Arnold Schönberg

Erwartung ou l’Attente de la femme

... encore un jour éternel de l’attente... Oh oui tu ne te réveilleras plus jamais... des milliers de personnes passent... Je ne te reconnais pas... Tous vivent, leurs yeux lancent des flammes... Où es-tu?... Il fait noir... ton baiser comme un phare dans ma nuit... mes lèvres brûlent et brillent... te rencontrer... Oh, tu es là... Je cherchais... (fin d’Erwartung)

Ce monodrame, en un seul acte, pour une seule voix et un orchestre fourni, est dense comme la forêt inquiétante et proche. C’est tout entier un monologue intérieur. Celui d’une femme seule dans la nuit.
Femme attendant son amant, et qui d’ailleurs l’a sans doute tué elle-même par jalousie, femme entre peurs, panique et délire.

Toute l’action se passe entre la nuit et l’aube.

Action rêvée, projetée ? Un fort substrat psychiatrique sous-tend ce texte. Si Schoenberg, admirateur de Karl Kraus autre « judaïco-viennois » pourfendant entre autres les théories de Sigmund Freud dans son « journal-brûlot » Die Fackel, le flambeau, partageait les mêmes rejets, sa librettiste Marie Pappenheim en était imprégnée. De toute façon, cela flottait dans l’air viennois dans ces années 1900.
Et comme l’opéra Elektra de Richard Strauss, strictement contemporain, une forme d’hystérie en musique est à l’œuvre, mais là où l’orchestre opulent de Strauss exacerbe le postromantisme finissant, Schoenberg ouvre de nouvelles voies à l’histoire de la musique en posant les bases de l’atonalité et de l’athématisme (plus de thèmes identifiables).

Cette plongée dans l’inconscient est aussi une délivrance des chaînes de la musique tonale, et l’aube naissante d’un autre temps où va « souffler l’air d’autres planètes ». De là vont se fonder les objets référents de l’expressionnisme (ombres, lune rouge, forêt, cadavre…). Cet expressionnisme, terme né en 1914, trouvera plus tard vers 1910, ses chantres avec Georg Trakl, avec la revue berlinoise die Sturm, Murnau, Lang, Kandinsky…

On peut imaginer qu’Erwartung est le premier drame expressionniste, mais aussi la première mise en musique non voulue des théories freudiennes, musique de fin de monde aussi.

Vienne au tournant des années 1900

Vienne est alors encore la capitale d’un immense empire de peuples divers et écartelés. Mais elle est déjà assujettie à l’Allemagne suite à sa défaite de Sadowa (1866). L’Autriche-Hongrie craque de l’intérieur, mais nul ne veut entendre ces signaux de fin du monde. Et le bruit des valses couvre tout. Vienne est à la fois le bastion du conservatisme et le creuset de la modernité. Elle est en 1909 une ville de plus de deux millions d’habitants et rayonne encore sur le monde.

L’apogée de cette danse sur un volcan que représente la culture viennoise, se sera déroulée en cette période, il faut citer plusieurs moments essentiels de cette effervescence culturelle :
- Le règne de dix ans de Gustav Mahler, que Schoenberg appelait « le saint », de 1897 à 1907, et qui sera un bouleversement des vieilles traditions d’alors.
- Le mouvement Sécession avec Gustav Klimt, Egon Schiele, Oskar Kokoschka, Koloman Moser, Arthur Roller… mais aussi Mucha
- Les écrivains « psychologiques » comme Arthur Schnitzler, Stefan Zweig… et les poètes comme Stefan George, Heym
- le mouvement freudien avec la parution en 1900 dela Science des rêves de Sigmund Freud
- l’architecture avec le Jugendstill et Otto Wagner, Josef Hoffmann
- la philosophie avec Wittgenstein

Vienne resplendit encore et elle est à la fois la ville des juifs, « l’autrico-judaïcus », et une des capitales de l’antisémitisme. Schoenberg est au croisement de la fin du monde viennois, de cette « apocalypse joyeuse » et de la douloureuse naissance d’un monde nouveau, incertain, inquiétant. Stefan Zweig en pressentait l’avènement.

Composition du livret et de la musique

Le livret de Marie Pappenheim autant que la composition de Schoenberg qui suit pas à pas le texte ont tous deux étaient composés dans une sorte d’exaltation, de frénésie en moins de deux semaines. Il est illusoire de vouloir entrer dans cette musique sans lire en même temps le texte. Les deux sont organiquement liés. Et Schoenberg propose un équivalent musical du texte, le suivant pour mot à mot, sentiment à sentiment. Ce qui pourrait être une contrainte deviendra une immense liberté, car par là même Schoenberg est pris par la parole qui sera son alibi pour suivre l’éphémère des mots et non plus le carcan des thèmes.
De plus, le texte est très précis en indications scéniques que doit traduire la musique. Ce qu’elle fait.

Marie Pappenheim, jeune médecin dermatologiste de 27 ans à l’époque, lui avait été présenté un an auparavant par Zemlinsky et Karl Kraus. Elle écrivait parallèlement à ses études de médecine et se passionnait pour les recherches psychanalytiques et le climat psychologique étrange et trouble que l’on retrouve dans les œuvres littéraires viennoises de ce temps. Elle connaissait les études sur l’hystérie de Freud et Breuer, le cas Anna O (un parent éloigné d’ailleurs), et le substrat hystérique est présent dans son texte.
Schoenberg organisait des cénacles à la campagne à Steinakirchen près d’Amstetten en Basse-Autriche.
Il y invitait famille, amis (Zemlinsky, Webern, Berg, Max Oppenheimer…) et connaissances. Il trônait comme un gourou au milieu de ce cercle aux mœurs fort modernes pour l’époque. D’ailleurs, lui qui se croyait au-dessus de la morale et des lois, de la jalousie en tout cas, fut meurtri quand sa femme, la sœur de Zemlinsky, son seul véritable professeur, eut une longue aventure avec un jeune peintre, Richard Gerstl, et qui devait se suicider peu après à 25 ans. Schoenberg menaça même de se suicider en 1908.

Les échos de ce drame se retrouvent dans cette musique (on pense à l’élégie pour de jeunes amants de Henze) et la jalousie en sera un des moteurs essentiels, et le meurtre de l’amant une sublimation de son désarroi. Schoenberg sera incroyablement créatif suite à ces tragiques événements, Son drame musical Die glückliche Hand, la main heureuse reprend son histoire.
L’année suivante lors de ses rencontres estivales Schoenberg mit au défi Marie Pappenheim : « Mademoiselle, écrivez-moi donc un livret d’opéra ! ». Pendant trois semaines à Traunkirchen, « couchée dans l’herbe avec de larges feuilles et un crayon », elle écrit fiévreusement ce texte fiévreux. À peine Schoenberg le reçut-il dans son lieu de vacances qu’il jette des idées musicales en vrac et en 17 jours il termine sa partition. 17 jours, opus 17!
La composition a eu lieu du 27 août au 12 septembre 1909, et le 9 octobre elle est au propre. Il n’y avait eu aucune suggestion, ni contrainte de Schoenberg sur le livret, qui correspondait à son attente, à ses pulsions du moment. La forme en un seul acte allait au-devant de ses volontés de concision et de sa méfiance des redites. L’absence d’action, d’interaction entre les personnages lui permet de se concentrer sur l’ouverture de nouveaux chemins musicaux. Il pensait depuis quelque temps à s’échapper du carcan des formes tonales, de la logique consciente, de l’attendu. Il était donc prêt à recevoir ce livret qu’il ne retoucha pas. Fièvre et attente s’étaient trouvées et retrouvées, cela donnera Erwartung.

L’œuvre dormira longtemps dans un tiroir. Elle sera éditée en 1923 et créée par Alexandre Zemlinsky le 6 juin 1924 à Prague, avec son interprète préférée Marie Gutheil-Schoder dont le timbre de voix l’avait guidé dans l’écriture de l’œuvre.

Mais la musique de Schoenberg était déjà ailleurs.

Les voies multiples du livret

Du minuit aux premières lueurs de l’aube une femme, qui ne sera même pas nommée attend fiévreusement celui qu’elle aime, assaillie de noirs pressentiments. Elle part à sa recherche bravant sa peur et affronte la forêt, puis se retrouve sous le balcon de sa rivale.
Ce chemin, cette quête de son amant dont elle ne trouvera que le corps allongé, après avoir buté sur un tronc d’arbre, premier contact physique avec le futur cadavre, premier message de la forêt.
Ce passage de la pleine nuit à l’aurore, sera aussi pour elle la révélation que désormais « qu’elle sera à jamais seule dans l’obscurité, alors que la lumière de l’aube brillera pour les autres. » (texte venant d’une mélodie ancienne de Schoenberg intitulée aussi Erwartung, l’attente et quasi tonale.
Le livret est découpé en quatre scènes. Les trois premières sont très courtes et ensemble elles font à peine moins de dix minutes soit le quart de l’œuvre. La dernière scène finale sera le dénouement et le coup de théâtre :
La première se passe à l’orée de la forêt menaçante, sous la lune blême, et la femme à la recherche de son amant ose entrer et dans sa peur et dans la forêt.
La deuxième scène se situe sur un large chemin dans la forêt et commence le début des souvenirs amers, quand l’amant n’est plus revenu vers elle qui l’attendait derrière ce mur près du jardin. La panique monte chez la femme, horrifiée par le moindre bruit.
La troisième scène amplifie ses peurs, et dans la clairière la lune et les ombres la terrifient.
La quatrième scène, la plus longue, ramène la femme épuisée, sa robe déchirée, ses cheveux en désordre, son visage et ses mains écorchées, près de la maison de l’autre, l’ennemie, la rivale. Elle va alors heurter le corps assassiné de son amant. À partir de là entre divagations, incrédulité, cris de douleur et d’amour, crise de rage et de jalousie, accablement et solitude, la femme entreprend un long chemin onirique.
« Je me suis proposé de représenter à loisir ce qui peut se produire en une unique seconde de la plus intense émotion, et mon œuvre dure une demi-heure » (Musique nouvelle : ma musique).
Schoenberg a dit un jour que toute cette œuvre pouvait être interprété comme un cauchemar. Il a tenté et réussi à transcrire les tumultes internes, les changements soudains d’états psychologiques d’un être.

Erwartung est certes le drame de l’attente inassouvie, mais plus encore la progression de l’inquiétude à l’angoisse, de la peur au délire, jusqu’au coup de théâtre de la découverte du corps. En fait il y a deux personnages, la femme et la lune. L’amant n’existe pas en fait. Sans aucune action, cette œuvre va vers l’abîme. Qui a tué ? La rivale, des maris jaloux, ou la femme elle-même ? L’évolution des sentiments depuis l’espoir, les souvenirs, les malentendus, la panique, la jalousie, puis enfin la tristesse sont une descente dans les abîmes intérieurs et l’amant cesse d’être que pour survivre que comme un objet mort. De nombreux symboles érotiques, voire sexuels, parcourent le texte (le jardin de la femme, les champignons énormes et phalliques, la sombre forêt, celle du sexe…) et en font un paysage symbolique chargé sexuellement où se meuvent la femme et son désir.

Si Marie Pappenheim fait de la femme presque une étude clinique des émotions, un cas pathologique, Schoenberg ne se situe pas sur ce plan soucie et essaie surtout de rendre en musique les flots de conscience. Leur discontinuité, leur violence, leur saisissement. Ce n’est pas une étude psychologique mais une plongée dans l’inconscient au travers de toutes ses houles. Plus que l’hystérie caractérisée de la femme, Schoenberg veut donner à entendre les battements de l’émotion. « L’opéra est, comme je l’ai souvent expliqué, la représentation lente des choses qui passent par l’esprit dans un moment de grande anxiété. Erwartung n’a rien à voir avec la rédemption. » se justifiera souvent Schoenberg refusant toute analogie avec l’opéra wagnérien.
Schoenberg, s’en tiendrait à « l’enregistrement sismique des chocs de la conscience », écrit Adorno à propos du monodrame Erwartung. Il y a quelque chose de cinématographique dans ce monodrame, et la musique devient l’écran où se projette l’obscurité, la lune hostile, la forêt, les peurs, les menaces, les cris, la solitude. Il résout aussi par l’art son drame familial personnel, et à partir de là sa conviction que tout amour est voué à la destruction. Aussi ce conte de l’infidélité et de la mort l’a hautement inspiré, et pour cause.

Forme musicale d’Erwartung

À cette période Schoenberg est à la croisée des chemins. Il a déjà composé des lieder, Pelleas et Mélisande, La Nuit Transfigurée, la symphonie de chambre n°1, Le livre des jardins suspendus, les trois pièces pour orchestre op.16 et surtout le quatuor n°2 avec la partie de soprano. Les Gurre-lieder demeurent inachevés. Schoenberg cherchant de nouvelles expressions se met sérieusement à la peinture à partir de 1906.
Notons qu’en 1909 Schoenberg découvre subjugué la septième symphonie de Mahler, mais ignore bien sûr les œuvres posthumes, Le chant de la Terre et la Neuvième symphonie. Mahler, sorte de figure du père pour Schoenberg, étant parti, Schoenberg libéré de ses critiques, mais orphelin de sa présence amicale, peut se lancer dans l’inconnu et commencer sa destruction raisonnée de la tonalité, si chère à Mahler. Maintenant que Schoenberg est devenu peintre à part entière il faut aussi noter l’influence profonde d’Oskar Kokoschka sur lui à cette époque.

Déjà insatisfait du monde tonal, de l’hramonie traditionnelle, fasciné par les dissonances, et le chromatisme, mais n’ayant pas encore largué les amarres « avec le vieux monde », il attend sans doute un choc libérateur. Cela sera Erwartung, son opus 17, et son psychodrame libérateur.

Il recherchait « un idéal de forme et d’expression qui l’obsédait sans avoir le courage de passer à l’acte ».

Salomé et Elektra sont contemporains, mais Erwartung est autrement plus fascinant. Car ce n’est pas seulement la montée du désir, désir de chair, ou désir de mort, qui donne la tension de l’œuvre, mais cette dévastation interne qui permet l’affranchissement des formes. Protégé dans l’alibi du texte, Schoenberg peut faire une musique aussi instable et dissonante que la folie de son héroïne. Il utilise plus un orchestre de groupes de solistes qu’un orchestre compact, excepté au moment de la découverte du cadavre, seule explosion de l’œuvre.

Son orchestre est le suivant : flûte, 4 hautbois, 5 clarinettes, 4 bassons, 4 cors, 3 trompettes, 4 trombones, 1 tuba, 1 timbale (paire), 3 percussionnistes, 1 xylophone, 1 glockenspiel, 1 harpe, 1 piano, 1 célesta, cordes.
Forme ramassée de moins de trente minutes, cette œuvre ne s’occupe pas de développement classique, mais suit les mouvements de la passion. Elle n’est faite que de textures qui s’enchaînent et dont la progression n’est pas celle de motifs qui vivent et grandissent en se métamorphosant. Non sans cesse tout change « À chaque instant il s’y passe quelque chose de nouveau, d’une expression totalement variée… » (Webern). Il n’y a aucun lien entre les fragments, aucun thème, aucun repère. Cette œuvre est une suite de moments, d’impressions.
La dislocation de la femme a sa traduction dans la dislocation de la musique.
Elle sait être pourtant évocatrice, magique parfois ainsi pour l’évocation récurrente de la lune où Schoenberg utilise les couleurs de la harpe, du célesta, du violon solo, de la percussion. La couleur sonore de l’orchestration est prodigieuse et fascinante.
La voix utilisée souvent dans l’aigu, ne raconte pas, elle dit, elle crie. Le silence est aussi utilisé. Le sommet d’intensité, le pivot, est la découverte du cadavre de l’amant « Das ist er ! », c’est lui ! Et l’attente est terminée.
Car cette partition n’est pas une œuvre de musique pure, mais une osmose avec le texte. La voix de la soprano est en registre tendue, souvent exacerbée. Face aux fragments de textes Schoenberg fait se dérouler une musique libre, presque improvisée sur chaque mot. Une musique d’accompagnement de film noir ! À la dissolution de la syntaxe du langage du livret va se superposer la dissolution de la tonalité et la mise en majesté de la dissonance. Les impulsions des états d’âme de la femme sont magnifiées par les innombrables changements de la rythmique de la musique. Et cette musique sera donc instable, inquiète. Elle ira de la voix murmurée au cri, du chuchotement à la rage. Le début du parlé-chanté (Spechgesang) est ici en germe. Ses recherches sur la microtonalité qu’il va rejeter, sur la couleur des timbres (Klangfarbenmelodie), sur l’atonalité, sa volonté de libération de toutes les formes musicales, trouvent ici leur aboutissement.

Erwartung, tournant de la musique de Schoenberg

Décrire l’éphémère et le mouvant perpétuel des sentiments par les fluctuations de la musique est le but d’Erwartung. Œuvre écrite par fulgurance, œuvre de dissolution, Erwartungétonne encore.
Erwartung est le premier jalon de la libération de Schoenberg de toute règle établie. « J’ai fait quelque chose de totalement neuf » dira-t-il.
« Purs sentiments », telle se veut cette musique toujours autant dérangeante, car elle creuse profond les abîmes intérieurs et renverse les tabous de la musique. Morbide elle va pourtant vers de nouveaux chemins, vers une nouvelle aube d’une nouvelle musique. Musique parfois panique, elle reste pourtant opératique par sa violence presque vériste, ses passages de grand opéra. Mais c’est un opéra de la désintégration sociale et psychologique.

Elle est le témoignage de « la profonde crise du moi » que traversait Schoenberg dans sa vie intime et dans sa vie professionnelle. L’œuvre jumelle d’Erwartung, Die Glückliche Hand, la main heureuse, composée presque en même temps posera le drame de l’homme seul et incompris, donc de Schoenberg plus tard. Schoenberg ne reviendra plus sur la traduction des émotions pures, excepté en terminant plus tard les Gurre-Lieder.La crise de la musique, la crise personnelle, étaient passées. Dommage.

Mais il avait réussi « l’éternité de la seconde en quatre cents mesures».

Gil Pressnitzer