Ahmad Jamal

L’orgueil et l’éternité

Ahmad Jamal est l’intimidant musicien sorti des légendes et qui nous donne la leçon de piano.

Parler de l’art du piano d’Ahmad Jamal est intimidant tant son aristocratie naturelle perle au bout de ses notes. Son autorité jalouse également.
Son élégance coule comme source bondissante et toutes les voix de son piano sont bruits lumineux sous le vent, une mer entre les îles des touches, toujours changeante de couleur.

Ahmad Jamal est un prince du piano, le roi mage du trio piano, basse, batterie qu’il a tout simplement inventé et jeté dans la voûte étoilée du jazz. Depuis tout le monde suit son étoile. Peu vont jusqu’au sauveur.

Il est apparu parmi nous avec ces épiphanies sonores du 16 et 17 janvier 1958 (at the Pershing) et 5 et 6 septembre 1958 (Spotliteclub, Washington) entouré de ses anges gardiens Israël Crosby et Vernel Fournier.

Ensuite il y eut ces merveilles : Ahmad blues, At the Alhambra… Tout cela a généré tout un cercle d’admirateurs, dont le plus enthousiaste reste Miles Davis.
Extrême raffinement d’une musique souple et magique, beauté et expressivité du son, swing feutré et donnant pourtant tout son poids au jazz, tout l’art d’Ahmad Jamal a été patiemment forgé.
Dès 1950 il a su apprendre à « faire tourner » la musique et son alchimie a permis ce précipité d’émotions rares qui creuse le ciel.
À partir de thèmes familiers et partagé par tous, il bâtit sur ce canevas du quotidien des joyaux individuels. Silences et respirations, harmonie rare, citations imprévues et malicieuses, pulsions rebondissantes, caractérisent sa musique.
L’art d’Ahmad Jamal tient du polisseur de diamants.

Sophistiqué, il tresse des bibelots sonores ou l’émotion sobre tinte longtemps en écho.
S’appuyant sur l’énergie de la basse et la « fluidité de mercure » de la batterie, Ahmad Jamal ne joue pas une musique accompagnée mais une musique aux aguets, où les complicités et les affrontements obligent le pianiste à se dépasser en permanence. Énergie d’accords denses et sons en dentelle se mélangent pour une musique précieuse. Brodeur et forgeron à la fois Ahmad Jamal est unique.

Venu de la tradition de Nat King Cole d’Art Tatum et surtout d’Errol Garner, il a connu aussi bien l’époque des bigs bands que celle du be-bop triomphant et du jazz électrique.
Quelques éléments de biographie éclairent à peine son rayonnement mystérieux : Ahmad Jamal est né le 2 juillet 1930 à Pittsburgh. Pianiste à 3 ans, compositeur à 10, il commence sa carrière professionnelle en 1947 dans des grands orchestres.

À vingt ans sa vie change totalement, il devient musulman, change d’identité, et se lance dans le trio de jazz. Mûrie en 1956, la formule aboutit en 1958 aux miracles déjà cités. Après 1962 et la fin de son trio (mort de son bassiste) il se fera plus rare, alternants silences, éclipses et réapparitions. Depuis 1990, ses enregistrements en public, et ses concerts fascinants le replacent à son rang de prince du piano.

Un concert d’Ahmad Jamal est une leçon de piano car sa musique en suspens, sa magie sobre crée un univers de signaux sonores qui envoûtent.

Conduisant fermement, souvent debout, son trio, comme un orchestre, il contrôle chaque événement sonore, avec l’autorité d’un vieux marin pour aborder aux rivages dorés d’un jazz gorgé de luxe, de calme et volupté, mais aussi de délicieux récifs.

Près de cinquante ans après avoir formé son premier groupe, Ahmad Jamal revient. Peut-être jouera-t-il ce morceau « Toulouse » qu’il a composé en 1993, peut-être pas, mais en tout cas un poète parlera.

Gil Pressnitzer