Yves Charnet

Il pleut sur Toulouse

Il pleut sur Toulouse.

À travers la vitre le gris brouille doucement le contour des choses. Je diffère le moment de partir pour SUPAERO.
Depuis l’âge de cinq ans je vais, presque chaque jour, à l’école. Dans la salle de bains le miroir rajuste le noeud de ma cravate. J’hésite à répondre au téléphone.
C’est Nougaro. Depuis que j’habite la ville rose (presque deux ans), nous nous voyons rarement. Je regrette de n’avoir pas eu, comme dirait le Petit Prince, le temps de m’habiller le cœur.

A pied du jardin des Plantes au Pont-Neuf. Au début de notre repas je peine à trouver le ton, les mots. Un peintre et sa femme sont également invités. Je n’interviens guère dans cette conversation sur l’art du vitrail. Je déguste les vins. Par les grandes baies vitrées de l’appartement, la lumière, quai de Tounis, confond gris et vert. Humide grelottement des jours où, sans cesse, la pluie menace de retomber.

Dans notre vie une vitre nous sépare de la vie.

Nougaro, quittant de temps en temps la table, claudique jusqu’au bureau posé devant la Garonne. Roulant sans un mot des cigarettes aux énergies parfumées, sa tristesse regarde par la fenêtre une invisible passante.
Fraises, chantilly.
Déjà le café.
Nouvelles chansons : La Vie en noir, Déjeuner sur l’herbe.
Mots venus pour une fois avant la musique.
L’air redevient cette scène où sa voix récite le désastre, réveille la merveille.
Tout à l’heure le monstre sacré me confiera le temps passé - brouillons écrits à la cigarette - à « limer » chaque syllabe.

Plus grand-chose à dire.

Me lever. Nous nous embrassons. Longtemps. Mon front sur son épaule. Sa main sur ma nuque.
Pas un mot. Étreintes renouvelées. La dernière fois que nous nous étions rencontrés, Nougaro m’avait fait une confidence. Me serrant dans ses bras, sur le seuil de son appartement parisien, il m’avait dit que, avec aucun autre homme, je ne retrouverais cette part charnelle dans l’amitié.
« Avec aucun autre homme. »
Dehors la pluie fait des claquettes.
Toulouse astique ses trottoirs.

Yves Charnet
Extraits de Mon amour, la Table Ronde