Igor Stravinsky

L’oiseau de feu

L’oiseau de feu dans la cage de la suite de 1919

Au plus fort de l’orage, il y a toujours un oiseau pour nous rassurer
C’est l’oiseau inconnu. Il chante avant de s’envoler.

(René Char)

Stravinsky pour cette œuvre, n’aura pas pu tisonner à son aise toutes les fables couvertes de vol d’hirondelles de son enfance. Non à 27 ans il fut mis au pied du mur de l’histoire de la musique par le grand prestidigitateur tyrannique qu’était Serge Diaghilev.« Faites-moi de l’imprévisible » avait tonné l’ogre obèse des Ballets Russes, et il avait imposé le thème : la légende russe de l’Oiseau de Feu.
Il ne s’agissait donc pas de donner « à l’oiseau plus d’ailes qu’il en peut » mais d’assouvir l’énorme appétit de nouveauté de Diaghilev et ce en quelques mois, et surtout de faire un ballet pour Fokine.
Il l’écrit dans la fièvre et l’urgence, après d’ailleurs une retraite dans la demeure de son maître Rimski-Korsakov qui venait de disparaître quelque temps plus tôt. Dès l’hiver 1909 l’œuvre avance, et au fur et à mesure des morceaux, elle est travaillée par les Ballets Russes.
Cet aller-retour entre la composition musicale puis les nécessités de la scène vont très vite faire mûrir chez Stravinsky des dons remarquables d’homme de théâtre.

Il s’agit donc d’un véritable travail de troupe, où les contraintes des danseurs, des décorateurs, du théâtre modèlent l’œuvre. Bien sûr Stravinsky arrivait avec dans ses bagages musicaux tout le métier de son maître Rimski-Korsakov, et aussi de cette musique de fin du siècle qu’il avait entendue. Pour le moment il n’innovait point, il travaillait dans l’ardeur et la contrainte pour une œuvre collective. Aussi, il s’appuyait du haut de sa jeunesse, sur son métier pour rejoindre aux exigences et à la confiance placée en lui par ce délirant tyran des planches qu’était Diaghilev.
Mais à ce que l’on perd en audaces musicales, on le gagne par cette fraîcheur, cette musique qui coule, qui ruisselle sans se poser de questions. Et bien des années après, cette musique reste jeune.
Face au péremptoire « Étonnez-moi ! » de Diaghilev, Stravinsky avait su vaincre sa peur, quitte à abandonner les œuvres en cours (dont le Rossignol), et il avait su rendre à temps une musique presque trop parfaite pour un ballet.
Le 25 juin 1910, sous la direction de Gabriel Pierné, la création eut lieu à Paris, avec un succès immense. Désormais Stravinsky est célèbre, mais toujours insatisfait.
Il avait fait de la très belle musique fonctionnelle, très illustrative, suivant le pas des danseurs et même leurs particularités. Pourtant il trouvait que la chorégraphie trop désordonnée, ne rendait pas justice à sa musique dont il était fier. II entreprit alors d’en écrire des suites pour orchestre pour démontrer l’universalité de son œuvre.Dès 1911, il écrit une suite pour grand orchestre qui reprend une partie des 19 morceaux composant l’œuvre originale, et en 1919 il écrit une suite pour orchestre réduit et qui introduit le Final, qu’il reprendra en 1945 pour sauver ses droits d’auteur aux États-Unis.

La suite de 1919 comprend six parties :

1. Introduction - L’oiseau de feu et sa danse

2. Variation de l’oiseau de feu

3. Ronde des princesses avec les pommes d’or

4. Danse infernale de Kachtchei et de ses sujets

5. Berceuse de l’oiseau de feu

6. Final avec la disparition du palais et des sortilèges de Kachtchei, l’animation des chevaliers pétrifiés et l’allégresse générale.

Le thème du conte russe confronte l’univers maléfique du magicien Kachtchei, l’univers bénéfique de l’oiseau de feu avec l’intervention du héros Ivan Tsarévitch, prince qui a su s’attirer la reconnaissance de l’oiseau et qui vaincra les forces du mal grâce à l’oiseau de feu.
Voici la thématique du conte dans ses grandes lignes et mêlant plusieurs contes russes associant Prince libérateur, Princesse captive, Sorcier maléfique, et l’Oiseau de feu.

En voici le détail :
Le « Prince-héros » Ivan Tsarévitch s’égare une nuit dans les jardins enchantés de l’immortel Kachtchei, et il aperçoit l’Oiseau de Feu aux ailes écarlates, volant autour d’un arbre lourd de pommes d’or. Le Prince court après l’oiseau et l’attrape et ne lui rend sa liberté qu’en échange d’une de ses plumes bien sûr dotée de pouvoirs magiques.Au lever du jour apparaissent treize princesses enchantées qui dansent et l’entraînent en jouant autour des pommes d’or. Les princesses l’envoûtent et l’encerclent, et il tombe amoureux de l’une d’elles. Et il les suit dans le domaine interdit du château de Kachtchei. Le carillon magique retentit, les monstres gardiens apparaissent et Ivan Tsarévitch est capturé. Kachtchei l’immortel apparaît et dialogue avec Ivan, et malgré l’intercession des princesses, s’apprête à le changer en pierre comme tous les autres chevaliers avant lui, et dont les statues meublent le château.Le Prince, se souvenant de la plume enchantée, appelle grâce à elle l’Oiseau de Feu à son secours, et celui-ci apparaît.Il enchante tous les monstres et Kachtchei lui-même par sa danse et révèle le secret de l’immortalité du méchant un œuf caché. Kachtchei exécute alors une danse infernale avec ses sujets pour anéantir Ivan, mais grâce à une merveilleuse berceuse, l’Oiseau de Feu endort tous les monstres.Le Prince détruit l’œuf maudit entraînant à la fois la mort de Kachtchei, et l’arrivée des ténèbres.Dans la deuxième et dernière scène le soleil chasse les ténèbres, le palais de Kachtchei s’écroule et avec lui ses enchantements : les chevaliers-statues redeviennent chevaliers, les princesses sont libres et Ivan célèbre ses fiançailles avec la belle « Zarevna ».

Ni le conte, ni la musique de Stravinsky ne sont novateurs et pourtant le charme prend : la beauté de la pâte sonore, les miroitements orchestraux, la beauté des timbres. L’Oiseau de Feu est un peu la Shéhérazade de Stravinsky. Tout y est luxe, calme, et volupté sonore. Le monde du mal est forcément chromatique, et le monde de lumière forcément diatonique.L’orientalisme, les éléments populaires (danse des princesses et finale) sont là pour la continuité avec la Russie éternelle.
Les quelques personnages du ballet sont caractérisés par une symbolique sonore:
- Kachtchei est représenté par les timbres graves, souvent associés au basson et à des clameurs de cuivre.- Les princesses par des cercles de motifs.- L’oiseau par des jeux de trémolos, des harpes et des bois clairs.- Ivan, fils de la terre, est principalement lié au cor.
L’introduction utilise dans un tempo lent et mystérieux les soubassements de cordes, les grondements qui posent l’action : « il était une fois », et alors peut apparaître dans un scintillement des figures ornées, l’Oiseau de Feu.
L’orchestre essaie de rendre par des traits rapides le volettement et la séduction bariolée de l’oiseau.L’épisode des princesses fait appel à tout l’imaginaire oriental déduit des opéras de Rimski : envoûtement des bois, violons capiteux, les mille et une nuits sont proches.Le contraste est saisissant avec la violence de la danse suivante.
Danse infernale : de forme saccadée, flamboyante c’est déjà la transe païenne du Sacre, ce sera une année plus tard.Tout l’orchestre est utilisé en saturation avec un imposant relief, et le thème de Kachtchei articule cet épisode.La berceuse très douce est principalement chantée par le basson qui change de camp en abandonnant celui du mauvais enchanteur pour rejoindre le Prince.Musique en suspension elle se joue entre la harpe, le hautbois et l’alto qui se repassent les motifs.Le final est bien sûr, la fermeture du livre d’images qui un peu apparenté à la « porte de Kiev » ; s’élève par pans successifs à partir d’un thème populaire très simple jusqu’à une péroraison de l’orchestre.
Stravinsky a fait une œuvre de couleurs, et à vingt-huit ans, il fait preuve d’une beauté mélodique et de génial créateur d’épices sonores, de plaisir des sens. Il sait caresser un orchestre.Stravinsky aura pu suivre cette voie, et être une suite de Rimski, peut-être même un Ravel russe. Le séisme du Sacre, le tourbillon de Petrouchka en décideront autrement les années suivantes.
D’ailleurs si on écoute attentivement la Danse Infernale de Kachtchei, on entre aperçoit les violences futures à venir.
Cette œuvre est plus un festin de timbres, de couleurs qu’une fête des rythmes, elle est directement envoûtante et presque quatre-vingt-dix ans plus tard, l’Oiseau de Feu déploie toujours ses plumes écarlates.Bien sûr ce n’est qu’un conte plus russe que russe, qu’un moment de volupté exotique.Cet « oiseau libre aux ailes légères et bienveillantes » était l’archétype attendu par les non-russes pour s’extasier sur cet art si russe et construit pour les séduire.Les ombres de Sadko, de Kachtchei l’immortel, de Mlada et du Coq d’or sont présentes, mais aimer Rimski-Korsakov n’est pas un péché, bien au contraire !Nous savons aussi que Diaghilev était un grand manipulateur, mais qu’importe ! Ce mélange d’humain et de fantastique, de chansons populaires russes et d’exquises trouvailles, reste toujours un petit enchantement.

L’Oiseau de Feu demeure un moment de grâce et de lumière. S’adressant à de grands enfants, il passe et repasse toujours dans nos têtes et nous sert d’arrière-pays de rêve dans les jours gris.Yeux purs dans les bois cherchant en pleurant la tête habitable. (René Char)
Musique de songes il n’en finit pas de rêver. Petit miracle d’un jeune homme, il est de ceux qui durent longtemps, le temps éternel du conte.

Gil Pressnitzer