème (allemand, ici) la présence juive déniée ? La parole hébraïque exilée ? Le vivant poème de l’Autre qui « nous » constitue, de son Manque même !

J’imagine Paul Celan à Paris : en exil. De retour dans l’exil de l’être. De retour, après la Shoah, négation barbare des idéaux affichés de la Bourgeoisie – ou de son négatif : le Totalitarisme – et de l’Église. De retour à « Personne ». De retour à Rien – au Rien d’avant le Verbe. De retour : dans le mouvement même du rêve de retour « sioniste » paternel et dans l’étroite limite de la langue allemande maternelle : orphelin du rêve et de la langue. Dans l’impossibilité de se rendre en Israël (jusqu’en 1969) et dans l’impossibilité d’échapper à la résonance première, à la langue natale : lecteur d’allemand à l’École Normale.

J’imagine Paul Celan à Paris : face à l’idéologie dominante, subtil mélange d’Ancien Régime et d’idées « avancées », subtile utilisation des filières « utiles » et des modes mouvantes mais « incontournables » (comme un masque ?). Les meilleures « motivations » sont toujours annoncées : il peut s’agir « au nom des Lumières » de présenter une version modernisée de la vision chrétienne de l’Histoire – exporter le Modèle identificatoire, le Phallus inconscient, la vérité de l’Histoire « pour le bien » des peuples et non plus pour de viles raisons matérielles…

Il peut s’agir « au nom des valeurs » de prendre en main les « médias » (après la Guerre, à la Radio Nationale, par exemple) ou de changer du jour au lendemain d’alliances ou de « politique » au risque de favoriser les régimes les plus violents. Face aux intellectuels aux profils changeants, mais à l’indifférence constante… L’appartenance aux bonnes filières permet de faire « oublier » les « mauvais » choix et les cruelles intermittences de l’air du temps.

Que peut un poète dans un temps de faux-semblants, lui qui cherche dans les mots et dans les choses ce que l’époque nie aux mots et aux choses : un sens à notre relation au monde et à Autrui ?

J’imagine Paul Celan à Paris : face au non-dit catholique, face au refoulement de la mémoire et de la culture hébraïques, à travers les générations, face à l’indifférence du milieu poétique, face à ce que Léon Poliakov nomme le « tact français », qui feint d’ignorer l’appartenance ou l’origine des êtres mais les écarte pour ces mêmes raisons ! Auschwitz a eu lieu. En Europe. Mais la Morale, à Paris, n’a pas de mémoire.

La Kultur est mal à l’aise mais sauve – comme les apparences. Un poète le crie au monde. Mais à Paris, « nul ne témoigne pour le témoin ». L’identité dépossédée, la mémoire détournée du Juif ont rejoint, dans le même exil intérieur, la mémoire et l’ascendance assassinées d’un poète, cet autre exclu, cet autre héraut de l’Âme, cet autre alchimiste du Réel. « Dans ce monde-ci hyper-chrétien/Tous les poètes sont des Juifs » : ces vers de Marina Tsvétaéva, que Celan choisit de citer, disent une dépossession et un exil, qu’il nous appartient aujourd’hui de transmettre pour mieux les refuser.

Celan et l’identité interdite

Il y a une identité interdite. Elle ouvre la porte secrète de l’Inconscient collectif occidental, que Freud dévoila comme l’enfant du conte crie : « Le Roi est nu ! ». Dévoila et non pas « découvrit » : ce fut comme la simple formulation d’une évidence silencieuse, d’une vérité oubliée. Il y a une identité enfouie. Le Juif, hier « sauvegardé » en tant que « coupable » (ou témoin) du déicide perpétré par les Romains (dont l’Église adopte la langue, est aujourd’hui, après la Shoah, « assimilé » - mais il ne survit – dans sa vérité profonde – qu’à condition de demeurer aux yeux du Social, ombre parmi les ombres.

Figure intériorisée du Père, rappel obsédant de la « Loi », parfois identifiée à la « terrifiante » Nature (alors que la tradition hébraïque se veut la prise en compte la plus sereine, la plus humaine de la Nature et de la Loi…), obstacle sur le chemin illusoire – et donc « précieux » - de la régression au Paradis maternel, le Juif (fantasmé – le Juif réel réagit pareillement à son propre narcissisme, à ses pulsions non vaincues) n’est accepté qu’en tant qu’image pré-conçue, qu’en tant que rouage d’une « scène primitive » liée autant à l’histoire personnelle qu’à la structure des comportements sociaux et d’une idéologie dominante : un malaise chrétien de la civilisation.

De cette identité oubliée, non-dite, inter-dite, non-formulable, la mémoire Juive s’est blessée ou/et enrichie – à tout jamais. Dialogue perpétuel. Rencontre avec l’exil inscrit au cœur de la condition terrestre. Parole en exil : Poésie. Dialogue impossible. Exil et condition niés par les dogmes occidentaux, sur le modèle de l’illusion paradisiaque. Face aux empires et aux systèmes décadents, prière verticale, ouverture toujours nouvelle, toujours originelle…

De cette identité-là, puisée aux sources de sa mémoire assassinée, au nœud de la Transmission (son père fidèle à la pensée juive), au fond de sa blessure personnelle et historique, Celan fait son « Cheval de Troie », renversant dans le cadre de la Poésie allemande (lieu de l’idéologie) les données de l’Impossible : si la Culture de Goethe a pu laisser advenir le Nazisme, l’exemple heinien doit être retrouvé et poursuivi : la parole juive doit réinventer sa place niée, brûlée : le poème allemand va enfin porter la parole « oubliée » - ou, si l’on veut, l’hébreu ne supportera plus sa trop longue dépossession.

L’enjeu moderne d’un tel « pari » linguistique est évident : au tournant du millénaire, à l’heure des données incontournables de la Science, qui affaiblissent le message officiel, l’Idéologie d’inspiration chrétienne (même certaines formes de marxisme), comment faire tenir une Kultur sur la seule fondation gréco-latine, tandis que la Shoah a contredit les prétentions à la morale et à l’ethnocentrisme et nié en vain l’héritage hébraïque ?

Redonner à entendre la parole juive dans le texte allemand, c’est agir sur le refoulé, c’est désigner le processus même du refoulé, c’est se souvenir que toute parole est d’abord mémoire : reconnaissance. C’est fonder la possibilité même de la Poésie après Auschwitz : parole pour un retour.

Celan: Le voyage en Israël

Sur tout ce deuil

Qui est le tien : pas

De deuxième ciel

Paul Celan, « La rose de personne ».

« Les Allemands sont les champions du Refoulement »

Gunther Wallraff

« Paul était heureux : on aurait dit un enfant ». C’est ainsi qu’un de ses amis décrit Celan (1920-1970) en 1969, à la veille de son premier, de son unique voyage en Israël. Une de ses traductrices françaises ira jusqu’à dire : « Il s’était transformé en une sorte de sioniste mystique ». Pour le poète de « Pavot et mémoire », que signifiait ce voyage ? Pourquoi ne le réaliser qu’à l’approche de la cinquantaine (et un an avant le tragique suicide à Paris) ? Et surtout, pourquoi ces portraits sans doute hâtifs contredisent-ils l’image habituellement donnée de Paul Celan : un « mélancolique » ou « un être incapable de communiquer », ou encore un « malade aux tendances paranoïaques » ?

Celan est accueilli en Israël par des personnalités sensibles à son génie poétique. Il sait, leur dit-il, dans son bref « discours de Tel Aviv », « ce qu’est la solitude juive », mais à l’évidence, ce contact avec la terre ancestrale lui permet de retrouver, durant quelques jours, un échange perdu. Il rencontre une jeune femme : il lui adressera, de Paris, une correspondance restée inexplicablement inédite à ce jour en France.

Quelque chose se rejoue, se ravive, à l’occasion de cet acte symbolique : un voyage vers le passé arraché, vers un deuil impossible. Venir en Israël, à la vérité quotidienne d’un pays imaginé par le père, c’est revenir au rêve sioniste de ce dernier.

C’est croire un instant que l’espoir n’a pas été assassiné. C’est aussi comme régler une dette. Comme rendre l’impossible vrai.

Mais le « vrai » n’est-il pas de la matière même de l’Informulable, de l’impossible-à-dire ?

Celan approche de la cinquantaine, cette limite, cette frontière du Temps que son père franchit de quelques mois avant de renoncer à vivre, avant de périr d’épuisement moral et physique dans les camps allemands. L’exil et le divorce, l’obsession du double deuil familial à jamais irréparable ont nourri son œuvre mais dévoré les chances de survivre. Une terre retrouvée, une femme aimée : est-ce l’issue pour celui qui n’a trouvé refuge que dans la langue étrangère ?

En France, les éditions Gallimard, sur l’ordre de Jean Grosjean, assure-t-on, refusent ses poèmes. Mais dans d’autres pays – et depuis longtemps en Allemagne – la reconnaissance se fait jour. Il faut rentrer, retrouver l’exil, continuer l’œuvre en cours (« J’ai deux recueils en avance », confie-t-il à l’un de ses traducteurs.

(Il s’agit de ses deux recueils posthumes). Le destin est déjà « écrit ».

L’accueil en Israël est chaleureux. Ne crée-t-on pas un « Comité Celan », dont les travaux et les réunions se poursuivent encore, notamment avec l’aide de son ami d’enfance, le professeur Israël Chalfen (voir : Biographie de jeunesse, éditions Plon). Mais le rêve s’est éteint : la dette, pourtant « réglée » ne peut, elle, se dissiper… Le prix à payer est ailleurs.

L’Histoire du siècle et l’histoire personnelle demandent un sacrifice dont plus rien ne viendra déplacer les enjeux…

Le pont Mirabeau

Au cours du débat qui suivit les interventions de la table-ronde : « Paul Celan, témoin juif de notre temps », organisée par mes soins au Centre Rachi, à Paris, le 27 mars 1991, - avec des interventions signées Albrecht Betz, Jean Bollack, Sophie Guermés et Claude Vigée – une auditrice assura qu’il fallait entendre comme une « note d’espoir » le fait que Celan se soit jeté du pont Mirabeau – un symbole, selon ses dires, d’un dialogue, au-delà du temps et de la mort entre les poètes, un signe vers Apollinaire.

L’exil peut tuer. Mais l’exil n’est-il pas la condition même de l’être ?

Sur le « pont » de la parole, la Poésie est transmission, mouvement-vers-l’autre.

Le suicide de Celan pouvait certes « signifier » tout cela – symboliquement, mais aussi, sur le plan du Réel, montrer d’autres horizons de sens : quant à la vie personnelle, dire la blessure jamais fermée de la perte des siens, le deuil impossible (« Sur tout ce deuil qui est le tien/pas de deuxième ciel ») ; quant à la situation immédiate du poète, le sentiment d’une double exclusion : en tant que poète, en tant que juif (« dans ce monde hyperchrétien » - Marina Tsvétaéva), dans une capitale où deux ans plus tôt, certains traitèrent les CRS de … SS, sans se douter de l’excès du propos, déjà sans mémoire…

« Sous le pont Mirabeau, coule la Seine » : « cadavre aisé » (Michaux – sans doute pour dire le poète de la Fugue de la Mort rendu à l’enfance ?), le corps abîmé de Celan ? Vivant trahi, trop lucide, trop seul : déjà loin des masques du social et des méchantes impostures de « l’air du temps », déjà « voyant » de l’autre côté de l’Humain – l’éternel retour du Refoulé. Déjà ombre sur l’eau des courants profonds de l’humaine noirceur de notre siècle sans remords – et sans regard pour ses propres « Témoins ».

L’éthique reste à inventer

Œdipe juif, Narcisse chrétien

L’Éthique n’est pas morte.

L’Éthique reste à inventer.

Les « valeurs » et la « morale » issues de ce qu’il est encore convenu de nommer « Ancien » Testament ne sont pas le « bébé » à jeter avec l’eau du « bain » des « Lumières ». L’Église et la Sorbonne ont certes distillé, dans la Kultur occidentale, le déni ou le rejet des racines hébraïques de la pensée moderne, mais la sublimation et le refoulement du fond païen de l’Europe, lentement transmués en « pulsion de mort » (nazisme, stalinisme, guerres de religion et d’ethnies… en montrent les traces…) et la « récupération » abusive des visions et des appels éthiques de la Bible n’ont pas permis de fonder une authentique pensée de l’Autre, d’instituer les règles socio-économiques et juridiques d’une vie-avec autrui, de créer un socius de partage et de communication. Aujourd’hui, la pensée-Heidegger a ceci de réconfortant pour les tenants de l’idéologie dominante : elle renouvelle le thème moyen-âgeux du « verus Israël » ecclésiastique, la dé-judaïsation de la Kultur. Remplacez Dieu par l’Être ou par la Présence, vocables dérobés aux poètes majeurs – et vous obtiendrez le même discours mal distancié et traversé des restes du nihilisme et du piétisme européens des 13ème au 19ème siècles.

Mais au-delà des « effets de discours », une telle idéologie sans âme poursuit un but unique : si le judaïsme, l’ombre intériorisée et inconsciente de l’Occident, est « négligeable », alors son appel à l’Éthique, sa quête de l’Autre ne sont plus une urgence, ne sont plus un fondement. Démonstration heureuse et rassurante qui présente l’avantage supplémentaire de relativiser l’adhésion de Martin Heidegger au nazisme, devenue une idéologie parmi d’autres du refus du Dieu biblique, supposé terrible et sûrement évocateur d’angoisses infantiles mal élaborées, mal dépassées.

Et si le véritable enjeu n’était pas dans le « discours » mais dans le message ?

Et si le véritable « Testament », la véritable, la vitale transmission était d’abord le message de l’Autre, le rappel que l’Autre est le fondement même d’un discours inscrit dans le réel et non dans les virtualités inquiétantes du rêve paradisiaque et narcissique des églises et des idéologies ?

Paul Celan l’avait compris, re-fondant la Poésie moderne sur le Dialogue, autour du symbole de l’anneau, transmission, choix, union concrète et quotidienne, pacte avec l’autre être pour affronter le vide infini de la Nuit occidentale, de la violence née de l’Antiquité égyptienne et gréco-latine, pulsion imagée par l’œil, si souvent présent dans son œuvre, œil voyeur et destructeur, phallus invisible et pourtant central, agent même de la vision. Sur le Dialogue : contre la pensée de Système, de Hegel à Heidegger.

L’Éthique n’est pas morte. Ni mort-née avec Spinoza. Elle est à reconstruire poétiquement.

Alain Suied

Essai inédit.

Biographie

Paul Celan s’installe à Paris après la guerre, et devient lecteur à l’école Normale. Il écrit plusieurs recueils de poèmes dont ’Pavot et mémoire’ qui lui vaut une certaine renommée. Il reçoit en 1958 le prix Büchner, l’un des principaux prix allemand. La poésie de Paul Celan est abstraite et hermétique, faite de phrases courtes et de silence. Elle possède une haute densité et s’exprime comme à tâtons dans les ténèbres par la forme du soupir et de la déploration. Bien qu’ardue, cette poésie garde pourtant une puissance d’évocation peu ordinaire qui lui vaut d’être tenue pour l’une des Œuvres fondamentales de la littérature allemande. Citons le poème ’Fugue de mort’ qui est peut-être le plus célèbre de son auteur et dont le thème obsessif revient comme un sombre refrain : « Lait noir de l’aube nous le buvons le soir, le buvons à midi et le matin nous le buvons la nuit, nous buvons et buvons...La mort est un maître d’Allemagne. » Paul Celan s’est suicidé à l’âge de 50 ans en se jetant dans la Seine.