Alexander von Zemlinsky

La symphonie lyrique, Op. 18
Le chant d’amour fantasmé du mal-aimé

Préambule

« Alexander von Zemlinsky est celui à qui je dois presque toutes mes connaissances de la technique et des problèmes compositionnels. J’ai toujours cru fermement qu’il était un grand compositeur, et je le crois toujours aussi fermement. Son temps viendra peut-être plus tôt qu’on ne le pense. Pour moi, une chose, cependant, ne fait pas de doute : je ne connais aucun compositeur postwagnérien qui a pu satisfaire avec autant de noblesse aux exigences du théâtre. Ses idées, sa forme, sa sonorité ainsi que chaque tournure viennent directement de l’action, de la scène et de la voix du chanteur, avec une netteté et une précision de la plus haute qualité ». (Schoenberg en 1949).

Et pourtant ce temps n’est toujours pas venu, du moins en France.
Et quand Alexandre Zemlinsky meurt anonymement en 1942 dans les environs de New York, nul ne s’en émeut vraiment, et n’y prête attention. Un anonyme rejoint la terre, lui qui n’osait pas regarder les étoiles.
Personne d’important ne semblait être disparu. Un pauvre, un étranger, un émigré, un pauvre bougre sans plus. Et le monde de la musique passa pour profits et pertes celui qui fut l’un des plus grands chefs d’orchestre de son temps, le meilleur professeur de composition (Schoenberg et d’autres furent ses élèves), un compositeur original et puissant. Non personne n’était mort ce jour-là. Un entrefilet dans un journal, le New York Times, et chacun vaqua à ses angoisses ou ses joies en ces temps de guerre. Certes en Europe son nom était maudit comme tous ceux de « la musique dégénérée » et sa musique interdite, mais plus tard elle ne sera même pas jouée après l’anéantissement du fascisme nazi après 1945. Zemlinsky rejoignait la fosse de l’oubli, avec cet échec qui lui collait à la peau.
Pourtant à Vienne, à Prague, à Berlin, il avait été durant les années 1900-1930 plus que célèbre. Ses très proches amis Gustav Mahler et Arnold Schoenberg l’admiraient. Et sans lui Schoenberg n’aurait sans doute jamais été compositeur, tant lui l’autodidacte doit tout à son maître Zemlinsky. Dissous dans le souvenir, lui qui voulait tant se cacher de tous les miroirs du monde, de tous les visages des femmes, tant il se croyait être d’une horrible laideur.

Plus que cette effarante timidité physique, il y avait chez Zemlinsky une résignation à l’insignifiance, à l’effacement, un vœu d’oubli, une fascination de l’effacement.

Il se savait grand compositeur, mais il se croyait à jamais exclu de l’amour des femmes. Dans son opéra Le Nain (l’anniversaire de l’infante) c’est lui qui se découvre dans le miroir tendu par la perverse infante lasse de son jouet vivant, de sa triste figure qui ne l’amuse plus et qui en meurt. Se sachant irrémédiablement laid, comme son personnage qui meurt quand son image lui est enfin révélée, Zemlinsky semble mourir doucement de l’amour impossible, de la beauté maudite donnée aux autres et à lui refusée.

Zemlinsky semble s’être laissé maudire par « cette disgrâce » et s’être assommé de travail, de dévouement aux autres (il donnera beaucoup de créations de ses collègues). Mais depuis le refus dédaigneux d’Alma Schindler (plus tard Alma Mahler) ses ressorts intérieurs étaient cassés, et ses élans rouillés. Terrassé par un manque ontologique de confiance en lui-même, Zemlinsky emporte ses passions sur son dos nu et son deuil éternel de sa jeunesse, de cette beauté à lui à jamais refusée. Comme il ne pouvait se savoir aimé il restera cet étranger qui passe et se construit sa musique dans sa tête. Lui il ne cherche point à s’anéantir mais à se reconstruire, à s’accomplir intérieurement et tisser encore et toujours les éclats de sa musique.

Il est resté en friche des amours et quand par admiration une femme lui souriait, il ne pouvait croire qu’à des hivers qui tremblent et des perversités tapies sous les années qui se groupaient contre lui.

Alors tout cassé, avec le poison de son intelligence qui corrode son existence, il ne sait toucher que la chair de la musique dans l’harmonie finale de notes torturées.

Doublement rejeté par l’histoire de la musique et par sa propre histoire, il terminera dans la pauvreté et l’indifférence du monde, lui le professeur impitoyable, le compositeur fécond, et il faudra attendre la fin des années 1970 pour le réenregistrer et un peu le redécouvrir. Il reste encore fort à faire, mais la Symphonie Lyrique, son œuvre la plus passionnée, peut y contribuer amplement. Car si elle est le miroir où il se contemple, il en sort transfiguré, apaisé, reconstruit.

L’homme et sa vie

Alexander von Zemlinsky est né à Vienne le 4 octobre 1871. Sa famille est représentative du métissage viennois : Son père est un authentique Viennois issu d’une bonne famille catholique d’origine slovaque mais sa mère, elle, vient d’une famille bosniaque issue d’un mariage judéo-musulman. Par amour pour sa mère, le père de Zemlinsky s’était converti au judaïsme. Zemlinsky aura donc une étoile jaune dans l’âme. Il a vécu dans le quartier de Leopoldstadt, à forte population juive et sera élevé dans la tradition juive séfarade, lui l’homme d’Europe Centrale !
Cette époque à Vienne, est celle du basculement du monde austro-hongrois, des arts et des vies qui se mettait en marche avec les prémices de la première guerre mondiale en sourdine au milieu du son des valses.
Il aura grandi dans cette époque effervescente où le monde nouveau semblait se créer à Vienne dans la plupart des arts et des sciences (Mouvement artistique de la Sécession, opéra, musique, architecture, psychanalyse et surtout littérature). Dans ce lieu unique, mais en fait étroit, les plaques tectoniques du conservatisme et de l’innovation se heurtent et de nouvelles terres émergent. On se bat, on s’insulte, on intrigue pour être dominant. Et Zemlinsky le tendre n’est pas fait pour ces combats.
Mais si grands sont ses dons qu’il devient vite enfant prodige et à 13 ans il est déjà inscrit dans une grande école de musique. Après le conservatoire de Vienne (études brillantes de piano, de contrepoint et de composition), il reçoit en 1897 le prestigieux prix Beethoven que Mahler s’était lui vu refuser pour le Chant Plaintif en 1881. L’œuvre primée est sa symphonie écrite à 26 ans. Car Zemlinsky n’effrayait pas le grand Brahms- membre du jury- qui estimait ses premières œuvres.
Sa carrière de chef d’orchestre est lancée, mais pas celle lui permettant de vivre de sa musique. Ainsi le Carl-Theater de Vienne en 1899 à 1903 où on le contraint à ne jouer que des opérettes. Il a cette phrase : Tout serait merveilleux ici-bas s’il n’y avait point d’opérettes.

De 1903 à 1907 il dirige le Théâtre populaire de Vienne, et enfin sur invitation de Mahler en 1907, il devient premier chef d’orchestre de l’opéra de cour de Vienne.

Entre-temps il dirige bénévolement des ensembles amateurs, et dans un de ceux-ci, l’ensemble Polyhymnia fondé en 1895, il fait la connaissance d’un pitoyable violoncelliste, mais habité d’un feu intérieur : Arnold Schoenberg. Il le prend comme élève dès 1895 et lui apprend tout. Schoenberg tombe amoureux de la sœur de Zemlinsky, Mathilde, et l’épouse en 1901 resserrant encore plus les liens quasiment filiaux entre Zemlinsky et lui.
Pour Zemlinsky les histoires d’amour tournent plutôt au drame. En février 1900 il rencontre parmi ses élèves la très belle et très rayonnante du haut de ses 21 ans, Alma Schindler. Zemlinsky en tombe éperdument amoureux (je vous veux avec tous les atomes de mes sentiments!) et Alma troublée par l’image du père qu’il représente, par le compositeur virtuose, et par le « charisme érotique » que semblait dégager sa laideur, semble lui rendre son amour et une amitié passionnée les réunit. Elle l’extravertie, et lui l’introverti qui détestait les vanités mondaines qu’elle incarnait. On ne sait jusqu’où est allée leur liaison. On en vint à parler de fiançailles. A l’automne 1900 tout semblait possible, mais Mahler apparaît, directeur de l’Opéra, dominateur, et il épouse Alma dès 1902.

Zemlinsky est anéanti par cela. Il est persuadé que c’est sa laideur physique qui a fait fuir Alma, il ne s’en remettra jamais, et son identité en sera brisée. D’ailleurs Alma, fort délicate, va le décrire ainsi : un affreux gnome, un nabot sans menton et sans dents, les yeux protubérants.

Il faut savoir cela pour comprendre son œuvre, la Symphonie lyrique, véritable catharsis de cette épreuve, et quête de l’identité, de l’accomplissement à recréer.
Il faut aussi noter sa conversion au protestantisme en 1899 et son mariage en 1907 avec Ida Guttmann.
La démission forcée de Mahler en 1907 l’accable et il part à Weimar dès 1908, mais revient à l’Opéra populaire de Vienne. Mais l’antisémitisme délirant et l’étroitesse d’esprit qui montaient, lui font fuir sa chère ville natale. Et c’est la glorieuse et longue époque de Prague au théâtre allemand, qui déjà avait su consoler et accueillir Mozart et Mahler. De 1911 à 1927 ce sera son âge d’or, aussi bien en tant que chef d’orchestre où il ose créer les œuvres nouvelles (Erwartung de Schoenberg, Bartók, Berg, Webern, Janacek, entre autres), diriger magnifiquement Mozart et Wagner, etqu’en tant que compositeur créer intensément.

Ses chefs-d’œuvre datent de ce temps heureux : Une tragédie florentine (1917), Le Nain (1922), ses quatuors à cordes 2, 3, et 4, des cycles de lieder, et surtout cette Symphonie lyrique op 18.
Puis, isolé, se sentant un peu oublié par Vienne malgré l’hommage d’Alban Berg, et un peu perdu dans la multitude des courants musicaux de ces années vingt (dodécaphonisme, néoclassicisme, nouvelle objectivité, réalisme socialisant…), il commet la grande erreur d’aller s’installer à Berlin en 1927, sous la terrible férule d’Otto Klemperer à l’opéra Kroll, lieu des plus intenses innovations qu’il ne peut comprendre. Et puis Klemperer n’est pas un exemple de générosité mais d’ambition dévorante. Sa femme Ida meurt de maladie en 1929 et moins d’un an plus tard il se remarie avec une chanteuse Louise Sachsel, déjà aimée et rencontrée dès 1915 à Prague.
Rabaissé au rang de subalterne, il préfère devenir professeur à l’Académie de musique en 1931. Il voit la montée du nazisme qui lui interdit toute profession.

Et le 27 septembre 1933 il retourne… à Vienne, sa ville tant aimée, avec Louise. Mauvais choix, malgré le temps laissé libre à la composition, en 1938 l’annexion de l’Autriche par l’autrichien Hitler est réalisée. Il a du moins, comme Alma Mahler, le temps de fuir à l’automne 1938, le 10 septembre, aux États-Unis, presque sans bagages. Là il végète, ne trouve pas de travail gratifiant, ni la moindre reconnaissance ou commande.
Il est un homme brisé et compose très peu.
Aussi oublié que sa musique, il sombre dans la pauvreté et après plusieurs attaques, il meurt le 15 mars 1942 dans son humble maison à Larchmont, près de New York en 1942, ignoré, anonyme.
« Je ne voudrais pas être enterré en terre étrangère, ici loin de Vienne ». Ce fut pourtant le cas.
Lui aussi sera basculé par l’histoire et brisé par le bon ton des modes. Il est l’image de la défaite en musique. Ses idoles Gustav Mahler, Franz Schreker, Richard Strauss, Arnold Schoenberg, Alban Berg… il les servait avec amour.
Certains le lui rendaient (Mahler, Schoenberg) la plupart des autres ne se servaient de lui qu’en tant que chef d’orchestre, et lui allait sans mots dans sa nuit en dérive et sans amour, et ses églises de sons sonnaient vides et tissaient sa solitude. L’autodestruction était une de ses vertus cardinales. Et puis le couperet de l’histoire s’abat souvent sur les tièdes, sur les faibles, ou sur ceux qui restent au milieu du gué et refusent les modes dominantes.

Le compositeur et sa musique

L’ombre des grands comme Brahms ou Richard Strauss, ou des « frères » en musique comme Mahler ou Schoenberg plane sur sa musique. Et il mena même une sorte de compagnonnage avec son élève et disciple Schoenberg, faisant des œuvres parallèles (mise en musique des poèmes de Richard Dehmel) et des soutiens constants: conseils essentiels, corrections, initiation au chromatisme, cours sur l’évolution du langage musical et les soubassements du monde tonal…).
Mais lui reste tatoué de la marque infamante de « romantique tardif » alors que la gloire de Mahler explose maintenant tandis que celle de Schoenberg s’estompe.
Non Zemlinsky n’est pas le maillon faible de cette histoire de la musique autour des révolutions des années 1920, il en est le témoin, et sa voix est singulière, originale quand tant d’œuvres d’avant-garde se sont perdues.
Zemlinsky semble être le stigmatisé, le crucifié dans le pressoir impitoyable de l’histoire, pris entre les ombres voraces de Mahler et celles de Berg et de Schoenberg.

Tous ses amis les plus intimes, et qui le défendirent becs et ongles, contre son propre destin ne purent rien contre l’oubli : celui de l’interdiction nazie, puis plus curieusement celui d’après 1945, lorsque sa musique, quoique qualifiée de dégénérée, n’était pas celle d’une victime de la Shoah, donc sans le besoin de réhabilitation de l’époque. Il avait survécu, était mort de mort naturelle, lui. Drossé par les mers contraires de Wagner et de Brahms, il va se trouver à la croisée des chemins, sans pouvoir choisir, et la mer se retirera sous ses pieds.
Il ne voulait, il ne pouvait point prendre ces nouvelles routes de la musique atonale, athématique puis sérielle. Pourtant il en fut le meilleur, et de loin, interprète en tant que génial chef d’orchestre entièrement dévoué à la musique des autres, en particulier de celle de son beau-frère Schoenberg pour qui il créa fondation, association, concert de bienfaisance, aides substantielles et plus encore. Ce fut lui le créateur d’Erwartung en 1924 à Prague et sans doute le précurseur de cette fameuse « deuxième école de Vienne » ! Créateur aussi de la Salomé de Strauss et d’Ariane et Barbe-bleue de Dukas.

Il savait tous les méandres, toutes les clés initiatiques des « initiés » de la seconde école de Vienne. Mais croyant, non pratiquant, il refusa d’entrer dans cette religion rigoriste et contraire à ses effusions lyriques. Il avait dans son second quatuor poussé fort loin les bornes frontières de la tonalité, les houles chromatiques, mais l’inconnu qui s’ouvrait sous ses pieds le fit reculer. Lui le plus grand professeur de composition de Vienne (Korngold, Schoenberg, Berg… comme élèves ce n’est pas rien !), ne pouvait faire s’écrouler sous lui le temple tant adoré et tant servi.
Il est donc toujours oublié. Dans les pays européens sous la botte nazie, ses œuvres étaient interdites, et la presse ignora sa disparition en pleine guerre. Ce compositeur et chef d’orchestre, qui connut durant les années 1900-1930 une très importante célébrité, était tout simplement tombé dans l’oubli total. Et cet oubli dure encore.
Après 1945 se décrète « le progrès en musique » et donc le rejet absolu de tout ce qui n’obéit pas aux techniques sérielles ou post-sérielles sur tous les paramètres du son. Zemlinsky avec son langage tonal sera balayé, comme d’autres, non pas maudit comme Sibelius, mais simplement oublié comme détail insignifiant de l’histoire en marche. Une impasse sympathique, mais une impasse ! Pourtant il était allé aux frontières ultimes de la tonalité et avait conscience que les fondements du temple tonal s’effondraient.

Mahler admirait la technique extraordinaire du compositeur mais critiquait le poids du passé : La musique de Zemlinsky est remplie de réminiscences de tous genres. C’est cruel, mais vrai.
Pourtant la musique de Zemlinsky est étonnante. Elle est ample, opulente, sensuelle souvent, raffinée. Une musique de serres exotiques parfois capable d’élans violents et de douceurs capiteuses. Tous les fantômes de Wagner, Brahms, Mahler, Schoenberg, Schreker, Richard Strauss passent en courant.
Et de sa musique monte une intense force émotionnelle. Ce qu’il ne dédie pas à l’innovation à tout prix, il le consacre à l’approfondissement expressif. Ce n’est pas Moïse au seuil d’une terre promise interdite, car tout le lait et le miel de cette terre se trouvent dans sa musique.

Vers la fin des années 1970 certains de ses étonnants opéras furent remontés, et sa musique timidement rejouée. Il y a encore bien du chemin à faire, car le purgatoire semble ne pas avoir de fin et les malentendus sont toujours présents. On se demande toujours qui était donc cet étrange Zemlinsky.
Et bien un grand bonhomme écartelé entre « un modernisme agressif et un conservatisme rassurant », un compositeur aux mille facettes, donc déconcertant, un homme dévoué aux autres créant les grandes œuvres révolutionnaires de son temps, enfin le compositeur inspiré de la Symphonie Lyrique. Tout cela fait un être attachant et à redécouvrir.

La symphonie lyrique

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La Symphonie lyrique op. 18, écrite par Alexander von Zemlinsky en 1922, est l’œuvre la plus connue de son compositeur. La première eut lieu le 4 juin 1924 à Prague, ville d’accueil et de reconnaissance de Zemlinsky. La forme en est novatrice.
Il s’agit d’une suite symphonique en sept parties, pour baryton et soprano, chacune débutant par une partie orchestrale, suivie d’un chant basé sur un texte de Rabindranath Tagore (1861-1941), immense poète bengali. Ses poèmes avaient été traduits en allemand à partir du bengali par Hans Effenberg et faisaient partie d’un cycle Le Jardinier dont Zemlinsky reprend les séquences 5, 7,30, 29, 48, 51, 61. Il recrée donc un déroulement dramatique personnel, évitant les poèmes d’amour heureux et le dernier sur la mort. Encadré par deux chants « philosophiques », le premier et le dernier, il s’agit d’un voyage vers la séparation inéluctable, car la plénitude ne peut pas s’accomplir dans l’amour, mais dans la plongée en soi-même. Pour montrer la boucle du voyage le dernier chant reprend la plupart des thèmes du cycle. Tout est accompli.
Bien sûr le rapprochement avec Le Chant de la Terre (1909 mais créé en 1911) de Gustav Mahler qui avait tant frappé Zemlinsky est évident, mais plus encore il faudrait se tourner vers les Gurrelieder (1913) de Schoenberg pour trouver bien des ressemblances, des affinités frappantes.

Alban Berg s’en inspira aussi dans sa Suite lyrique, pour mieux masquer son amour interdit avec Hanna Fuchs. Mais ce qui est chant d’amour sensuel chez Berg, adieu aux beautés du monde et dissolution dans l’éternité chez Mahler, épopée tristanesque et défi à Dieu chez Schoenberg, devient méfiance et fuite devant l’amour chez Zemlinsky.
Il semble avoir voulu répondre post mortem à Mahler et à son Chant de la terre, qu’il connaissait par cœur suite à la création à Vienne par Bruno Walter le 20 novembre 1911. Si au travers de l’alibi de poèmes orientaux chaque compositeur exprime son sens du monde, les perspectives sont forts différentes entre les œuvres. Mahler chante un chant d’adieu imprégné de l’Amour profond de la vie toujours renaissante et aussi d’un pessimisme aussi profond sur la vanité du monde, où Mahler fait œuvre de recherche ardente de l’absolu, et aussi de la résignation de cette folle quête avec cette dissolution dans l’Éternité. Zemlinsky, lui, fantasme un amour fou qui ne peut se résoudre que par la séparation douce et acceptée, car toute proximité amoureuse semble blasphématoire. C’est une quête de l’accomplissement personnel, et cette obsession en lui que tout est mensonge dans les apparences, dans la beauté même, à lui à jamais inaccessible.

Mahler est tragique, Zemlinsky est pathétique et poignant. L’œuvre de Mahler est disjointe, fermée, celle de Zemlinsky est ouverte avec des liens entre chaque chant : interludes, thèmes repris, allusions d’un chant à l’autre, volonté de s’ancrer sur le schéma de la symphonie…
Zemlinsky a voulu non pas une musique de raréfaction, mais une musique haute en couleurs, ardente, passionnée.
Il a écrit en 1924 (Pult und Taktstock, Podium et baguette) :
La cohésion interne des sept chants avec leurs préludes et interludes, qui possèdent tous un seul et même ton foncièrement profondément grave et passionné, doit parfaitement être mise en valeur avec une conception et une exécution adéquates de l’œuvre. Le prélude et le premier chant présentent le sentiment fondamental de toute la symphonie. Toutes les autres parties… doivent être imprégnées de la couleur du premier chant. Ainsi par exemple, le second chant qui pourrait occuper la position d’un scherzo… ne doit surtout pas être abordé comme quelque chose de gai, léger, ou manquant de gravité ; encore moins le troisième chant - qui est l’adagio de la symphonie - comme un chant d’amour languide et complaisant… C’était ma volonté de choisir ainsi ces sept poèmes et de les ordonner dans cette succession particulière qui leur donne leur affinité intérieure ; c’est ainsi que se livre leur interprétation voulue sur chacun d’entre eux, assemblés avec une sorte de traitement de leitmotivs (motifs qui reviennent), de certains des thèmes, et cela bien sûr exalte l’unité de l’œuvre, et c’est cette unité qui doit être au tout premier rang de l’interprétation de tout chef d’orchestre.

On ne saurait mieux décrire cette symphonie. Donc juste quelques touches complémentaires.
Il est étonnant que sur des poèmes si odorants de douceur et parfois de caresses orientales, Zemlinsky traduise cela par une musique si mouvante, si postwagnérienne.
Les poèmes de Rabindranath Tagore étaient connus en Occident depuis l’attribution de son prix Nobel de littérature. Leur exotisme, leur sensualité fervente et douce fascinaient au début du vingtième siècle autant les écrivains que les musiciens. Janacek qui le rencontra en1921, et le mit en musique dans Le Fou errant a bien décrit l’état d’esprit « Nous ne connaissions pas le sens de ses paroles, mais leur mélodie nous racontait la douleur profonde de son âme »

Il en fut ainsi pour Zemlinsky, qui à partir des traductions de l’anglais faites par Hans Effenberger entra dans ce « jardin » tellement résonance avec la propre douleur de son âme. De plus la traduction allemande, plus rude, moins souple que le bengali, donnait un caractère dramatique, avec une autre notion du temps qui devient alors narratif, évolutif. Sur ses bases, Zemlinsky bâtit son œuvre en y projetant ses pensées exaltées et désespérées sur l’amour. Schopenhauer est ici plus près que Tagore. Zemlinsky ne met en exergue que l’histoire d’une passion qui bien entendu, de par ses propres expériences, ne conduit qu’à la séparation.
Son histoire avec Alma Schindler (Alma Mahler) est en filigrane. Éternel fiancé de l’amour sans pouvoir l’accomplir, éternel vaincu qui se retire pour l’autre, amoureux courtois, Zemlinsky est le musicien du renoncement en amour et de sa transfiguration en dépassement vers l’absolu.

Musique enfiévrée, débordante de pulsions avec des tendresses inavouables car conduites à l’échec. La voix de l’homme est demande, espoir crié, la voix de la femme est apaisement, douceur, résignation et disparition. Cela pourrait être un dialogue, mais il n’en est rien. Ce qui importe n’est pas l’amour décrit, ses péripéties, mais le profond désir de lointain, d’accomplissement, de séparation. Aussi les voix suivent des chemins qui ne pourront jamais se rejoindre.
Le premier chant et le dernier, tous deux chantés par le baryton, se ressemblent et ne sont aucunement des chants d’amour mais d’aspiration vers l’ailleurs : Point de repos ne trouve, j’ai tant soif de choses lointaines, mon âme vagabonde vers la lointaine nostalgie, afin d’effleurer la bordure du sombre monde. dit le premier auquel répond ceci : Sois en paix, mon cœur, laisse le temps s’accomplir pour la séparation pour qu’elle soit douce. Ne la laisse point être une mort, mais un accomplissement. Laisse l’amour se fondre en souvenirs et les douleurs en chants.
Le fait qu’il y ait des élans d’amour entre ces textes ne changent en rien le sens profond ici révélé. D’ailleurs les paroles dites par les amants ne se répondent pas. C’est non pas la réalité des baisers, des odeurs, de l’amour, qui importe, mais le rêve que l’on se fait de l’amour.

Zemlinsky travailla longtemps sur cette œuvre et n’en vit le presque achèvement que vers août 1923. Une grande partie du travail fut l’agencement des poèmes pour l’impact dramatique souhaité. Et surtout leur appartenance profonde au même projet. La musique, les ponts nombreux entre les chants, la notion de cycle de lieder, les quelques rares tonalités utilisées, le tissu harmonique, font de la Symphonie Lyrique un tout indissociable.
Sept mouvements composent cet hymne si introspectif sur sa vie, et chaque mouvement est très précisément indiqué par le compositeur pour restituer son atmosphère particulière. L’œuvre fait environ 45 minutes.

1- Langsam- mit ernst-leidenschaftlichen Ausdruck (lentement avec une expression sérieuse et passionnée)
- :Ich bin friedlos, ich bin durstig nach fernen Dingen (Point de repos ne trouve, j’ai tant soif de choses lointaines)
2-Lebhaft (animé)
- O Mutter, der junge Prinz muß an unserer Türe vorbeikommen (Mère, le jeune prince doit passer devant notre porte)
3- Sehr ruhig und mit innigen, ernsten AAusdruck –Adagio (très calme et avec une expression fervente et grave)
Du bist die Abendwolke, die im Himmel meiner Traüme hinzieht (Tu es le nuage du soir qui dans le ciel traîne de mes rêves.)
4- Langsam –schwebend, sehr ruhig (lent - flottant, très calme):
Sprich zu mir Geliebter ! Sag mit Worten, was du sangsest (O mon amour, parle-moi ! Redis-moi les mots que tu chantais.)
5- Feurig und kraftwoll (fougueux et plein de force) :
Befrei mich von den Banden deiner Süße, Lieb ! (Libère-moi de tes baisers des liens de ta douceur, amour !)
6- Sehr mässige Viertel (extrêmement modéré) - Andante :
Vollende denn das letzte Lied und laß uns auseinandergehn. (Finis donc ta dernière chanson et laisse nous partir chacun de notre côté.)
7- Molto adagio :
Friede, mein Herz, laß die Zeit fûr das Scheiden süß sein. (Sois en paix, mon cœur, laisse le temps s’accomplir pour la séparation pour qu’elle soit douce.)
En alternance et jamais ensemble les personnages (Le Prince et la jeune fille) croient se parler mais s’ignorent, le baryton chante les parties 1,3,5,7 et la soprano les parties 2,4,6.

Notes d’écoute

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On peut ramener ces indications à celles d’une symphonie en 7 mouvements proche des découpages d’un Mahler :
1- Premier mouvement ; lent puis passionné
2 - Second mouvement scherzo
3- Troisième mouvement adagio
4- Quatrième mouvement adagio 2, musique de nuit
5- Cinquième mouvement rondo
6- Sixième mouvement Andante
7- Septième mouvement Final adagio conclusif

Premier chant : Climat dramatique, angoissant, avec une entrée violente de l’orchestre et une grande envolée, et qui se tait presque pour laisser la voix s’élever et dire sa soif d’infini sur les mots « ich bin friedlos », sans repos. Il reprend son dramatisme sur l’appel à l’au-delà, puis vient le sentiment d’être prisonnier de la terre.
La deuxième strophe est plus fuyante, moins dramatique, sauf pour l’appel au grand inconnu. Et vient l’impuissance de la délivrance.
On est comme au début d’un opéra dramatique Et même l’appel de la flûte se noie dans les mystères de l’infini.
Ce morceau est le pilier de l’œuvre presque en forme sonate, il est l’appel vers la transcendance. Musicalement c’est le long lever de rideau, commençant presque brutalement. Puis vient une sorte d’extase sur les mots « O Ziel in Fernen », cible du lointain,, et puis tombe le rideau. Il s’ancre sur les strophes initiales, puis se ramifie en deux autres thèmes mouvants et complexes.
Le thème principal sera celui qui va parcourir tout le cycle.

Second chant: Le changement est radical, annoncé par l’interlude jouant le poignant appel de la flûte. C’est une sorte de chanson populaire naïve, suivant une forme strophique qui décrit l’émoi d’une jeune fille. On pense bien sûr au quatrième chant « De la Beauté » du Chant de la Terre de Mahler. Il est découpé en quatre parties avec l’alternance entre le thème principal, celui de l’attente passionnée du Prince, et du thème secondaire, sorte d’adieu inavouable à peine murmuré. Moment de grâce printanière dans cette œuvre sombre. Ce prince désiré ne viendra jamais, et la musique est longs moments de désirs en suspension, avec des élans de violons.
Puis vient la résignation et la musique oscille, hésite et le don de la jeune fille est dissous « jeté sur le chemin ».
Les espoirs, les poussées de passion sont traduits par une musique indécise, tournoyante jusqu’à sa résignation.
L’interlude prépare le chant d’amour suivant.

Troisième chant: Zemlinsky rejoint Tagore pour qui l’amour doit dépasser le charnel, et être la projection vers la nostalgie des désirs. Cet adagio est le cœur secret de l’œuvre. Il est composé de trois parties s’éloignant de la tonalité de base, donc du monde incertain de l’amour. Tout est raffinement extrême, dentelle sonore, évocation lointaine.
C’est le plus étonnant au niveau de l’orchestration, fort complexe, magique. De notes en notes passent des sentiments fugitifs.
Un interlude permet le passage en fondu enchaîné au quatrième chant.
Long arioso d’amour se mêlant aux rêves. Tout est effleurement et tendresse dans l’orchestre. Mais déjà perce l’idée d’une illusion malgré la volonté de possession plusieurs fois affirmée. Un violon solo dans l’aigu fait la transition avec le chant suivant.

Quatrième chant: Ce chant est le pivot du cycle. Il déborde de tendresse, de caresses musicales. Du brillant du chant précédent on passe à la fumée des sons. « Parle-moi mon amour » dit ce chant. C’est un véritable arioso d’opéra, une prière amoureuse, un instant suspendu, intériorisé, tendre et plus léger que l’amour lui-même.
Lentement monte une sorte d’extase amoureuse que le violon solo accentue. Harpes caressantes comme le vent de la nuit, cette musique est l’une des plus sensuelles et extatiques qui soient. Les cheveux se dénouent, la musique aussi. Les mêmes vers finaux que ceux du début reprennent cette musique de magie. Ultime nuit d’amour avant les chemins différents.

Cinquième chant: Il est très contrasté, presque violent. L’homme veut se libérer des sortilèges de l’amour, qui est ensevelissement des libérations de l’âme, noyade dans le réel, faiblesse et naufrage de l’homme pur « Libère moi des liens » dit le texte. Il est essentiellement rythmique, véhément. Ce chant veut briser la prison de l’amour. On est presque dans Erwartung, avec même du parlé chanté, des cris expressionnistes, de l’atonalisme. La musique est scandée, heurtée, presque criée. Il s’agit d’un acte de désenvoûtement que les timbales accentuent.
Sixième chant :
Tout a été rompu et se prépare l’adieu. La musique devient presque funèbre, en tout cas timide, résignée. La jeune fille semble un instant se révolter contre la déchirure, puis tout s’efface.
Ce chant fait de l’amour une illusion, une représentation rêvée et mensongère. « Finis donc ta chanson et laisse nous partir ». Les mains ne peuvent se resserrer que sur du vide. La musique totalement fluctuante, car tout glisse entre les doigts. L’amour et les notes aussi. Ce chant d’adieu atteint des sommets d’expressivité. Le thème initial est repris, car tout est bouclé. Une flûte s’éloigne et vient le dernier chant.

Septième chant : C’est la justification de l’œuvre, son final : la séparation inéluctable douce et assumée. On s’aime donc on se quitte. Ce n’est pas un adieu au monde, ni une tentation d’éternité, mais Zemlinsky n’est pas Mahler, mille profondeurs les séparent. Lui cherche une rédemption par la connaissance de lui-même, très freudienne.
« Que ceci ne soit pas une mort, mais un accomplissement ».
Ce cycle se termine apaisé, presque heureux. La musique se dissout peu à peu, en reprenant les fils conducteurs des thèmes des autres chants. C’est presque un adagio conclusif à la manière de Mahler.
La musique de Zemlinsky atteint des sommets de délicatesse, de suggestions, et l’orchestration est d’une infinie complexité. Le silence s’instille dans les notes, et la consolation, le murmure, sourdent presque des notes conclusives. La dernière illumination de l’orchestre est pour montrer le chemin de l’adieu.
L’épilogue orchestral ramasse tous les lambeaux de musique déjà entendus et puis s’éteint après une dernière péroraison.
Tout est redevenu nuit, mais nuit apaisée.
Comme il existe des poèmes continus, voici l’exemple d’un poème symphonique continu, où chaque interlude lie chaque chant. Cette œuvre au-delà de sa cohérence, son homogénéité, est une œuvre majeure, poignante, fondamentale.

Pour finir quelques hommages :

« Pour moi, une chose, cependant, ne fait pas de doute : je ne connais aucun compositeur post-wagnérien qui a pu satisfaire avec autant de noblesse aux exigences du théâtre. Ses idées, sa forme, sa sonorité ainsi que chaque tournure viennent directement de l’action, de la scène et de la voix du chanteur, avec une netteté et une précision de la plus haute qualité » (Schoenberg 1949).
« Je serais contraint d’avouer n’avoir rien de plus qu’une idée des beautés incommensurables que contient votre partition. Ceci ne peut en aucun cas influencer mon amour pour celle-ci, car ce grand, grand amour, je ne l’éprouve que pour très peu d’œuvres et je le ressens ici parce que cette œuvre me touche très personnellement. Oui j’aimerais vous dire que mon amour, datant de quelques décennies pour votre musique a trouvé son accomplissement dans cette œuvre… » (Alban Berg 1924) ;
« Il venait des profondeurs les plus intimes de la musique » Franz Werfel.
« Musique : haleine des statues.
Peut-être :
Silence des images. Tu es parole là où les paroles
finissent. Toi temps
planté à la verticale de la direction des cœurs passants ». (Rilke)
Ainsi est souvent la musique de Zemlinsky.

Gil Pressnitzer

Œuvres principales

Œuvres orchestrales

Symphonie n°2 en si bémol majeur (1897)Die Seejungfrau, fantaisie d’après Hans Christian Andersen (1902-03,)
Sinfonietta, op. 23 (1934)

Opéras

Es war einmal... (Il était une fois...), en trois actes, livret de Maximilian Singer d’après Holger Drachmann (1897–99, révisé en 1912, première à Vienne en 1900 dirigée par Gustav Mahler)
Der Traumgörge, en deux actes, livret de Leo Feld (1904–06, première à Nuremberg en 1980)
Kleider machen Leute, (les habits font l’homme) en trois actes, livret de Leo Feld d’après Gottfried Keller (trois versions, 1908-1909/1910/1922)
Eine florentinische Tragödie (Une tragédie florentine), en un acte, op. 16, livret d’Oscar Wilde et Max Meyerfeld (1915/16)
Der Zwerg, (Le nain) en un acte, op. 17, livret de Georg C. Klaren d’après lœuuvre d’Oscar Wilde (1919–21)
Der Kreidekreis, (Le cercle de craie) en trois actes, op. 21, livret du compositeur d’après Klabund (1930–32)
Der König Kandaules, en trois actes, op. 26, livret du compositeur d’après André Gide (1935/36, orchestration complétée par Antony Beaumont en 1992–96, première à Hambourg en 1996)

Œuvres pour voix et orchestre

Sechs Gesänge, d’après des poèmes de Maurice Maeterlinck, op. 13 (1913, orchestré de 1913 à 1921)
Symphonie lyrique, pour soprano, baryton et orchestre, op. 18, d’après des poèmes de Rabindranath Tagore (1922-23)
Symphonische Gesänge, pour baryton ou alto et orchestre, op. 20 (1929)

Chants pour voix et piano

Sechs Gesänge, d’après des poèmes de Maurice Maeterlinck, op. 13 (1913)
Sept lieder, op. 22 (1934)
Deux lieder, op. 27 (1937)
Trois lieder (1939)

Musique de chambre

Quatuor à cordes n°1 en la majeur, op. 4 (1896)
Quatuor à cordes n°2, op. 15 (1913–15)
Quatuor à cordes n°3, op. 19 (1924)
Deux mouvements pour quatuor à cordes (1927)
Quatuor à cordes n°4, op. 25 (1936)

un site en allemand:http://www.zemlinsky.at/en/