Maurice Pialat (1925-2003)

L’enfance nue

par Yves Charnet

Nevers, 26 juillet 2002

15 H 15. Je suis un fils désœuvré. Le vide envahit ma vie. La voix grave pourrait seule me sauver. J’écris ces lignes à la terrasse d’un hôtel sur le pont de Loire. Le parapet qui barre ce petit horizon fut le point d’appui, je me souviens, de mon enfance. Mon point fixe. Cette fable a tenu quarante ans. Ou presque. Jusqu’au jour. Sylvie m’a dit. Nous partagions un couscous à Paris. Ma demi-sœur. La plus jeune des deux. Un refrain à la mode repassait dans ce resto marocain, rue de Lyon. On ne se sera pas vu dix fois dans la vie. Cette sœur et moi. Parler reste impossible. Des mots tremblent entre nos mains. Le vin fait le reste. Il coule dans mes proses toutes sortes d’alcools.

Entre semoule et gros rouge la fille au prénom nervalien m’avoue sa moitié de vérité. Écrire, pas moyen. À cause des trous. Le fantôme ne cesse de creuser dans mes phrases. La serveuse m’apporte ce « Marc de Chablis de Pic 1er ». J’aime le luxe. Les terrasses d’hôtel, les places en barrera, la vie première classe. Ma bâtardise ne blague pas avec ses complexes de classe. Rester premier de la classe m’aura ruiné. Il n’y a qu’à mon carnet que je peux parler de ça. Encore. De mes façons de faire le fils. Quarante ans après. Yves définitivement immatures. Cigares et digestifs.

Je me souviens de ce récit sans récit. Le côté du pont que je vois depuis ma terrasse doit être le bon. J’ai choisi cette table pour ça. Pour regarder le parapet d’où le fantôme s’est jeté. Mon point fixe fut – ça ne s’invente pas – son point de chute. On a retrouvé la canne. Les lunettes écrasées sur la caillasse. Du corps – de la bouillie tuméfiée qu’il avait dû devenir – Sylvie ne m’a, je crois, rien dit. J’oublie beaucoup. Je ne suis pas médecin légiste. Je bois beaucoup. Un fantôme ne meurt jamais. Il reste toujours à venir. Et à revenir.

Tous les livres sont des maisons hantées.

Fils d’un fantôme

Il n’est pas facile d’être le fils d’un fantôme. J’en demande pardon aux lecteurs de roman. Il est difficile d’avoir pour père un fantôme suicidé. Je n’ai rien à vous raconter. Pas d’histoire(s) ! Je cherche la poésie dans mes proses d’orphelin lyrique. Je ne la trouve pas. C’est la moindre des choses. À chacun ses regrets. Je m’en tiens à cette déception. C’est elle qui me tient.

Les voitures sur le pont de Loire. Le fleuve entre les arches. Nevers est une ville de province. Chef-lieu de la Nièvre. Les chefs-lieux, les cantons, les départements. Plus personne ne sait ça. Au piquant de l’alcool le cigare communique son goût de goudron. Il y a un bon festival de jazz, maintenant, à Nevers. Chaque mois de novembre. Je n’aime pas l’hiver

Un moineau se pose sur les rambardes de la terrasse. Vivre est une affaire de plumes froissées. Dans l’indifférence. Le suicide reste la façon la plus littérale de mourir. Quand le fantôme s’est jeté dans l’eau rocailleuse, il ne savait pas. Je voulais appeler mon premier livre comme ça. Parapets. Il faudra que je farfouille dans mes agendas. Pour retrouver la date où ma demi-sœur m’a dit. 16 H 15. Le vent n’arrête pas d’éteindre mes allumettes. Fumer nuit gravement à la santé. Un autre Marc de Chablis ! Je bois à la gravité. Cette santé des imbéciles !

Le style est une autre façon de se détruire. Personne, quand j’étais enfant, n’écoutait du jazz. À Nevers. Ça n’empêchait pas de se sentir, certains soirs de novembre, like a motherless child.

Le deuil du deuil

Paris, le 24 juillet 2003.

Je pense à tous ces immatures incapables de faire leur deuil du deuil. Naître, on ne sort pas de ce trou. Je pense à Nerval resserrant, et chaque année davantage, le territoire de ses proses au cercle familial du Valois. Mon Nerval préféré, celui de Promenades et souvenirs.

Qui publie, dans L’Illustration du 6 janvier 1855, ce fragment d’une autobiographie fiévreuse : « Je n’ai jamais vu ma mère, ses portraits ont été perdus ou volés ; je sais seulement qu’elle ressemblait à une gravure du temps, d’après Prud’hon ou Fragonard, qu’on appelait La Modestie. La fièvre dont elle est morte m’a saisi trois fois à des époques qui forment, dans ma vie, des divisions régulières, périodiques. Toujours, à ces époques, je me suis senti l’esprit frappé des images de deuil et de désolation qui ont entouré mon berceau. ».

Je pense à Maurice de Guérin écrivant, en 1824, à l’abbé Buquet cette confession d’un orphelin du siècle : « Mes premières années furent extrêmement tristes. À l’âge de six ans, je n’avais plus de mère. Témoin des longs regrets de mon père, souvent environné de scènes de deuil, je contractai peut-être alors l’habitude de la tristesse. Retiré à la campagne avec ma famille, mon enfance fut solitaire. Je ne connus jamais ces jeux ni cette joie bruyante qui accompagnent nos premières années.

J’étais le seul enfant qu’il y eût dans la maison, et lorsque mon âme avait reçu quelque impression, je n’allais pas la perdre et l’effacer au milieu des jeux et des distractions que m’eût procurés la société d’un autre enfant de mon âge. Mais je la conservais tout entière ; elle se gravait profondément dans mon âme et avait le temps de produire son effet. »

Je pense à Baudelaire incorporant à ses études critiques un propos digne d’appartenir aux proses de Mon Cœur mis à nu: « Tous les biographes ont compris, d’une manière plus ou moins complète, l’importance des anecdotes se rattachant à l’enfance d’un écrivain ou d’un artiste. Mais je trouve que cette importance n’a jamais été suffisamment affirmée.»

Souvent, en contemplant des ouvrages d’art, non pas dans leur matérialité facilement saisissable, dans les hiéroglyphes trop clairs de leurs contours ou dans le sens évident de leurs sujets, mais dans l’âme dont ils sont doués, dans l’impression atmosphérique qu’ils comportent, dans la lumière ou les ténèbres spirituelles qu’ils déversent sur nos âmes, j’ai senti entrer en moi comme une vision de l’enfance de leurs auteurs.

Tel petit chagrin, telle petite jouissance de l’enfant, démesurément grossis par une exquise sensibilité, deviennent plus tard dans l’homme adulte, même à son insu, le principe d’une œuvre d’art. »

La douleur des retours

Nevers, 27 juillet 2003

Donc j’évite de revenir à Nevers. Le choc est, à chaque fois, trop violent. Comme me le rappelle cette page d’un carnet de juillet dernier où – il y a un an, presque, jour pour jour – je prenais déjà des notes sur l’incurable douleur des retours. Mélancolie chronique ? J’écris ces lignes – accoudé sur le parapet d’où mon père s’est précipité.

Je viens, bien sûr, de me disputer avec ma mère. De quoi la colère est-elle le parapet ? Vers quelle mer coule ce fleuve de l’humeur mauvaise ? À la place du sang pourquoi, dans mes veines, cette rage rouge ? Questions à jeter aux chiens. Dans cette ville je suis hors de moi. En arrivant avant-hier soir j’ai brusquement quitté, dans le train, ce fauteuil sur lequel je lisais. Je me suis retrouvé nez collé contre la vitre de la portière. Les yeux rivés à ce paysage à toute vitesse. À peine ai-je eu le temps de lire les grosses lettres sur la façade de la petite gare. La Charité-sur-Loire.

Je lisais, en sautant des pages, une biographie du Maurice Pialat. Je ne vais presque plus au cinéma. Je venais de revoir, à une rétrospective parisienne, presque tous les films du cinéaste. Ma montre m’a soudain regardé. J’étais fidèle au rendez-vous. La Charité. Juste le temps de recevoir, encore une fois, ces pauvres lettres en pleine figure.

Le royaume de mon enfance

La Charité-sur-Loire, 28 juillet 2003

12 H 55. S’il y a un endroit sur cette terre où je me suis senti at home, c’est à deux rue d’ici. En descendant l’avenue Gambetta, sur la droite. Je suis repassé devant la maison ce matin. En sortant de la petite gare. Il y a bien quinze ans que je n’avais pas physiquement refait ce trajet autrefois si familier. Madame Giraud est morte en juillet 1994.

Elle habitait, à la fin de sa vie, rue de Turenne. Chez sa fille, dans le Marais. Mes pas ont gardé parfaite mémoire. J’avais espéré demander aux nouveaux propriétaires la permission. À défaut de visiter leur intérieur, au-moins pénétrer dans la cour. Faire un tour de jardin. La maison est à vendre. Le jardin à l’abandon. Des herbes folles ont tout envahi. Dans cette luxuriance hirsute les genêts sont à hauteur d’homme. Fougères et fleurs sauvages poussent à même le ciment lézardé de la petite cour.

Rien ne m’empêchait d’enjamber la vieille grille. De sauter dans la cour abandonnée. La maison donne sur des immeubles. Des personnes d’un certain âge partaient faire leurs courses. D’autres en revenaient. Des fenêtres – il faisait beau – étaient ouvertes sur la rue des Fossés.

J’ai pensé qu’on me demanderait sans aménité des explications. Soupçonnerait, avec son cartable noir, ce gros barbu d’être encore un rôdeur. Qu’on préviendrait la police municipale. Conneries de gosse angoissé. Je n’ai pas sauté. J’ai passé mon chemin. J’ai tourné à droite, descendu l’avenue Gambetta, qui se continue, après une place dont j’oublie le nom, en Grande rue.

Comme quand le dimanche – nous ayant invité, Maman et moi, pour le déjeuner – Madame Giraud demandait à celui qu’elle appelait parfois son « petit fils adoptif » d’aller, chez un pâtissier réputé de la Charité, chercher le gâteau. Les chocolats. Déjà presque aveugle elle me remettait un grand porte monnaie rectangulaire, en toile jaune clair, muni d’une fermeture dorée. Avec de gros billets dedans. Des billets neufs. Je crois avoir réussi finalement à surmonter mon vif désir d’en voler un. Je n’en mettrai pas ma main à couper.

Mon enfance n’aura pas eu d’autre royaume – fors cette petite maison. La merveille n’a pas la folie des grandeurs. Et peut se contenter de peu. J’ai reçu ce matin comme un coup au cœur en découvrant – et, pour la première fois, sans doute – combien la cour était, en fait, exigüe. De même je n’en suis pas revenu, descendant l’avenue Gambetta et la Grande rue, d’être parvenu si vite au pont sur la Loire. Un ouvrage d’art construit en 1520. Comme le précise un guide à trois touristes égarés.

L’invention du journal intime est étrangement contemporaine de la construction de ces ponts d’où j’aurai tant aimé contemplé les fleuves. Leur mélancolie mauve. Mon désœuvrement a l’impression d’être venu s’amuser avec une maison de poupées. De jouer avec des souvenirs en miniature. Ce n’est vraiment pas grand-chose, la Charité-sur-Loire. Ce presque rien fut, longtemps, mon tout. Et le demeure, peut-être, encore.

Je fais ce constat littéral à la terrasse de La Pomme d’or. La Bonne Foi, le restaurant préféré de Madame Giraud étant fermé le lundi, j’ai choisi de déjeuner le plus près possible de cette maison où je ne déjeunerai plus. Va pour La Pomme d’or! Du vent joue au pochoir avec le bleu du ciel. Les rares clients ont préféré manger à l’intérieur. Les gens sont frileux.

J’ai demandé qu’on me dresse cette table en terrasse. Filet de sandre au vin rouge du Sancerrois. Pain d’épice des Bertranges poêlé et sa glace de cannelle. Une demi Reuilly 2002. Voici l’idée la plus exacte que je me fais de l’écrivain au travail. Un homme seul qui déjeune en terrasse avec les fantômes de son enfance. Dans l’anonymat définitif d’une petite ville de province. Entre les plats la serveuse s’étonne à peine du carnet rouge à petits carreaux où j’écris sans arrêt. Moi qui n’écris jamais. Ou presque.

C’est de Madame Giraud plus encore que de Maman que me vient cet amour des restaurants. Cette passion pour les tables en terrasse. Avec du rouge de la région. Et dessert maison. Entre le pain d’épice et le café, c’est presque comme si ma grand-mère par le cœur n’était pas morte. Presque. Madame Giraud avait une fois signé de cette formule – « ta grand-mère par le cœur » – une des cartes postales que sa tendresse ne manquait jamais, quand elle partait quelque part en vacances, de m’adresser. En fait, La Pomme d’or, m’explique la serveuse est l’ancien Relais de la poste. Il n’y a pas de consolation. La « pomme d’or », c’est comme ça qu’on appelait, par ici, les tomates. Du temps de la Renaissance. J’ai toujours aimé les serveuses.

14 H 55. 8, rue des Fossés. Je n’arrive pas à pleurer. J’étais pourtant venu pour ça. Les volets de fer, en bas, sont fermés. D’épais rideaux blancs aveuglent, au premier, les trois fenêtres qui donnent sur la rue. La grille n’a pas changé. Sauf ce tissu de mauvaise couleur verte qu’on a tendu entre les barreaux pour cacher un jardin envahi par la végétation. Sur les deux battants du portail, panneau blanc avec lettres vertes : « A VENDRE ». Je me retiens pour ne pas téléphoner aux deux notaires de la Charité de venir m’ouvrir la vieille maison.

La porte sur la rue reste incroyablement la même. Elle me sourit. Terriblement. Pendant vingt ans j’ai poussé, certains dimanche de luxe, le petit bouton de cette sonnette blanche. Non. On rentrait plutôt, Maman et moi, par le portail en fer marron. Juste à côté du panneau « à vendre ». La serrure étant montée à l’envers, il fallait, pour ouvrir, bizarrement tourner la clef. La porte, c’est quand je ramenais, – gâteau, chocolats – la commande de Madame Giraud.

La porte, c’était plutôt, déchirante tristesse, pour la cérémonie des adieux, le soir. En hiver. C’était déjà la nuit. Le dehors noir. Et nu. Le trajet du retour était, jusqu’à Nevers, interminable. Maman conduisait très mal. Voyant les traits blancs qui bordaient les fossés se rapprocher, je précisais à ma conductrice taciturne, que nous roulions à gauche. Notre voiture se rabattait. Brusquement.

Cette maison est intacte dans ma tête. La revoyant, je revois tout. Littéralement et dans tous les sens. Chaque pièce, chaque meuble, chaque marche. Tout. Odeurs, tiroirs, craquements. Pas besoin d’enjamber cette pauvre grille. Ma mémoire a la forme, aujourd’hui, de cette blanche maison. Petite, mais tranquille. J’enjambe quinze ans. Comme le personnage agile des légendes. J’y suis.

15 H 05. J’y suis toujours. C’est l’heure où Madame Giraud va proposer à Maman – « Venez ma Cocotte ! » – de passer dans le salon. Pour l’aider à faire, dans Le Nouvel Observateur, la grille des mots croisés. En attendant que Mitterrand soit élu. Je vais faire un tour. Sur les remparts. Ou retrouver cette vieille tente d’indiens que, et depuis des années, j’ai ramenée de Nevers. Dans le grenier de la Charité. Ma maison pour de vrai. J’ai la vie devant moi. Toute la vie. Les nuages sont des jambons pendus à l’envers dans le grenier. Adorable mélancolie bleue.

15 H 15. Ce cartable qui traîne dans mes jambes et que ma mère m’a donné, ce matin, avant de partir à la gare – ce cartable où j’ai fourré des livres, deux stylos, mon carnet rouge, des mouchoirs en papier, le journal du jour, mon argent, c’est celui que j’avais au lycée. Que je prenais, voilà plus de vingt ans, pour venir à la Charité. Ce cartable au bras de mon double adolescent. Je me regarde ne pas arriver à pleurer.

L’enfance nue

Entre Nevers et Tulle, 29 juillet 2003

Il y avait, à Nevers, des films dont Maman répétait souvent les titres. L’Enfance nue. Je me souviens. Nous ne vieillirons pas ensemble. J’ai six ans. Puis dix. Le ressassement commence. Maman n’y va pas de voix morte. Un titre après l’autre. Ces titres restent encore aujourd’hui des mots magiques. Des formules tragiques. Une façon de tracer, autour de chaque expérience, ce cercle sacré. Je n’ai vraiment découvert le cinéaste qui se cachait derrière ces titres que vers l’âge de vingt ans.

Avec mon amour j’allais, chaque soir, revoir À nos amours. La dernière fois qu’il me semble avoir vu un film français – la dernière fois, donc, que j’ai pleuré dans le noir – c’était en 1995. À la fin de ma vie parisienne. Le Garçu n’est pas un film. C’est un testament. Je ne me souviens pas d’avoir vu, sur notre télé noir et blanc, La Maison des bois. Quand ce feuilleton est passé en 1970, 1971.

Maman affirme que si. Depuis combien de temps ai-je cessé de croire ce que dit Maman ? Un testament, je ne connais pas d’autre définition d’une œuvre. Maurice Pialat est mort le 11 janvier 2003. Au matin. Le même jour sortait en librairie cette biographie que je fais semblant de lire. Dans des trains qui vont de Nevers à Tulle. Je regarde, sur la couverture, une photographie du cinéaste. Sa barbe m’irait bien. C’est celle de mon père. Ou quasi. Ma relation avec Maman est sans issue.

Très vite il a été trop tard. Dans ma vie.

Toulouse, 31 décembre 2001

On pouvait rester longtemps, à Nevers, sans parler au téléphone. Maman ne connaissait pas grand monde. La sonnerie retentissait en fin de semaine. Parfois. On faisait semblant de se demander qui ça pouvait bien être. Le gros appareil noir faisait sonner son énigme. Ça ne pouvait être qu’elle. – « Ma Cocotte, venez donc déjeuner dimanche ! » Maman se faisait prier. J’avais peur que Madame Giraud ne se décourage.

La Charité-sur-Loire. Mon jardin sur la terre. Au terme d’une immuable négociation Maman convenait d’arriver « vers onze heures ». On pouvait se fier au rituel. Comme à cette odeur de pintade qui patientait dans la petite cuisine. Madame Giraud variait les saveurs. Dans ses mains des herbes du jardin. J’aimais les grandes casseroles où tout ça mijotait. Leur couleur de soleil cuit. J’étais caché derrière le bouquet que Maman était passée prendre à Nevers. « Chez Chevalier ». Le meilleur fleuriste de la ville.

Ça sentait les différents pistils. Et le plastique neuf. Il y avait aussi des fleurs dans cette chair qui donnait son émouvante matière à la voix de notre amie. Une féerie musicale commençait. Je n’écoutais pas les paroles. Je nageais dans cette fraîcheur contagieuse. Plus jamais je n’aimerai quelqu’un aussi joyeusement. Je trouvais des prétextes pour garder encore un peu la tête contre le tablier de la maîtresse de maison. J’avais grandi. J’étais son petit garçon. Je portais de nouvelles lunettes. Tout était bon. Je faisais durer ces profondes caresses. Le dimanche ne faisait que commencer. On passait au salon pour l’apéritif. J’en profitais pour jeter un furtif coup d’œil à la salle à manger.

Pas un porte-couteau ne manquait. Impeccable couvert dressé depuis toujours. Une nappe captait la blancheur. Aux murs des assiettes en faïence gardaient la pose. Allégories sur la Révolution française. Orange, bleu, jaune. Vieux monuments de Nevers. La Porte du Croux, le Palais Ducal, la Tour Gauguin. Au salon, le champagne prenait le frais sur une petite table ornée de flûtes roses. Je n’avais d’yeux que pour, accrochée tout au long de trois murs, une merveilleuse bibliothèque vitrée. Le quatrième mur, une fenêtre sur la rue. Jules César. Jules Michelet. Jules Renard. Les Pères étaient rangés sur les rayons. Religieusement. Il fallait manier avec précaution des parois transparentes pour atteindre les précieux volumes reliés en cuir. Leur odeur m’étourdissait. Je regrettais de ne pas me prénommer Jules.

La maison de La Charité, mon premier théâtre. Et la maîtresse de cette maison ma première actrice. J’allais voir notre vieille amie jouer le rôle de Madame Giraud. Sa façon de rester élégante, l’été. Sous la glycine. À l’heure du café, du pousse-café. C’est l’éternité sur la terrasse. Dans la petite cour si vaste. Entre l’ombre des ombrelles et le bleu du ciel. Madame Giraud sort les griottes. L’eau de vie. Je ne comprends plus très bien ce qu’elle raconte. À cause du vin. Ça n’a plus aucune importance, ce qu’on dit. Ce qu’on ne dit pas. L’important, c’est d’être là. Ensemble. Dans la main de la chaleur. Au centre du monde. Dans la maison de La Charité. Jusqu’à ce soir. Peut-être on ne partira pas en fin d’après-midi. Comme prévu. Madame Giraud nous retiendra. Peut-être. Une de ces bonnes auberges où j’aime tant manger.

Bords de Loire. Une des bonnes auberges où ce qu’on mange, c’est le fait de partager ce repas. Ensemble. D’être encore vivants. Au même moment. Autour de la table ronde. Qu’on peut se regarder dans la peau des yeux. S’étrangler en buvant du vin. À la merci d’un fou-rire. Le spectacle continue. On ne mourra pas ce soir. Il est difficile d’être plus belle que, sous ses cheveux blancs, Madame Giraud. Madeleine Renaud dans Savannah Bay. Simone Signoret en Madame Rosa.

Je repense – Loulou, Van Gogh – aux scènes de repas dans les films de Pialat. À cet art de retrouver l’éternité par le partage des mets et des mots. On est en train, dans notre auberge, de jouer le dernier acte. D’échanger les dernières répliques. Il va falloir rentrer. Demain le collège, le lycée. La saison en enfer. Je sais ce qui va suivre. Je ne veux pas. On va ramener Madame Giraud rue des Fossés. Surtout pas. Devant la porte de sa maison.

Maman laissera le moteur tourner. – « Mais non, ma Cocotte, ne vous mettez pas en retard ! Ce n’est pas la peine de descendre. » On descendra quand même. – « Prenez bien soin de vous. » Conneries, notre tendresse ordinaire. On dira ça. Pas de mots, au fond, pour l’amour.

Je ferai poète pour ça.

Trouver, oui, des formules qui disent quelque chose. Quand on les dit. Pour remercier les personnes qu’on aime d’être nées. Toutes les formules du monde n’empêcheront pas, je le sais, la tristesse de ce qui va suivre. Je ne veux pas. Le dernier baiser. Surtout pas. Celui que je vais voler. Aux joues de Madame Giraud. Vite. Sur le pas de la porte. Pour l’amour de ces joues. Dans la splendeur de l’âge.

Pour l’amour de rien.

Un baiser. C’est toujours le dernier.

Un jour, ça n’est que trop vrai.

Le dimanche était fait, à la Charité, pour aboutir à ça.

Yves Charnet