Bartók Béla

Le Château du prince Barbe-Bleue, le dehors et le dedans des êtres

Contexte de création de l’opéra

Il s’agit la première œuvre vocale de Béla Bartók, et aussi de son unique opéra. Le titre original hongrois est : A Kékszakállú herceg vára (Le Château du prince Barbe-Bleue). Il s’agit d’un opéra en un acte, op.11, Sz.48
Cet opéra aura posé la véritable émergence de l’opéra en langue hongroise malgré les tentatives de Ferenc Erkel de créer un opéra national, voire nationaliste, Bánk bán étant le plus célèbre. Bartók lui ne veut pas faire un opéra populaire, mais une œuvre universelle plongeant dans les profondeurs des âmes de ses personnages. Bartók compose à partir du conte Barbe Bleue qui au-delà de la version de Perrault, est connu avec un nombre important de variantes partout dans le monde entre le Canada et la Roumanie. Le livret écrit par Béla Balázs s’intitule le Château du prince Barbe Bleu. Sa création en 1911 coïncide avec l’apogée de la psychanalyse en Hongrie. L’école psychanalytique de Budapest se forme autour de Sándor Ferenczi, disciple « préféré » de Freud et Géza Róheim, pionnier fondateur de l’anthropologie psychanalytique. Parmi les piliers de La Société Hongroise de Psychanalyse, initiée par Ferenczi, se trouve Ignotus, le créateur de la revue littéraire Nyugat. Son engagement dans le mouvement psychanalytique pourrait symboliser, lui seul, l’étroit lien qui attachait les artistes, en particulier ceux des belles-lettres aux chercheurs de la nouvelle science. Si la psychanalyse influençait les artistes, les psychanalystes, à leur tour, s’appuyaient largement sur la création artistique dans leurs recherches sur l’inconscient. « Les arts, [représentaient] la seule source de la psychologie de l’amour pendant des siècles » a considéré Ferenczi.

À cette époque-là, les collectages et les études de Béla Bartók et de Zoltán Kodály sur la musique folklorique étaient déjà reconnus. L’essentiel de leurs collectages a été fait en Transylvanie (actuellement en Roumanie), région riche en diversité des cultures et en traditions vivantes. C’est dans cette région-là qu’en 1867, une balade, intitulée Molnár Anna, a été notée. C’est l’histoire d’une jeune mère, Anna, séduite et enlevée par un homme ayant pendu plusieurs femmes sur un arbre et qui réussit à tuer celui-ci pour se sauver sa vie et retrouver sa famille. L’arbre est qualifié de l’adjectif « burus » faisant référence à la « Burgundia » qui n’est autre que la Bourgogne française et semble indiquer le lien avec l’histoire française de Barbe bleue. Béla Balázs comme la plupart des artistes hongrois de l’époque, a fait plusieurs séjours en France – il a également assisté à une représentation d’Ariane et Barbe-Bleu e, de Maurice Maeterlinck, mis en musique par Paul Dukas quelques années auparavant -, et il a été très attiré par les tendances expressionnistes et symbolistes des arts visuels. Éprouvant l’écartèlement de son existence, déchirée et déchirante, entre les frontières entre l’Est et l’Ouest, Balázs œuvre à la construction d’une harmonie possible et sensible des deux côtés de son identité européenne. À la complexité de son identité, s’ajoute le fait qu’il est d’origine juive, assimilé volontaire et enthousiaste comme beaucoup de Hongrois dont la judaïté remonte à plusieurs générations.
Dans Le château du prince Barbe Bleue, il matérialise cette personnalité éclatée en lui, en fusionnant le folklore, la psychologie et l’expressionnisme.

Pourquoi un Prologue ?

Le texte du prologue est la partie la plus étrange du livret. Il semble par ses mystères prendre source dans les traditions chamaniques orales de la Hongrie archaïque. On dirait des formules magiques et des mises en garde sacrées au-delà des apparences.

Prologue.

Mais où, mais où, dois-je cacher mon chant ?
Ah mon chant je le cache au fond de moi ?
Cela fut, cela ne fut pas : dehors ou bien dedans ?
Vieille légende, mais que signifie-t-elle
Messieurs, Mesdames ?

Maintenant écoutez le chant.
Vous le regardez, je vous regarde.
Le rideau des cils de nos yeux s’entrouvre :
Où est la scène : dehors ou bien dedans ?
Messieurs, Mesdames ?

Amertume et bonheur.
Histoires connues depuis si longtemps,
Le monde dehors est empli d’ennemis
mais nous ne mourons pas par eux,
Messieurs, Mesdames ?

Nous nous regardons l’un l’autre, regardons
et chantons notre chant.
Qui sait d’où il nous vient ?
Nous l’écoutons, étonnés devant lui
Messieurs, Mesdames ?

(Le rideau se lève)

La musique retentit, la flamme brûle,
le spectacle peut commencer.
Le rideau des cils de mes yeux s’entrouvre.
Applaudissez quand il retombera,
Messieurs, Mesdames.

Si vieux est le château, si vieille est la légende,
qui parle de cela,
et vous l’écoutez maintenant
(Adaptation personnelle)

Rares sont les enregistrements de cet opéra qui commence par le prologue voulu par Bartók et récité sans musique. Son rôle est pourtant primordial pour la compréhension de l’histoire va suivre. L’impact sur la psychologie des personnages y est explicité. Ce discours préétablit une relation « analytique » entre l’histoire et le public. Il charge le spectateur d’une tâche en lui proposant un contrat unilatéral dont le respect et la validation reviennent seul, à celui-ci. Ainsi installé dans une situation psychanalytique, le public se trouve impliqué dans des questionnements énigmatiques qu’il est invité à analyser.
Le texte de Béla Balázs est constitué d’un dialogue entre une femme et un homme qui se déroule dans un château correspondant à l’univers intime de celui-ci. Ce dialogue est précédé d’un prologue – attribut théâtral - trace du folklore, qui selon la tradition populaire de l’oralité est énoncé par un conteur, un barde.
Contrairement aux deux moralités conclusives qui suivent La Barbe bleue de Perrault, le prologue - plus que de situer les personnages et la situation comme en général dans le théâtre -, ici, sert de « mode d’emploi ». De façon très explicite, il oriente l’écoute et l’attitude attendue de la part du public auquel il s’adresse et auquel il adresse des questions concrètes portant sur le message de l’œuvre. « Vieux conte, qu’est-ce qu’il conte, Mesdames, Messieurs ? » Il invite le public à jouer à réfléchir sur une énigme, à observer ce qui se passe et à s’observer en train d’observer « Vous regardez, je vous regarde », il le fait entrer dans une situation inter active.« Où est la scène : dehors, dedans ». En somme, le conteur projette l’histoire du couple symbolique, annonce le mystère et appelle les spectateurs à se mettre dans une posture analytique.

Symbolique des personnages

Avant même leur apparition, les deux personnages de l’opéra, Judit, Barbe bleue, d’après leur nom, sont déjà chargés de l’histoire de leur homonyme. Quel est leur héritage dans la conscience populaire et universelle ?
Judith, veuve pieuse de l’Ancien Testament, recourt à ses charmes et à la ruse pour s’introduire dans le camp de l’ennemi assyrien qui assiège sa ville. Elle séduit Holopherne et le moment venu, elle lui tranche la tête et sauve sa ville. Judit, celle de Balázs, trompe, séduit et risque sa vie pour obtenir son but. Elle a confiance en elle face à l’homme emporté par ses passions. Tandis que la Judith biblique est motivée par des sentiments patriotiques et religieux, agit pour le bien de son peuple, cette Judith est animée par un désir individuel qu’elle semble avoir hérité d’Ève : le désir de savoir. Cet héritage a déjà frappé la femme de Loth qui n’a pas su résister à sa curiosité de voir et en retournant vers la ville de Sodome, s’est trouvée transformée en colonne de sel. Judith est guidée par ce désir de savoir par le voir. Fabienne Raphoz développe l’importance de ce désir et parle de la « gradation de voir » : Ève en mangeant de la pomme de l’arbre de la connaissance a voulu voir pour la première fois, c’est-à-dire constater la différence, donc, connaître l’autre et reconnaître en soi le désir, atteindre ensemble l’immortalité. En suivant son intuition, au nom d’un partage illusoire, elle a pris le risque de tout perdre : elle a perdu le Paradis avec Dieu et en voyant l’autre, Adam, elle s’est séparée de lui. Ils ont désormais formé deux individus distincts.

La Judith « guerrière » de Balázs qui quitte sa famille rassurante et aisée, ainsi que son avenir assuré auprès d’un jeune fiancé riche, comparée à celle de Perrault, jeune et pauvre, sacrifiée au nom de l’espoir d’une vie meilleure, au premier vu d’œil, elle paraît foncièrement différente. Pourtant, leurs ressemblances « génétiques » en parenté avec Ève et les autres curieuses du genre féminin se confirment à un niveau des valeurs profondes manifestées par la séduction, la manipulation, la prise de risque, le désir de savoir et le désir de partager le savoir par le voir. Toute sa raison d’être et de faire semble s’exprimer de façon insistante et répétitive dans l’affirmation « Je suis venue parce que je t’aime » et dans l’impératif conjoint « Alors, ouvre toutes les autres portes ! ». Elle veut faire croire, persuader, Barbe bleue de son amour qu’elle veut échanger contre le pouvoir de voir son secret.
L’héritage de Barbe bleue légué par ses homonymes légendaires est bien lourd mais ici son personnage apparaît dans une autre optique aussi. Cette nouvelle dimension se met en évidence dès qu’elle est confrontée au personnage de Perrault. Tous deux sont motivés par un désir charnel et interdit « Frais et doux quand des plaies, le sang s’écoule. » Cependant, ils paraissent vivre ce désir non assouvi des façons assez différentes. En épousant une femme, les Barbes bleues cherchent le plaisir et aussi le bonheur qu’ils n’arrivent pas à stabiliser. Dans le passé ils ont su satisfaire une part de cela, la part violente de ce désir mais cette satisfaction n’a pu être chaque fois que partielle et momentanée : « une violence non assouvie cherche une victime de rechange ». La frustration de notre Barbe bleue se complique par la culpabilité issue de la satisfaction de cette pulsion interdite, meurtrière. Tandis que chez Perrault, il a l’air de l’assumer sans remords.

L’opposition essentielle entre les deux Barbes-Bleues consiste dans le sentiment de culpabilité qui rend le personnage de Balázs sombrement pensif et tourmenté. Déchiré entre ses faiblesses et ses désirs antagonistes, il paraît se laisser faire, se soumettre à la volonté de Judit, tout en répétant « Attention, attention à mon château. Fais attention à nous, attention, Judit ! » Il ne cache point ses doutes et ses inquiétudes qui peuvent également être entendus comme une menace. Il est à la proie de son conflit interne entre devoir faire (respecter l’interdit) et vouloir faire (satisfaire son désir) qui seront ressentis comme les modalités opposées nourrissant sa culpabilité : il sait qu’il ne doit pas succomber à son désir et il sait qu’il n’arrive pas à résister. Son déchirement s’aggrave de ses doutes d’être capable de satisfaire son désir de façon durable. Du moins, il voudrait y croire, d’où son adhésion inquiète et fragile à la construction bonheur illusoire.

Une autre opposition qui s’impose dès le départ, du fait que le Barbe-Bleue hongrois n’est point séduisant, ni riche et son château « ne brille pas comme celui de ton père ». Des bruits sourds et inquiétants alourdissent l’atmosphère pesant de l’interdit exprimé par les portes fermées. Cet état « normal » du château désigne les limites et les tabous qui réveillent le désir de savoir chez Judit. Ce Barbe-Bleue questionne les actes de Judit : « pourquoi m’as-tu épousé, as-tu peur, pourquoi tu insistes », etc. Il est dans le présent, ne scrute ni le passé ne le futur, plutôt il cherche à les fuir. Il voudrait être aimé, éviter le mal, arrêter le temps dans le bonheur illusoire du présent. Mais la communication verbale entre eux est impossible, ils n’entendent pas les questions de l’un de l’autre. La seule forme d’échange entre eux se passe par la transmission et la transformation d’objets figuratifs et abstraits. Les clés du château se transmettent et seraient censées se transformer en clé de l’amour et du secret. Le prince porté par une sorte d’inertie, se laisse faire, se résigne et finalement il passe à l’acte.

L’évolution de Judith paraît tout aussi spectaculaire en correspondance avec la modulation de son expression : au départ timide, elle prend de l’assurance, domine et ayant dépassé la limite, elle rechute brutalement. Tombée dans l’intrigue du bruit et dans le piège de sa curiosité, face à l’interdiction, elle n’hésite pas à entamer la réalisation de son but : ouvrir toutes les portes. Comme unique raison de son insistance, elle répète « parce que je t’aime », comme si cela était une raison où une excuse. Elle mise tout sur la force de sa séduction et ne se rend pas compte du risque qu’elle court. Elle n’entend pas les questions de Barbe bleue, elle ne l’écoute pas. Plus que l’accomplissement de l’amour, elle se lance le défi de changer le château et elle veut tout savoir à tout prix « Pour ma vie, pour ma mort ».

Symbolique de l’espace

Le château du prince Barbe bleue, le titre même attire l’attention plus sur le château que sur son propriétaire, et cela dès la première phrase de l’opéra : « Nous y sommes. Regarde-le donc : C’est le château du prince Barbe bleue. » C’est ce lieu, l’univers du prince qui sera l’enjeu et qui sera en jeu tout au long de l’œuvre. Il y garde son passé, ses désirs, ses peurs, ses rêves, ce qu’il a du bien et du mal. Derrière chacune des sept portes fermées (Le chiffre 7 chargé de multiples significations symboliques et magiques, se retrouvent souvent dans les contes populaires hongrois), un aspect de la personnalité cachée du prince qui se révèle : salle de torture – violence, salle d’armes – force, salle de trésor – richesse, jardin secret – beauté, royaume – pouvoir, lac de larmes – tristesse, les anciennes femmes – amour et passé. Au fur et à mesure qu’il ouvre ses portes, Barbe bleue se transforme aussi : il se détend et s’illumine. Le château est situé dans une sorte de roche creusée en profondeur et le couple procède à une véritable ascension dans l’espace aussi : « Elle est encore grande ouverte, la porte en haut. »

Sa situation l’oppose à l’univers terrestre à l’air libre où les hommes vivent et d’où Judith vient. Au niveau de la verticalité, l’opposition haut vs bas symbolise les bas-fonds, l’enfer, etc. des concepts négatifs, dysphoriques contre la tête haute, les anges, etc. chargés de valeurs positives, euphoriques. Le bas évoque également la profondeur de l’âme et celui de Barbe bleue, tueur, noir et froid au premier abord. Creusé dans un rocher, il ressemble également à une prison dans laquelle il s’enferme avec son secret monstrueux. Son château, son âme, sa prison dans lesquels il semble tourner en rond. À en croire à sa déclaration, les femmes venues du haut avaient embelli son univers clos avec leur présence, leur amour mais il n’a jamais été capable de garder ces amours. « Tous mes trésors, elles les ont récoltés, mes fleurs, elles les ont arrosées, mon royaume, elles l’ont développé. Tout est à elles, tout, tout. » En référence à la psychologie, l’âme-château est un lieu de tourment, de détention, de résistance et de lutte intérieur du conscient et l’inconscient du prince.

Il veut « que personne n’y porte aucun regard », l’accès à ses secrets est interdit et si en cédant à la séduction il change d’humeur, il n’arrive pas à conserver le bonheur ni à résister à la séduction insistante de sa femme. Ils vont trop loin, elle en voit trop et lui, il succombe à ses pulsions meurtrières. Puis une fois avoir été donné à voir, le château redevient sombre et noir comme le prince qui se renferme définitivement. Ce lieu symbolique qui pleure, soupire, saigne et tremble, exprime justement les émotions que Barbe bleue enfouit en se montrant froid, dur et sombre. Il représente l’allégorie de l’âme du prince. Ce château est également le lieu d’une confrontation, celle de l’homme et de la femme, de leurs désirs et de leurs pulsions qui les opposent, les réunissent. Ils évoluent ensemble vers leur destin. Le désir de savoir de Judith la pousse vers la mort, le désir charnel de Barbe bleu hésite puis bascule également vers le sang. Au croisement du cheminement des désirs, la mort se conjugue au plaisir et se réunissent à jamais.

Finalement, le couple est arrivé au lieu de l’interdit, le cercle se referme sur le constat du déjà là, en retrouvant son équilibre sordide : noir et froid. La version de Perrault, n’approfondit pas de cette façon la fonction du château. Au contraire, celui-ci fait partie des attributs attirants de La Barbe bleue qu’il exhibe volontiers comme une sorte d’appât. La complexité du château comme celle de la personnalité cachée de La Barbe bleue, se réduit à une seule pièce interdite dont le seul emplacement « au fond du couloir » permet l’inférence au fond de « l’âme ». Remarquons encore que le couloir se réfère à l’horizontalité, dimension commune aux humains, favorisant le déplacement linéaire, voire la position allongée, contrairement à la verticalité citée plus haut qui inclut obligatoirement la chute suivant chaque projection, voire interprète la sexualité défaillante de Barbe bleue.

Symbolique du temps et temps symbolique

Le prince Barbe bleue, en échouant dans ses relations amoureuses, se répète. Comme pris dans un cercle vicieux, il recherche chaque fois une nouvelle femme pour assouvir son désir et se réaliser. Il se préoccupe du présent, focalisé sur un moment de bonheur éphémère qu’il n’arrive pas à retenir. « Judit, aimez-moi, ne pose pas de questions, j’attends ton baiser ». À sa démarche répétitive s’oppose la quête de Judith qui cherche à savoir ce qui s’est passé « avant moi qui aimais-tu ? ».

En se penchant sur les souvenirs, elle a l’air de se décrocher du présent et n’entre pas réellement en communication avec le prince. La quête renouvelée et désespérée de Barbe bleue, le somme à une sorte de passivité, il semble sombrement paralysé devant l’impatience agitée de Judith qui fonce la tête baissée vers son but. Le présent et le passé, les évolutions temporelles des personnages s’opposent et cette opposition se manifeste également de manière sensorielle, sonore et visuelle, sans parler de la musique, dans la mise en scène de l’opéra.

L’univers de Barbe bleue, au départ est sombre et noyé dans un silence grave. L’ascension de Judith à laquelle le prince s’adhère - ouverture des portes 3-4-5 -, est accompagnée des effets lumineux de plus en plus forts. Leur futur commun tend vers la lumière et les sonorités diversifient. Après avoir atteint le sommet avec l’ouverture de la cinquième porte, Judith poursuit sa quête en dépassant les limites de sa promesse. Selon celle-ci, elle voulait juste changer l’humeur du château mais son insistance la bascule vers une chute qui entraînera le retour de l’univers noir et silencieux.

À partir de ce moment-là, le futur se range dans le cycle infernal de Barbe-Bleue et finit par redevenir noir à jamais. Le temps semble arrêté.
À un autre niveau symbolique, les femmes du prince sont chacune l’allégorie du temps : l’aube, midi, le crépuscule, la nuit et ensemble, elles symbolisent le cycle du temps. Pour que ce cycle soit complet, il a fallu Judit, personnifiant le quatrième quart, la nuit. Tout comme les abîmes symboliques du chiffre 7, les significations de la nuit, plongent dans au fond des contes populaires et aussi de la psychanalyse.

Ce n’est peut-être pas un hasard que cette période de la journée est noire, mystérieuse, secrète et aussi, se prête davantage à l’amour. D’autre part, ces trois femmes ne vivent plus que dans le passé de Barbe bleue où elles sont enfermées. Le temps s’est encore arrêté car Barbe bleue, sans avoir pu « enterrer » ses épouses, les maintient vivantes dans ses souvenirs fantasmés. Il vit avec elles dans le passé. La vie après la mort de ces femmes semble dominer l’existence du prince, telle d’un mort vivant.

La complexité d’une œuvre comme l’opéra se compose de la superposition de plusieurs moyens d’expression : la musique, le chant avec le timbre et l’inflexion des voix, la mise en scène englobant le jeu des chanteurs et la réalisation scénique, le texte et son interprétation et enfin l’articulation de chacun de ses éléments entre eux. L’analyse se donnant l’ambition de « déterminer les formes multiples de la présence de sens et les modes de son existence, les interpréter, décrire les parcours de transpositions et de transformations de contenus. » reste concentré le texte.

À ce point, il est important de noter que le compositeur a souhaité la prédominance de la parole dans la dimension sonore du chant. En effet, la musique se soumet également au texte qui reste parfaitement audible et compréhensible tout au long de l’opéra et cela aussi bien de la part du baryton que de celle de la mezzo-soprano. Barbe-Bleue maîtrise sa voix, son chant pentatonique – rappelant la musique populaire -, semble mélancolique et totalement démuni d’agressivité, tandis que Judit, ballottée entre ses émotions, crie, hurle, pleure s’approche davantage du langage naturel, récitatif et modulé.

Margit Molnar

Sources :
NYEKI Lajos, Des sabbataires à Barbe Bleue, divers aspects de la littérature hongroise, coll. L’Asiathèque, éditions Langues & Mondes, INALCO, Paris, 1997.
GECSE Gusztav, Bibliai torténetek, (Histoires légendaires de la Bible), éditions Kossuth, Budapest, 1981, p.174.
RAPHOZ Fabienne, Les femmes de Barbe Bleue, une histoire de curieuses, éditions Métropolis, Genève, 1995. p.23.
COURTÉS Joseph, Sémiotique narrative et discursive, Hachette Livre, Paris, 1993