Pierre Bergounioux

Devenir un homme

Figures du fils dans l’Orphelin de Pierre Bergounioux
par Yves Charnet

« J’ai vu mon père vieillir et j’ai appris, par là, que je n’étais plus le gosse qui m’a semblé, toujours, se tenir devant lui. Sans doute faut-il, pour devenir un homme, un type désenchanté, lourd de certitudes et lent, qu’un autre homme qu’on n’a jamais connu enfant nous fasse connaître qu’il nous tient, désormais pour un homme. » Pierre Bergounioux, L’Orphelin

Dernier texte de Pierre Bergounioux que les éditions Gallimard ont choisi de nommer « roman », L’Orphelin invente une prose méditative qui reconfigure l’expérience intime d’un sujet se définissant, et de part en part, comme un fils.
Un tel geste continue celui risqué par un autre prosateur, très proche de Bergounioux, Pierre Michon qui avait publié, un an auparavant, une mémorable méditation sur l’auteur d’Une Saison en enfer, significativement intitulée Rimbaud le fils.
Cherchant l’origine de « ce qui fait écrire les hommes », Michon avançait cette proposition selon laquelle, dans notre modernité, l’adolescent, en perpétuel débat avec père et mère, prête(rait) ses traits à la figure de l’écrivain. Récit d’allure initiatique, un « roman » comme L’Orphelin contient entre ses lignes une poétique du sujet qui choisit de scander les principales étapes marquant la constitution d’une identité difficilement soustraite aux puissances du mensonge, de l’aliénation et de l’anéantissement.
Loin d’être considérée comme acquise, la position de fils est ici l’enjeu d’une véritable lutte pour la survie mobilisant toute l’énergie d’un sujet durablement empêché d’accéder à l’âge d’homme. Faisant un silence quasi total sur la figure maternelle, celui qui dit je dans L’Orphelin ne construit en effet l’identité du fils que par rapport à l’inquiétante impossibilité du père à donner sa place dans le temps humain à l’ « enfançon » qui lui succède.
Contraint à demeurer un in-fans, le sujet non reconnu par son géniteur se trouve privé de la possibilité même de phraser, puisque « l’air, le vide n’ont pas la faculté de parler, ne sauraient émettre des sons articulés ou alors c’est une hallucination ».

L’énigme de la paternité

Pour comprendre l’énigme que représente une manière aussi douloureusement paradoxale d’assumer la paternité, le « truc qui vint après » cherche à fixer dans l’écriture, d’une part les déterminations qui commandent le retrait paternel dans le silence de la mélancolie et, d’autre part, la stratégie permettant de lever, et un à un, les obstacles à un dialogue régénérateur entre père et fils. Devenir un homme, quand vous aura été refusé « un minimum de petitesse, de réalité », consiste d’abord à faire l’apprentissage des illusions où l’on est concernant soi-même comme autrui.
Chaque figure successivement incarnée par le fils dans cette sorte d’éducation sentimentale permet une nouvelle figuration de son errance dans l’erreur jusqu’à ce que, âgé de trente-quatre ans, il parvienne, avec une lucidité tardivement conquise, à considérer sans leurre les conditions de notre finitude. Capable de faire face seul à l’expérience d’exister, le narrateur peut enfin recomposer dans une prose récapitulative les péripéties psychiques d’une quête d’identité menée avec une explosive énergie d’adolescent perturbé.
Dépouillé de toute illusion, il s’agit de renaître par l’épreuve d’une écriture qui met cruellement le sujet à nu. La singularité de Pierre Bergounioux dans le roman français contemporain me paraît précisément tenir à cette façon d’inventer - entre autofiction et autobiographie ? - une écriture de soi qui recherche(rait) à quelles conditions un sujet humain quelconque - car je c’est ici (dans le droit fil du Sartre des Mots ?) n’importe qui - peut se risquer, en se soustrayant systématiquement aux déterminations géographiques, historiques et psychologiques de sa lignée, à devenir enfin lui-même.

Personne en culottes courtes

C’est à partir d’une blessure existentielle - et des plus perturbantes pour l’équilibre psychique - que Pierre Bergounioux aura, pour son propre compte, médité cette expérience : le moi comme ombre portée des maux propres à autrui. Le fils comme désastreuse prolongation du père.
Orphelin de père (traumatisme historique de cette boucherie que fut, comme on sait, la première guerre mondiale), le père du narrateur, non seulement s’avérait incapable, selon l’implacable analyse conduite dans L’Orphelin, de donner à son fils une reconnaissance minimale ; mais encore il « avait besoin de quelque chose dont la destruction l’assure qu’il était toujours le premier et le dernier, le seul ».
Dans cette phénoménologie d’une conscience malheureuse que, depuis La Mue, Pierre Bergounioux recommence dans chaque volume, le fils, avec une générosité suicidaire, va d’abord choisir de se sacrifier pour assurer le salut de ce père voué, et par la perte précoce de son propre géniteur, à un deuil perpétuel.
Prenant sur ses jeunes épaules ce poids mort, le narrateur de L’Orphelin écrit en effet de cet incurable mélancolique que fut l’adulte auquel il devait d’être né : « J’entendais qu’il demeure mon père. Je voulais au-dessus de tout sa sauvegarde et son repos. » « Au-dessus de tout », c’est-à-dire au-dessus des épreuves et des chagrins que - dans ces récits d’une éducation filiale en quoi consiste le réseau textuel obstinément tissé par les récents livres de Bergounioux - aura dû d’abord endurer un petit d’homme en mal d’identité.
Une (dé)négation de son propre fils, telle fut en effet la reconnaissance à-rebours dont se montra capable cet orphelin que sa monstrueuse rumination de la mort aura constamment privé d’une relation vivante à autrui : « Jamais, à quelque propos que ce fut, mon père - précise ce narrateur menacé, en fait, d’anéantissement - ne m’a adressé la parole que je n’aie appris par la même occasion que je venais de perdre toute existence propre. »
Loin de se contenter d’étaler complaisamment sa souffrance subjective, Pierre Bergounioux ne recompose les cycles successifs (deux périodes de dix-sept ans) d’une initiation à la finitude que pour, au jour de la raison humaine, éclairer les différentes erreurs que le sujet perturbé commence par multiplier quant à sa propre identité.

Le travail du prosateur vise à soustraire le fils qu’il fut d’abord aux mauvaises identifications qui faillirent - tant la mélancolie peut être, comme on sait, intraitable - lui coûter, tout simplement, la vie. Il convient d’insister sur le fait que l’irremplaçable réalité de l’expérience s’avère, à cet égard, supérieure à toute fiction - puisque, selon la morale provisoire exposée dans L’Orphelin, « on n’imagine pas, d’abord, combien de méprises, d’errements nous séparent de ce que nous sommes ».
Figurer son identité, c’est ici prendre la mesure de la fascination propre à la médusante puissance de l’erreur qui caractérise la confusion dans laquelle ne peut ne pas se faire l’apprentissage de la condition humaine - et de cet impossible métier, vivre. Peut-être pareille force est-elle due au fait que la pulsion de mort tendrait à s’investir, et de façon privilégiée, dans cette méprise où, quant à soi-même, l’on reste, et longtemps, enfermé. D’un tel état de fait témoignerait, me semble-t-il, la manière qu’eut d’abord Pierre Bergounioux de se tenir pour rien afin de permettre à son père de régner sans partage dans le territoire mortifère de sa solitude.

S’éprouvant comme « quelque chose qui n’existe pas », le sujet propose, au début de ces confessions d’une identité en quête de sa raison d’être (en quoi consiste - autobiographie antibiographique ? - L’Orphelin ), ce degré zéro de la description de soi : « J’étais donc personne en culottes courtes ou des culottes courtes passées à, une casquette en paille posée sur de l’air, du vide, rien ». « Dépouillé d’entrée de jeu », le sujet se réduit « à l’état de cendre fine, d’ombre diaphane, à rien ». Autrement dit, « à la seule chose qui subsiste après qu’on en a fait la cuisante épreuve : la gousse de chair délimitée par un mince tégument ».

L’ombre du monstre

Pareille épreuve du vide s’avère en définitive la condition suicidaire par laquelle, transférant sur eux son énergie vitale, l’enfant fabrique pour les adultes une fictive plénitude : « C’est la quittance à verser au vieux sang, le tribut que la vieille duperie réclame pour solde de tout compte. » Rien du tout, le fils de l’orphelin mélancolique, « n’a pas encore osé étendre à un tiers, aux puissants », à son père donc, le principe, pourtant universellement applicable, selon lequel les « grands initiés », oui, « sont les mêmes, qu’ils le seraient si nous n’avions pas la faiblesse de croire qu’ils ne le sont pas, d’agir de telle sorte qu’ils le restent ».

C’est de s’abuser ainsi sur la communauté d’identité qu’il partage - malgré que celui-ci en ait - avec son père, que le fils, au prix d’une aliénation mortelle, admet d’abord, et comme une vérité sur son être propre, la dénégation de toute existence que lui renvoie un géniteur incapable de le reconnaître authentiquement.
Dupe du père, le fils analyse après-coup cette (inévitable ?) erreur quant à son identification au néant : « Mais on ne sait pas. On ignore encore ce que nul ne sait pour la simple raison qu’il n’y a rien à savoir si ce n’est ce qu’un enfançon connaît. On leur accorde qu’ils — « les hommes faits » — ont des choses, des secrets. On leur procure le déficit volumineux, raffiné sans lequel ils seraient comme des enfants. » D’une manière plus générale le narrateur reconstitue, dans les réinterprétations de son récit, le mode d’emploi d’une méprise fondamentale dont il a, et jusqu’à l’âge d’homme, subi les funestes conséquences : « Je me suis attribué le mauvais qui rougeoyait en moi aussi longtemps que m’a manqué l’usage entier de la raison.Mais la raison, sa tardive aurore, ce n’est peut-être rien d’autre que de s’écarter des rougeurs de braise, des ténèbres qu’on tenait pour siennes, qui occupaient l’endroit où l’on fut. »

Avant de prendre, entre dix-sept et trente-quatre ans, le recul intellectuel qui lui permit de se détacher opiniâtrement des déterminations propres à sa première situation dans le monde, Pierre Bergounioux a d’abord cherché à s’écarter par la fuite, par la distance géographique, du négatif dont il ressentait en lui-même la redoutable énergie. « Le mouvement centrifuge » qui emporte le narrateur de L’Orphelin est significativement glosé comme « l’obscur tropisme de la gousse de chair ulcérée vers la périphérie, l’ineffable douceur des solitudes ».

C’est à l’univers végétal, au bruissant mystère de son règne, que l’adolescent corrézien a désiré confier « le mauvais, le noir, la rougeur de braise, l’ombre du monstre, tout ce dont on a cru longtemps qu’on était formé, pétri - qu’on était ». « Adossé à un arbre, à ne remuer ni pied ni patte, occupé de l’élémentaire sentiment d’exister », le fils de l’orphelin éprouve une singulière reconnaissance pour les vallon et les chevrons des mauvaises terres entourant Brive : « Je leur dois les courts instants de répit que j’ai eus avant l’heure tardive où je pus appliquer à la peine de vivre le remède de la raison. »

Dans « ces marges inhabitées » a culminé l’expérience consistant pour le sujet à se « méprendre » sur lui-même : « m’être cru, précise-t-il, dénaturé, unique, monstrueux, la source de la fureur dont j’étais le siège ». A force de souffrir de ne pouvoir arracher à son père le mot, le geste qui réparerait « la pure carence des commencements », le fils en vient en effet à se demander s’il « n’est pas unique, plus particulièrement inimportant, spécialement maléficié ».
En toute méconnaissance de cause, l’enfant sauvage aura donc « tenu pour une extravagance, un trait supplémentaire de la dénaturation dont il se crut affligé, de partir droit devant soi vers des vallons sans attrait». Aussi salutaire qu’elle ait pu être, pareille initiation à l’exorcisme - exprimer, faire, oui, passer dehors « la violence mal réprimée, les poisons, le mauvais qu’on a, dedans » -, ne permettait cependant pas au fils de comprendre que cette énergie négative avait son origine, non pas dans sa propre méchanceté, mais dans la mélancolie paternelle.
D’où ce jugement de condamnation porté par le sujet interprétant à mal - c’est-à-dire comme un mal - sa turbulente étrangeté à soi-même : « Je me trouvais embarrassé d’une certaine quantité d’énergie à dissiper de vive force et en pure perte si je voulais éviter que, s’exerçant sous formes d’actes dévastateurs ou, simplement, de la pénible représentation en laquelle je parvenais encore à les contenir, elle n’aille me ravager complétement du dedans, exactement comme une locomotive arrêtée sur une voie de garage, feux allumés, avec ses freins bloqués et sa soupape de sûreté serrée à bloc. »

Aller décharger dans « la douceur charnue » des végétaux cette destructrice intensité aurait durablement soulagé le fils dépossédé, si pareille conduite de fuite - plutôt que de continuer névrotiquement « le besoin de se châtier » - avait lucidement identifié la menace à laquelle, en enfouissant le sujet au plus profond des terres en friche, elle tentait de parer. Possédé à son insu par la pulsion de mort de son père, le fils s’éprouvait comme un monstre abject lorsque, « brisant les tiges grêles, écrasant les genêts, rudoyant les rangs mal formés du gaulis de châtaignier, laissant à chacun des haillons de douleur, des fractions d’énergie, il s’ouvrait dans le paysage où le soir jetait sa confusion un sillage de désastres et de débris, pareil, vraiment, à quelque machine à feu dévoyée ».
Cette course furieuse s’achevait par une communion sans communion avec « un tronc sans chicot » dans l’obscure épaisseur duquel le sujet, « rêvant d’une circulation mêlant la sève au sang », tentait de « s’incorporer » : « A deux ou trois reprises, confesse en effet le narrateur de L’Orphelin, je fus à un cheveu de rester, de demander au bois un asile définitif. »

Un être nanti de raison

S’il ne franchit pas définitivement la frontière qui sépare les règnes, le sujet à la mue difficile ne dut, à dix-sept ans, son salut qu’à un livre, le Discours de la méthode, supposé « gros de la réponse aux questions qui le tourmentaient, l’avaient fait préférer les friches aux lieux civilisés, le commerce des aulnes à celui des hommes, la destruction à la conservation, le séjour du bois puis du fer à celui de la gousse de chair ». La foudroyante simplicité de cette réponse s’énonce, dans la réappropriation qu’en risque le « roman », en quelques mots : le sujet, « rien d’autre qu’un être nanti de raison, né d’elle ». Véritable baptême philosophique, le cogito désigne à ce fils sans identité la possibilité, enfin, « d’être soi-même » ; de « devenir », oui, « un homme ».

Et non plus ce double abject forgé par les chimères d’une lancinante culpabilité. Loin d’être pourtant au bout de ses peines, le narrateur va maintenant affronter la déconcertante épreuve au terme de laquelle la méprise sur soi peut, sous les apparences mêmes de la raison, continuer d’agrandir son désastreux empire. S’il va tant lire, dans les dix-sept années qui suivent la révélation cartésienne, c’est mû, en effet, par le fantasme que seul le terrain de la raison permettra(it) cette rencontre et cet entretien tant désirés avec son géniteur voué, on s’en souvient, au sombre mutisme de la mélancolie. Renonçant à devenir un arbre pour (s’)assimiler le savoir des livres, celui qui, dans cette prose d’un fils en souffrance, ne cesse de dire je voudra(it), par cette conversion de son comportement, convertir en présence dialoguante le silencieux retrait de l’orphelin : « Si la machine à feu, la poche de poison, le monstre auquel mon sort fut lié montra un jour l’ombre d’une vertu, ce fut alors, quand il sacrifia la quiétude immédiate qu’il eût tirée des choses à la possibilité douteuse d’une paix où nous serions ensemble, mon père et moi. »

Mettant à dévorer les livres « la même brutalité qui le jetait en avant à travers la caillasse et les buissons », le fils tire encore son ardeur de cette lutte avec une insaisissable figure paternelle : « J’ai cherché la clarté comme, antérieurement, la nuit, pour m’y perdre. J’ai troqué l’épaisseur du bois contre celle du papier, qui n’en est qu’un avatar. » S’il reste fasciné par la perte, animé par la pulsion de mort, ce narrateur aliéné - « un type qui se prend pour tout ce qu’on voudra sauf pour un type et conçoit très sérieusement de devenir un morceau de fer, un bout de bois ou rien du tout » - fait d’abord à ses dépends le patient apprentissage d’une raison consistant à se déprendre du mensonge tenace de sa différence.
Il lui faut encore comprendre - ultime étape dans ce deuil des illusions - que, étant donnée les conditions de la finitude, les expériences radicales demeurent, et le plus souvent dans nos vies vouées à la solitude, impartagées. D’où cet épuisement tant que le fils s’acharnera à croire que, par une action énergique née de sa volonté, il pourra(it) soustraire son orphelin de père au silence dans lequel celui-ci s’est irrémédiablement abîmé. Ainsi le premier effet de la révélation cartésienne sera paradoxalement d’engager le sujet dans une erreur symétriquement inverse de la première (non plus fuir la présence-absence de son père, mais la rechercher) : « De ce jour à celui où mon père m’a quitté, ce fut l’inverse. Après l’avoir fui, je suis allé continuellement à lui pour l’entraîner avec moi, de l’autre côté, celui dont nous participions aussi, quoique ce ne soit par rien qui se touche ».

Que des mots. Ces tortueux tours et détours de la raison par lesquels le sujet s’affranchit méthodiquement du négatif qui, à l’origine, constitue la matière énergique de son être apparaissent en fait comme des épreuves, sinon justifiées, du moins nécessaires : « D’ailleurs, si l’on était rendu instantanément à soi en vérité, qu’il faille éprouver tout d’un coup la douleur que c’est, on n’y survivrait pas. On serait désintégré, sublimé. » Cette patience du négatif semble ainsi le rythme même de l’accès du sujet à l’énigmatique vérité de sa propre identité. Les livres proposent une pédagogie progressive propre à l’invention de soi-même : « Mais alors que quelque pas sur la terre herbeuse me rendaient aux friches, à moi-même, c’est un long chemin, désormais, peut-être interminable, qui menait à ce lieu peut-être inaccessible, peut-être inexistant où veille celui qu’il nous est prescrit de devenir. »
Ainsi pour « envisager - comme le fait ici le narrateur - la possibilité d’être soi-même », « il faut du temps ». S’exerçant en quelque sorte à différer l’urgence, le fils tentera désormais de rejoindre, par le relais des livres, l’époque révolue dans laquelle son père s’est comme renfermé. Le « répit » que, de son propre aveu, il « trouvait, presque instantanément, à l’orée des bois voisins s’est éloigné de tout le temps qu’il faut pour comprendre et faire faire comprendre ce qu’il nous est arrivé ».

C’est d’ailleurs sur ce scandale de l’impossibilité à transmettre une raison pourtant définie comme universelle que va buter, pour finir, celui qui reconfigure, dans L’Orphelin, sa propre expérience de sujet : « J’ai prétendu que deux bonshommes, unis et opposés par la vieille fatalité du sang au fin fond d’une sous-préfecture soient ensemble, un jour, jusqu’au terme de leur vie commune après avoir sacrifié aux passions inutiles, à l’antique illusion. »
C’est au fils, dans ce travail de réconciliation, qu’incombe « la charge de la preuve ». Il lui revien(drai)t de démontrer à son père « qu’il n’est rien, nulle part, qui soit nous, qui en soutienne l’existence, hormis le fait que nous pensons, tous, qui que nous soyons, et que c’est là, parce que nous pouvons le penser, tous, que nous sommes ». Le paradoxe est que, ce faisant, il demeure, à ce stade de son éducation, victime de l’illusion philosophique selon laquelle la seule affirmation de la raison suffirait à dégager les relations interpersonnelles et les affaires humaines de « l’ombre portée des vieux âges ».
Mais c’est sans compter le fait que - comme le note pourtant le narrateur au début du « roman » - le père-orphelin « était l’enfant de la déraison universelle ». Le pathétique propre à cette prose inclassable tient, en dernière analyse, à la démesure des forces en présence dans ce différend entre un fils mû par « un besoin furieux de raison » et un père qui, soustrait par sa taciturne mélancolie à la possibilité même d’un entretien, choisit de faire corps, et de toute sa crispation désespérée, avec « la vieille illusion » de sa différence.
Ce refus de se rendre aux raisons de la raison s’avère d’ailleurs d’autant plus puissant que son origine - et là réside, selon le narrateur, le malheur même de l’Histoire - se confond avec la nuit des temps. D’où l’investissement aussi démesuré qu’inutile de toutes les forces d’un fils employant maintenant - "avec une fréquence, une roideur sans précédent" - « l’énergie négative » (qui l’avait « chassé, jadis, vers les solitudes ») à "dissiper l’ignorance", à faire « retour en cette lueur impalpable qui nous habite » et à convaincre son père de le retrouver dans la pacifiante lumière de la réciprocité (« cette clarté où je l’attendais »). Peut-être est-il trop tard pour réaliser, même dans l’ordre de l’intime, un tel projet de réconciliation. Tout ne se passe-t-il pas en effet comme si la vieille illusion avait « passé dans le sang, l’air qu’on respire, les mots que l’on dit, les choses » ?
Le narrateur a tout à fait conscience de la dimension radicale d’une entreprise consistant à tenter d’extirper les racines mêmes du malentendu entre père et fils : « C’est la vieille règle, sur nous, entre nous, que j’entendais briser, dans une paisible unité que je souhaitais que nous respirions ensemble pour le temps, si bref fût-il, qu’il nous restait à partager. » Plutôt que d’accepter cette invitation à l’échange en quoi consistait l’insistance mise par son fils sur « l’égale clarté où nous nous verrons les uns les autres et chacun soi-même pour ce que nous sommes », oui, sur « cette chose pareille, impalpable, pensante qu’on est »- plutôt que de s’arracher donc à sa particularité, le père ne voulut voir dans pareil essai que stérile écho des connaissances livresques d’un jeune homme séparé du concret de l’expérience.

Au terme d’un renversement aussi pervers qu’imprévisible, « l’oeuvre de raison » dont le fils se voulait « l’intercesseur » fut à son tour interprétée comme un contresens. Pour faire définitivement de son fils, « une autre chose, et de cette autre chose une erreur, une illusion, rien », le père n’eut en effet qu’à plaider que « ce que les livres disent n’est pas ce que les choses sont ». Le savoir acquis par la culture philosophique ne parvient pas à imposer son ordre rationnel à la rétive particularité des consciences. Écrire enregistre ici cette douloureuse victoire de la déraison sur l’amour.
Inséparable de sa traumatique douleur d’orphelin, le père préfère en effet « puiser dans le vieux sang, la vieille panoplie quelque biais pour restaurer le passé »: « Ce n’était que des mots, ça ne voulait rien dire. » Rien n’aura donc été authentiquement partagé dans ces temporalités juxtaposées : chacun semble survivre pour soi-même sans que, entre des êtres d’avantage conscients de leur ressemblance que de leur différence, les mots ne soient jamais réinvestis de leur vivifiant pouvoir de faire lien.
Juste un enfantAvoir méconnu que la raison, aux yeux de qui la refuse, cela peut n’être, en effet, « que des mots », telle apparaît « l’ultime méprise » du narrateur. La leçon proprement romanesque de cette prose d’un fils n’ayant précisément à sa disposition « que des mots », se résume au fait « qu’il y a une chose qui survit à toutes les choses, un obstacle au-delà des obstacles qu’on a renversés, franchis et c’est le temps, l’impalpable substance où nous sommes échelonnés ».
Dans son désir de fonder la communauté d’identité avec son père sur la seule raison, le fils a « oublié » - c’est son mot - qu’entre son géniteur et lui se trouvait, irrémédiable, le temps : « Lorsque trente-quatre ans se furent écoulés et que je marchais à lui parce que nulle chose étrangère ne nous séparait plus, il dressa entre nous l’écran invisible, indestructible, du temps." De cet homme insensible à la gratitude mutuelle propre (en principe ?) à la paternité, le narrateur finit par admettre qu’il était "le même que /lui/, que tous, à cette seule réserve qu’il /l’/avait précédé dans le temps ».

Ayant intégré à son approche des choses cette donnée fondamentale de notre finitude, il peut enfin rendre raison de cet échec, entre son père et lui, de la raison : « Je n’ai pas songé que c’est par là, parce que nous n’étions pas du même temps, n’avions pas reçu la même parcelle de la substance diaphane, homogène, une, de la durée - sans quoi nous aurions été frères - que je lui laissais une dernière chose qu’il pût tourner à son avantage afin de rester ce qu’il était depuis toujours - le premier et le dernier. » Le refus de fraterniser avec son fils a définitivement scellé le pacte du père avec l’isolement orgueilleux de la mélancolie. Mais, indépendant peut-être de toute volonté personnelle, un tel déni manifeste aussi la part d’irrémédiable propre à cet écart dans le temps lui-même qu’est, en dernière analyse, la différence de(s) génération(s).
Le drame du père consiste, dans cette perspective tragique, dans le fait d’avoir transformé sa situation d’orphelin en destin, oui, d’avoir figé son chagrin en une identité dépressive. « Dernier de ceux qui vécurent au creux des collines, insoucieux des îles, de tout, assurés d’être les seuls », le père du narrateur appartient en effet à la génération de ces orphelins qui, non seulement purent « persister à se croire différents, à part, les seuls, même après que leurs pères eurent payé cette illusion de leurs vies », mais surtout « ajoutèrent ce raffinement suprême de s’estimer les derniers, ayant été d’entrée de jeu les premiers ».

Et jusqu’au bout, le père du narrateur « s’est replié dans le passé », ou, plus exactement, dans ce temps immobile de l’époque qui, après la première guerre mondiale, fut la sienne - dans cet « ancien état de choses » où « le présent est le passé, le passé le présent". De cette éternité fantasmée qui pétrifie les êtres et les choses dans une ressemblance mortifère, le nom propre apparaît comme un garant impérieux. A la fin de sa vie, le père du narrateur choisit de ne plus appeler son fils par son prénom ou par son diminutif, mais, significativement, par son « nom, c’est-à-dire le sien, celui qui s’était appliqué, tour à tour, à la théorie de ceux dans les veines desquels roulait le même vieux sang, le type unique qu’on voit, dans les planches en couleurs du Grand Larousse, sous l’appareil successif de l’hominien patibulaire bardé de peaux, du Gaulois aux braies rayées, du paysan des temps mérovingiens qui doit persister identique à lui-même tout au long du millénaire suivant ».

Appeler son fils Bergounioux — du même patronyme, donc, que lui —, c’était refuser de reconnaître en lui l’imprévisible surprise de l’altérité et faire prévaloir sur la surprenante nouveauté du présent la continuité fatale du passé. « Le temps d’avant » : tel aura donc été le dernier mot du père.
Dans ces conditions la rencontre tant attendue, si patiemment préparée pendant dix-sept ans, ne saurait, et d’après les calculs mêmes de la raison, avoir lieu. Peut-être le narrateur n’est-il vraiment devenu cet homme que, depuis son enfance perturbée, il cherche à être qu’en renonçant, au moment presque de la mort de son père, à quelque illusoire réconciliation entre le passé et le présent. Il devra s’avancer seul à la rencontre de sa propre personnalité.
Nul secours ne viendra de la lignée des figures ancestrales qui l’ont précédé dans le temps humain. Le sujet — ce qu’on appelle « je » — naît à lui-même par une expérience intime de l’inconnu. L’Orphelin propose un douloureux et tardif apprentissage de la séparation comprise comme manière lucide d’assumer cet abandon dans la temporalité propre à notre finitude.

A trente-quatre ans, constatant les progrès de la maladie qui mine son père, le fils confesse que « c’est alors, seulement, qu’il a admis qu’ils n’avaient été ni ne seraient jamais ensemble et que ç’avait été, de sa part, une erreur, la dernière illusion, que de l’espérer ». Pour entrer avec lui « dans la lumière née de l’illusion évanouie », le fils aura, comme on sait, compté sur les pouvoirs de la raison. Répliquant négativement à pareille attitude, son père s’est contenté, « par tous les moyens, au nom de l’illusion mille fois millénaire » d’empêcher cette épiphanie philosophique des consciences.
D’où ce malentendu finalement constaté par un fils que la cruauté de son expérience a malgré tout rendu lucide : « Je n’ai pas soupçonné que la même véhémence qui me poussait à le changer à mon image et moi à celle des autres — n’importe qui, pareil, un —, mon père l’emploierait à s’y opposer ». S’enfermant avec une violence forcenée « dans le temps qui fut le sien », le père contraignait son fils, et sans retour possible, à se séparer de lui pour se risquer « dans le temps de reste ».

C’est-à-dire — enfin soustrait aux déterminations du passé ? — dans le temps d’une aventureuse invention de soi. Le temps libre, oui, du sujet en chantier. Le temps où, dans le deuil (méthodiquement traversé) de la figure paternelle, le fils peut essayer, à son tour, de devenir un homme. Éprouvant qu’ « on est les mêmes que rien ne sépare ni n’oppose que la substance immatérielle du temps », peut-être pourra-t-il convaincre d’autres sujets d’entrer avec lui dans ce comportement de fraternité dont le protocole est posé au début du « roman » :
« On se reconnaît identiques, sans oripeaux, ni masque, un, juste un enfant innocent et nu dans la grande temporalité ».

Yves Charnet

Devenir un homme, Figures du fils dans L’Orphelin de Pierre Bergounioux, in Roman 20/50, n° 26, 1998.