Giani Esposito

La traversée de l’absolu

Mais parfois parmi nous un chant d’amour s’élève
qui guérit le malade et nous rend l’espérance,
le chant des incompris, la voix pourtant si claire
de ceux qui ont vécu, de ceux qui ont souffert
avec humilité, avec intelligence,
et un monde s’éveille où règne la lumière.
Monde où l’amour et l’eau sont d’une autre nature,
L’amour a la clarté des sources les plus pures
et l’eau comme l’amour donne la vie
.

(Giani Esposito, Amoureux et savants) ;

Ainsi Giani Esposito s’est levé du milieu de nous pour que son chant d’amour nous soit espérance et consolation.
Il avait les yeux illuminés de bien étranges lumières venues de très loin.
Avec son tambour qu’il caressait comme le ventre d’une femme, une danseuse parfois pour suspendre ses mots dans l’air, Giani Esposito faisait plus que chanter.
Il adressait des prières aux vents d’ailleurs, il parlait aux oiseaux plus qu’aux gens. Assis souvent sur le bord d’une scène vide et immense, scandant la mémoire du tambour en résonance avec sa musique intérieure, il paraissait un moine oriental en oraison. Il s’élevait d’ailleurs très haut. Sa lévitation prenait appui sur la courte échelle de ses poèmes. La scène n’était plus le miroir aux illusions, mais un autel où d’anciens dieux venaient boire.

Il avait des colombes en lui, il vivait dans un souffle. Ce souffle devait au travers de l’espace et du temps l’unir à la clarté et à l’infini.
"Que pourrait l’océan
que je ne puisse un jour!" disait-il.

Luc Bérimont disait de lui : "Giani Esposito campe à l’ultime frontière reculée de la chanson."

La chanson "le clown" l’aura rendu brièvement célèbre comme chanteur ; et de cette petite voix entre gémissement et désespoir, il aura tenté de dire une sagesse millénaire. Si vous ne comprenez pas, au moins ne riez pas, a-t-on envie de dire à tous ceux qui n’auront pas voulu l’entendre.

"Cherchons dès aujourd’hui notre seul vrai visage, voyons ce qui s’efface et ce qui vient du cœur".

Sa recherche des voix intérieures l’aura enclos dans un mysticisme muré de silence. Le paradoxe est qu’il ne s’est pas fait moine tibétain, mais chanteur. Ses chansons étaient ses moulins à prière. De Saint-Paul aux textes sacrés hindous, il cherchait des sources de vie. Jésus et Bouddha, Krishna étaient ses complices encombrants mais aimants.

Étroite est alors la marge pour ne pas tomber dans le prêchi-prêcha et l’endoctrinement. En public cela ne se voyait pas tant sa force d’envoûtement était prégnante, mais en le lisant ou en écoutant ses textes, une certaine gêne aurait pu prendre corps, sa foi ne faisant pas un paradis. La parole des anges est souvent ennuyeuse pour nous humains qui nous fracassons contre les rochers du quotidien. Proche de la démarche de Rilke il nous parlait de l’amour du prochain. Il s’était levé humblement par amour de ses semblables:

"Je connais dans Paris un homme
qui se meurt d’amour
car il aime son prochain, son frère
sans aucun espoir
Il y a encore sur terre
des gens qui ne partagent pas l’indifférence des autres
des uns et des autres
En ce temps de grande paresse
de plaisirs nécessaires
Il n’y a que cela qui importe
la peine de quelques âmes
la peine de quelques âmes."(En ce temps de grande paresse).

Il était cet homme, il était notre plus proche prochain.
Il savait aussi la cruauté des amours et son humour devenait désespéré et vengeur. La barbarie du monde, celle des empereurs Ming ou Ting, ou aujourd’hui, celle des pendus, celle des pierres jetées. La voix de ceux qui ont souffert avec humilité, avec intelligence, parlait en lui. Il n’aura fait que ramasser les cailloux du rivage roulés par les amours désenchantés et le manque de tendre.

"J’espère entendre un jour autant de chants célestes
que j’entendis sur terre en moi de cris sauvages.".

Gil Pressnitzer

Choix de textes

Souvenir d’enfance d’un barbare
Nous partîmes cinq cents
au-delà des montagnes
cinq cents avec les vieux
les femmes et les enfants
nous sommes froid très froid
et puis nous arrivâmes
cinq cents et sans les vieux
mais avec d’autres femmes

Nous vîmes dans la ville
au comble de l’aisance
toute une variété
de gens sans importance
nous eûmes peur très peur
et nous les massacrâmes
Heureux de nous en être
tirés à si bon compte
nous primes au hasard
un souvenir chacun
et redoutant les joies
les dangers des grandes villes
nous fîmes nos bagages
et puis nous repartîmes

Car un barbare aussi
car un barbare aussi
n’est jamais aussi bien
que chez lui.

Un vieux boxeur
Il y a de ces coups
Qu’on garde dans la tête
Et le cerveau de jour en jour
Devient plus mou.

Je vous entend crier
Tous autant que vous êtes
Et pour un vieux boxeur
La mort crie moins que vous...

moins que vous...
Je n’ai plus de visage
et je ne combat plus
Vous m’avez oublié
Mais vous criez toujours
Et moi pour témoigner
des coups que j’ai reçus
Vieille foule, cruelle et sale des beaux jours.
Des beaux jours...

Un coup pour ta maman,
un coup pour ton papa
et pour le petit Jésus qui te voit en ce moment.
Avant la fin du round
un autre coup, un droit,
au menton de papa,
au menton de maman.

Il y a de ces coups
Qu’on garde dans la tête
Et le cerveau de jour en jour
Devient plus mou.
Je vous entend crier
Tous autant que vous êtes
Et pour un vieux boxeur
La mort crie moins que vous...
moins que vous...

En ce temps de grande paresse
Je connais dans Paris un homme
qui se meurt d’amour
car il aime son prochain, son frère
sans aucun espoir
Il y a encore sur terre
des gens qui ne partagent pas l’indifférence des autres
des uns et des autres
En ce temps de grande paresse
de plaisirs nécessaires
Il n’y a que cela qui importe
la peine de quelques âmes
la peine de quelques âmes

22 instants ou faces d’une croix
Tendre et multiple sensible univers,
en ton éternité ne connaîtrais-je,
ta vie intérieure est aussi la mienne,
et ma conscience aspire à ta conscience,
par un seul feu l’absolu nous pénètre...
Tendre et multiple sensible univers,
illimité, masse éclats où sommeillent
22 instants ou faces d’une croix,
cela dépend du degré de lumière.
Oh ! Hiérarchie du présent que je vis,
que ma joie de servir à quelques
immenses inconcevables tâches
à la mesure de votre amour,
pénètre ma douleur et vive en l’exaltant de sa substance.
Oh ! Hiérarchie,
que ma douleur comme un être vivant,
aime, comprenne et justifie ma joie.
Dieu que tu sois presque absent de ma vie,
cela m’oblige à te penser sans cesse.
Tendre et multiple sensible univers,
assez absent pour que je puisse un jour,
sans le secours d’aucune forme
avoir la vision soudain de ton essence.
Mais assez dans mon vide étincelant,
pour que je sache aussi obscurément
que je t’avais pressenti dans mon coeur.
22 instants ou faces d’une croix,
en toi me retrouver et me sentir,
et par l’amour de toi comme on savoure un fruit,
mourir et goûter à moi-même.

Discographie

Anthologie (enregistrements de 1967 à 1972)

Bibliographie

poèmes: amoureux et savants