Avrom (Abraham) Sutzkever

Au travers de tous les brasiers

Je viens à vous d’un autre monde (Sutzkever)

Véritable salamandre du peuple juif, mille fois jeté dans la fournaise ardente, mille fois ressuscité, Avrom Stuzkever aura traversé tous les bûchers et les incendies des hommes, pour disparaître à 96 ans le 20 janvier 2010 à Tel-Aviv, et avec lui tout un monde, et aussi une grande part de sa langue le yiddish dont il était l’un des plus grands poètes.

Bien sûr la neige m’entoure
mais jamais nous ne fusionnerons
Aussi je veux déposer contre ma tête
une pierre douce, une pierre juive..
.

Sang dans le sang, il aura été le poteau indicateur du génocide fait au peuple juif, et depuis ce lointain de la hutte de neige de son enfance, là où il repose maintenant, une stèle juive soutient sa tête.

Lui qui avait survécu au gel de son enfance, aux flammes et aux balles des bourreaux, aura été le poète juif qui a « fait fondre goutte à goutte le silence déshabillé du temps » afin que l’on se souvienne aussi bien de ces wagons de chaussures d’enfants roulant vers Berlin que du traîneau de son enfance glissant sur les cristaux. Depuis plus rien ne sera enseveli des ténèbres et des secrets des profondeurs. Cerné par le feu il est parvenu jusqu’à nous par ces mots, refusant l’ensevelissement. Il fut « l’ambassadeur de la langue yiddish » et en tout cas l’un de ses plus grands poètes contemporains. Il nous parle d’homme à homme pour que l’on se souvienne que tous ceux partis en fumée étaient « hommes comme les autres hommes, nourris de pain, de rêve, de désespoir. ».

Et pourtant non en fait, pas tout à fait comme les autres hommes:

Ces hommes pourtant dont « on a jeté à l’égout leurs petits, comme des chats encore sans yeux, et qui ont connu les désastres à l’aube, les wagons de bestiaux et le sanglot amer de l’humiliation ».
(Fondane; Préface en prose 1942)

Dans « cette langue de personne », le yiddish, comme l’appelle Rachel Ertel, monte le chant d’une sorte de prophète annonçant la victoire de l’homme contre l’anéantissement.
Je suis la vie même,

Et la trace d’un renard argenté sur la neige

Est ma mémoire.

La hache qui viendra me déraciner

Devra et saura rester soumise à mon emprise.

Je suis le silence.

Suis son pain et son sel. (traduction de Batia Baum)

Poète et résistant, « un héros de tragédie grecque »

Ma biographie est plus grande que ma vie.

Avrom Sutzkever est un miracle permanent, aussi bien dans sa vie que par son œuvre qui proclame « la victoire de l’homme » sur l’extermination et les ténèbres.

Il est né le 15 juillet 1913 à Smorgon, bourg industriel près de Vilno (Vilnius) ville de Pologne maintenant en Lituanie. Cette ville surnommée La Jérusalem de Lituanie comprenait une grande communauté juive d’une grande richesse intellectuelle. C’était la fin pleine de soubresauts de l’empire tsariste. Cette ville du Gaon de Vilno (1720-1797),du mouvement des Lumières juif, la Haskala, était aussi la ville des pogroms et la famille dut s’enfuir en Sibérie à Omsk pour ne pas être tuée devant également l’avancée des troupes allemandes qui brûlèrent la ville. Cette rencontre avec le froid, l’immensité, la neige, les traîneaux, son fleuve étincelant, l’Irtich, le marquera à jamais. Cette lumière, ces arbres en feront un poète de la nature dans laquelle il fusionne. Toute son enfance jusqu’à l’âge de 8 ans sera imprégnée de cet espace sans fin et du silence crissant des glaces, de la blancheur étincelante de la nature. Jamais il ne s’en départira:

La neige, ma première fête.

Son père meurt en 1920 à Omsk d’une crise cardiaque, et il revient s’installer avec sa mère Rayne à Vilno (Vilnius) qui demeurait le centre de la vie culturelle juive, le plus avancé, le plus divers, c’est là d’ailleurs que naquit le parti progressiste juif le Bund. Il va suivre les cours de l’école juive traditionnelle, le Heder, où l’étude des livres saints est primordiale.
Dans les années 1930, il sera à l’avant-garde des mouvements modernistes en langue yiddish et il est membre actif du mouvement Yung Vilne (Jeune Vilno). Il passera son temps dans les bibliothèques et les librairies.
Il publie son premier livre en 1937 à Varsovie et étudie l’hébreu et le vieux yiddish, mais aussi la littérature contemporaine avec ses recherches modernistes.

Il se marie en septembre 1939. Mais la guerre le précipite en enfer. La Lituanie est envahie le 19 septembre 1939 par l’Armée Rouge en vertu du pacte germano-soviétique Molotov-Ribbentrop et la Lituanie est engloutie dans l’Union Soviétique le 15 juin 1940. Mais les troupes allemandes attaquent l’URSS le 22 juin 1941 et pénètrent très vite le 24 juin dans la ville de Vilno,, empêchant des milliers de fuyards, dont Sutzkever, de rejoindre l’URSS. Elles sont accueillies en libérateurs par les habitants non juifs. D’ailleurs les Lituaniens seront d’enthousiastes auxiliaires de la mort pour les nazis.

La traque aux juifs bat son plein, et plus de 12 000 juifs sont tués dès le premier mois. Le 6 septembre 1941 le ghetto est institué. Et la machine de mort commence à marcher à plein régime, par la famine, les rafles, les tortures, la Shoah par balles à Polnar. Les juifs sont parqués comme du bétail. Et décimés. Ainsi une proclamation dit entre autres : Il est interdit d’accoucher. « Les femmes qui accouchent seront mises à mort avec leur enfant ». L’enfant de Sutzkever connaîtra ce sort.
La première nuit dans le ghetto fut comme la première nuit dans la tombe. (Journal de Sutzkever).

Avrom Sutzkever, ce jeune homme de 28 ans, joue à cache-cache avec la mort de juin 1941 à septembre 1943, se cachant dans le vide sanitaire de l’appartement de sa mère, dans la cave d’un étranger parfois. Mais il arrive malgré tout, toujours en fuite, toujours survivant, toujours témoin, à écrire des poèmes déchirants en plusieurs copies qui passent de main en main et qu’il parvient à sauver en les enfouissant ou les faisant passer aux maquisards.

Il écrit même terré dans un cercueil pour échapper aux Allemands. Dans le ghetto, Sutzkever fait partie de ces « brigades de papier » chargées de récupérer une partie des écrits juifs afin d’en faire un musée à Berlin, « le musée de la race disparue ». Il en profite pour, avec ses camarades, sauver en les cachant, en les enterrant, quelques trésors incunables en hébreu et en yiddish. Qu’il retrouvera miraculeusement après la guerre.

L’anéantissement systématique de tous les juifs, soit par balles dans les fossés ou le camp d’extermination de Polnar, soit par privations est la réalisation de la solution finale à Vilno, comme ailleurs.
La mort est le seul quotidien inéluctable - sa mère Rayne est fusillée et son fils, encore nourrisson, est empoisonné par les Allemands. Lui-même est arrêté en septembre 1941 par les Lituaniens, et forcé de creuser sa propre tombe pour y être abattu. Il est sauvé par des paysans qui le cachent un temps.

Il participe activement à la résistance aussi bien culturelle (dans le ghetto de Vilnius des écoles, des théâtres fonctionnaient contre la déshumanisation) que par la lutte armée (fabrication d’armes en fondant les plombs d’imprimerie, formation de commandos…).
Il nous fallait rêveurs, devenir combattants,
Muant l’esprit du plomb en balles meurtrières…

Nous avons fondu le plomb comme nos ancêtres dans le temple ont versé l’huile dans les menorahs d’or. (Le plomb de l’imprimerie Rom, 1943).

Ses mots souvent devenus des chansons deviendront presque des hymnes comme « Sous les étoiles blanches ». Son attitude héroïque en fait une légende du ghetto.

Il sera l’un des rares rescapés en s’enfuyant par les égouts en septembre 1943 avec son épouse, ayant appris la liquidation imminente et totale du ghetto. Ces égouts nommés par les juifs La ville secrète, auxquels il consacrera un recueil du même nom, en 1948, devinrent le lieu où croire encore aux étoiles. Il en fut l’habitant et voyait des étoiles au fond du trou.Il rejoint, en parcourant avec sa femme plus de cent kilomètres à travers les mines, une unité de partisans juifs sous le commandement de Moshe Judka Rudnitski et sous contrôle soviétique, dans les forêts avoisinantes.

En hiver 1943, il fait passer par un maquisard quelques poèmes pour qu’ils soient remis au grand Peretz Markish, qui saurait les comprendre. Ces poèmes parvenus jusqu’à Moscou seront chocs immenses pour Ilya Ehrenbourg et Boris Pasternak et le nom de Sutzkever devient une légende en URSS. On supplie pour qu’il soit sauvé. Il fut rapatrié avec sa femme Freydke dans un tout petit avion militaire en URSS en mars 1944 depuis les forêts de Narocks près de Vilno, afin de témoigner, sur la barbarie nazie et aussi sur l’héroïsme soviétique.

Il est pour eux le héros de la lutte contre le fascisme et non pas le poète juif parlant pour son peuple.

A Moscou avec son épouse, en mars 1944 il écrit Vilner Geto (Le Ghetto de Vilno) qui aura immense retentissement. Boris Pasternak le célèbre et le traduit. L’écrivain Ilya Ehrenbourg le salue comme « un héros de tragédie grecque ». Il participe comme témoin fondamental à la rédaction du Livre noir, recueil de témoignages réunis par Ilya Ehrenbourg et Vassili Grossman et qui sera interdit par Staline. Il servait sans doute ainsi aussi de caution. Il va animer le Comité antifasciste juif, utile en ce moment-là au stalinisme. Il devint ainsi un héros, un « homme de fer », « un homme de marbre » que l’on célébrait partout en URSS.

Il sera parmi les tout premiers à pénétrer dans Vilno libérée par l’Armée Rouge. Tout le ghetto était en ruines et quelques poignées de survivants sur 70 000 juifs erraient dedans. Il va récupérer ses textes et les livres sauvés par sa brigade de papier.

« Je vous écris de Vilno. Cela fait deux semaines que je flotte dans ses ruelles. J’ai exhumé les trésors culturels que nous avions enterrés et je suis allé à Polnar. Je n’y ai trouvé personne. Rien que des cendres. On a déterré les juifs de Vilno et on les a brûlés. Les cendres humaines sont gluantes et grises. J’ai rempli un sachet de cendres (c’est peut-être mon enfant ou ma mère et je le garde sur moi » (cité par Rachel Ertel dans sa préface).

II est également choisi par l’Accusation soviétique pour être cité comme témoin devant le Tribunal militaire international, en janvier 1946, à Nuremberg, en tant que survivant et témoin de l’extermination par la Wehrmacht, suivie par les Einsatzgruppen, dans le ghetto de Vilnius et le camp d’extermination par balle de Polnar qui le jouxtait. Mais son témoignage, qu’il voulait dire en yiddish, lui fut ordonné en russe et d’ailleurs fut soigneusement filtré par les Soviétiques et interdit de publication par Staline.

Dans son discours lu debout, comme pour un Kaddish pour les disparus, il évoque après un long silence, un silence assourdissant, cette tragédie : « Je voyais devant moi ma mère qui courait, nue, sur un champ de neige, et le sang chaud qui coulait de son corps transpercé se mettait à ruisseler des murs de ma chambre et m’encerclait. [...] Il m’est difficile de comparer mes sentiments. Lequel est le plus fort, de l’affliction ou du désir de vengeance?».Il fut donc le premier des survivants à dire le génocide envers les juifs. Ses poèmes relaieront sa vérité jetée à la face du monde.Signalons, qu’un peu plus de 4 ans plus tard, Staline procédera lui à l’extermination de l’intelligentsia yiddish avec une balle dans la nuque pour tout viatique, par exemple en 1952 le grand poète Peretz Markish. C’est la triste nuit des poètes assassinés, le 12 août 1952.

Lui avait perçu la fureur de l’antisémitisme stalinien et de ses sanglantes purges, et il part quand il est encore temps, toujours sauvé par cet incroyable instinct de survie qui le caractérise, tel un chat, tel un phénix. On ne pouvait arrêter le héros proclamé. Il parvient à partir en 1946.Après une brève errance en Europe - ainsi Lodz en Pologne-, et aussi à Paris (1946-1947),puis après l’épisode du témoignage au procès de Nuremberg, il rejoint Israël, sa terre spirituelle, en septembre 1947, grâce à l’intervention de Golda Meir, et il s’installe à Tel-Aviv.Il dira « Ici chaque pierre est mon ancêtre ».

Il rejette à jamais cette Europe et la culture allemande en particulier.Jamais il n’acceptera les dédommagements allemands, n’achètera la moindre marchandise made in Germany, ni n’acceptera de voyager en Allemagne.La langue des bourreaux doit être chassée de sa tête. Il reste fidèle à sa langue de victime, le yiddish, et n’écrira pas en hébreu que les morts qu’il console ne pouvaient comprendre.Il devient aussi la figure dominante du mouvement d’écrivains yiddish Yung Yisroel (Jeune Israël). Ce qui n’allait pas de soi, dans ce nouveau pays qui voulait oublier le yiddish, considéré comme la langue des victimes, afin de fondre tout un peuple épars dans l’hébreu, et où la parole des témoins de l’holocauste n’était pas la bienvenue.

Il sera le pivot, le socle de la culture yiddish envers et contre tout. Contre la honte de la mémoire, contre le besoin de tout effacer.Il fonde et dirige la très importante revue littéraire Di Goldene Keyt (La Chaîne d’or) jusqu’à ce que celle-ci cesse de paraître en 1996 après 141 numéros qui publièrent toute la mémoire yiddish. Par ce lien il essaiera de faire revivre la culture yiddish en Europe. Tentative un peu désespérée. Il vivait au milieu du peuple israélien, mais avec sa patrie yiddish en lui, presque étranger.Il découvrira en 1950 l’Afrique qui lui inspirera quelques poèmes avec les figures emblématiques de l’éléphant et du lion qu’il rattache symboliquement au peuple juif. Il voyagera aussi en Amérique du Sud.Il s’arrête d’écrire en 1995 à 82 ans.

Il pouvait enfin goûter à sa légende, son immortalité :

« Si vous transportez avec vous votre enfance, jamais vous ne vieillirez ».

Il s’est éteint mercredi 20 janvier 2010 à Tel-Aviv en Israël. Il a été inhumé le dimanche 25 janvier au cimetière de Kiryat-Shaul à Tel-Aviv. Nul officiel ne se rendit à son enterrement, même pas une centaine de gens l’accompagnèrent en sa dernière demeure. On ne voulait plus se souvenir de « l’Holocauste » et il n’était pas vraiment connu en Israël, car ses lecteurs étaient disparus, et le yiddish représentait la langue des victimes, de l’exil, des « moutons ». Et on voulait l’oublier. Pourtant on mettait en terre l’un des plus grands poètes ayant vécu en ce pays.

Une écriture où le cri devient poésie

Rassembler dans la besace du vent
la beauté pourpre
La rapporter à la maison pour le festin
(Dans la besace du vent)

Avrom Sutzkever laisse une œuvre considérable, une œuvre monumentale. Il est bien comme on le désigne une figure tutélaire de la poésie yiddish, le survivant et le combattant.
Et elle est diverse allant de ses premiers émois panthéistes face à la nature, à la beauté de la lumière, au crissement de la neige de Sibérie, à la brusque plongée dans l’horreur du ghetto de Vilno et de son extermination. Les poèmes écrits en temps réel dans le ghetto et dans les forêts des maquisards, comme témoignages de l’extermination, sont presque insoutenables. Le silence et l’empathie face au carnage parlent au travers de celui qui simplement relate.
Puis viendra la dernière période, faite de souvenirs amers et d’espoir dans cette « terre spirituelle » d’Israël. Il est donc passé de la glace étincelante de l’Europe centrale aux incendies rouges des couleurs de l’Orient.

Ainsi du recueil Siberia (1936) illustré par son ami Chagall, à l’incendie rougeoyant et féroce du Char de feu(1952), ses poèmes suite à la découverte de sa terre spirituelle, Israël, où se répand une chaude lumière, et puis sa quête d’identité quand dans ses Poèmes du journal (1957-1995), il retourne sur les pas de l’horreur, le cheminement est divers, mais porté sur cette idée, que partage aussi à Paul Celan, que du néant la lumière de la conscience peut sauver l’homme.

Marquée par les courants modernistes de la littérature, sa façon d’écrire refuse le côté apocalyptique que l’on trouve souvent chez les poètes yiddish. Sa plume est à jamais imprégnée par la neige de son enfance. Sa vénération pour la forme et son immense amour de la langue lui font plutôt rechercher l’intériorité que le cri et la profération de malédictions. Paradoxalement dans son œuvre puisée dans l’enfer de l’anéantissement,

Avrom Sutzkever semble inlassablement rechercher la beauté.

Ceci rend son écriture unique. Rachel Ertel définit ainsi son écriture : La poésie ne sera pas le cri, le cri sera poésie.
Il parvient à transformer le hurlement de rage et de terreur en beauté.

J’écris de mon sang
sur le tableau noir de la nuit…
(Nocturne).

Avec ses doigts ensanglantés de souvenirs, d’images de mort, il parvient à jouer sur la harpe des poèmes.

« Je marche au travers des mots comme au travers d’un champ de mines ».

Par son modernisme il parvient à décrire sans fard le monde en furie. Il sait aussi procéder par allusions. Mais la force extrême de sa poésie est que sa poésie est sa biographie.
Certains affirment qu’écrire est pour eux vivre. Pour Sutzkever ce ne fut pas une formule, mais une réalité absolue : « Quand j’étais dans le ghetto de Vilno, je croyais, comme un juif pratiquant croit dans le Messie, que tant que j’écrivais, j’étais capable d’être un poète, j’avais une arme contre la mort. »
Il a dit « mon corps est la langue ». Et cette langue yiddish, nul n’aura pu la lui arracher. Certes il aurait pu écrire en hébreu qu’il savait parfaitement et ainsi gagner un plus vaste public, mais pour la mémoire de sa mère, pour la mémoire de tous les morts, il restera fidèle au yiddish :
Jamais ils ne déracineront ma langue, ils ne brûleront pas mes habits, mon corps est ma langue, je ne peux l’abandonner. Je réveillerai toutes les générations avec mon rugissement».

Sa victoire contre les nazis était ses poèmes : « Mes poèmes vivront à jamais et les nazis ne pourront vaincre l’esprit, j’ai démantelé l’Holocauste par mes écrits, avec mes talents de poète j’ai pu au cœur de la destruction parler aux hommes. »
Aussi écrire était sa survie, son existence.Ses poèmes le maintenaient humain et vivant.
Il se sert souvent de métaphores emblématiques (abeilles de feu, neige, violon cassé, oiseaux dans la nuit…). La fusion panthéiste avec la nature est souvent présente, même aux pires heures de sa vie. Il fait circuler son sang dans la poitrine de la terre. Il se fond pour s’alléger de la mort.
Fonds-moi dans l’atmosphère
Fonds-moi dans l’espace infini
De mon corps délivre-moi
De mon corps fourbu et las…
(Le cri).

Le traduire est complexe, car il utilise des rimes inouïes, des assonances, des images foisonnantes, des jeux de mots. Il ne place pas, comme le « Verlaine juif » Itsik Manguer, la musique avant tout au cœur de chaque vers.
Il a un côté expérimental, et la langue yiddish aura été enrichie et ensemencée par lui. Il oppose au chaos du monde, la rigueur de sa forme : métrique, rythme, assonances, rimes.
Puis il semble qu’il croit avoir épuisé la force de pénétration de la poésie. Alors il se consacre à des écrits en prose : Aquarium vert (1953-1954) et Où gîtent les étoiles (1975-1978). Dans ces courts récits, petites nouvelles de l’enfer, il se révèle comme un écrivain du fantastique, de l’étrange, de l’indicible. Ses plongées après coup sur le génocide juif glacent le sang. Dans ce monde qu’il retrace, monde déchiré, écartelé, béant d’horreur, les mots de Sutzkever, couronne pour les morts, mémoire pour les vivants, colmatent le néant, lui font rendre gorge. Une étrange harmonie monte de ses poèmes.

Des mots comme testament des morts

« Là-bas (en Europe), je voulais par mon chant donner vie aux vivants, écrit-il. Maintenant, je veux donner vie aux morts. » (Notes de journal de Sutzkever en Israël)
Où gîtent les étoiles, ou le journal du dernier des hommes d’un monde englouti et aussi une bouteille à la mer jetée vers l’avenir, pour que dans le magma de la mémoire perdurent encore un peu les traces de ceux partis en fumée, ou lestés de plomb. Odes à tous ces morts, et aux quelques survivants, et comme l’écrit Paul Celan :

« Un poème, puisque c’est une manifestation de la langue et qu’il est essentiellement dialogique, peut être un message dans une bouteille lancée dans la croyance – bien que pas toujours prometteur - que quelque part et qu’à un certain moment elle s’échoue sur terre, peut-être sur une terre du cœur. ».

Si quelqu’un lit encore ces mots, cette mémoire de la douleur, « ces ponts de papier », tout n’est pas fini. Et la véritable tentative nazie d’effacer jusqu’au dernier indice de la vie d’un peuple a échoué.

Pour ceux qui n’eurent de sépulture que dans les nuages ou les fosses communes, les mots sont leurs véritables tombes, enfin dignes d’eux.
« Aux morts qui ne cessent de clamer, de réclamer une réincarnation, et de peupler ses poèmes ». (Rachel Ertel).

Ainsi une sorte de testament vient jusqu’à nous. La poésie devient le plus grand espace de vie dans un monde sans espace, si ce n’est celui des murs de la mort. Elle est l’urgence de vivre malgré tout, et de laisser traces et paroles pour les morts et les vivants. Il a su transformer l’horreur en poésie par une alchimie étrange :
Oui, jusqu’alors je ne savais pas, je n’imaginais pas, qu’un homme était capable de tirer de lui-même un coucher de soleil… Et quand je l’ai vu et vécu, un chant est né – rédemption de la douleur (Poèmes de la mer morte).

C’est tout le sens de son œuvre qui est une rédemption de la douleur, une affirmation du triomphe des mots contre la mort.
« Même quand le soleil sera devenu cendres, je pense avec une conviction absolue, que tant que le poème ne m’abandonnera pas, la balle ne pourra pas me détruire. Aussi longtemps que je vivrai ma vie comme un poète dans la vallée de l’ombre de la mort, mes souffrances mériteront tikkun (réparation) et rédemption ».
Il veut célébrer un rituel de la mémoire :
Chaque jour des funérailles, chaque nuit un concert, pour pouvoir dans mon destin servir les deux.

Bien sûr l’effroi et la colère contre Dieu et les hommes apparaîssent : « Nous avons reçu la Torah sur le Sinaï et c’est à` Lublin (Maidanek) que nous l’avons rendue, et dans tous les camps de concentration » (Jacob Glatsstein). Ainsi chaque peuple, chaque culture a rendez-vous un jour avec ses morts. Le peuple juif n’en finit pas de s’y rendre encore hébété d’incompréhension. Car comme le dit un survivant des camps d’extermination :

« Celui qui était là ne sera jamais capable de sortir de là, et celui qui n’y était pas, ne sera jamais capable d’entrer ».

Il n’était pas religieux, mais imprégné de culture biblique, il vit avec sa culture traditionnelle, comme avec une légende sacrée.
Si le peuple juif a pu sortir d’Égypte, la plus grande partie de lui-même reste à Auschwitz. Cette Haggadah de la mort, certains poètes, certains écrivains ont eux le courage de l’écrire. Avrom Sutzkever est de ceux-là.
Se taire est interdit, parler est impossible (Elie Wiesel). Avrom Sutzkever aura bravé ce paradoxe mortel des survivants. Il ne s’est pas tu, il a su parler. Il y avait du prophète en Avrom Sutzkever. Il aura su édifier ce qu’il a appelé « un alphabet de silence » pour crier l’holocauste. Nous apprenons à lire avec cet alphabet.

Depuis que ma pieuse mère a mangé de la terre à Yom Kippour
Mangé à Yom Kippour la terre noire mélangée au feu
Moi, encore vivant, je dois manger la terre noire à Yom Kippour
Je suis moi-même une bougie d’anniversaire de la mort allumée avec sa flamme
. (Il n’y a pas de dieu, ni de création)

Gil Pressnitzer

Sources:

- Où gîtent les étoiles avec une préface essentielle de Rachel Ertel
- hommage à Sutzkever à la bibliothèque Medem à Paris

Choix de textes

Dans la hutte de neige
Soleil couchant chemins que bleuit le verglas.
Douces couleurs de somnolence dans mon âme.
Luit d’une hutte dans le val un pâle éclat,
Sous la neige l’ensevelit le soir en flammes.
Aux vitres les forêts-à-prodiges déboulent
De magiques traîneaux tintent en carrousel,
À l’angle du grenier des colombes roucoulent
Et déroucoulent mon visage. Sous le gel
Rayé par des cristaux dont la pointe fulgure,
Presqu’irréel l’Irtich se noue en palpitant.
Sous des coupoles de silence et de froidure
Fleurit ce monde : un enfant de sept ans.

Dans ta neigeuse et limpide pénombre,
Hutte de mon enfance en Sibérie,
Naissent des fleurs aux pupilles de l’ombre,
Mercure en fleur qui sans fin refleurit.
Dans les recoins où se meurt la lumière
La lune expire un souffle, un halo bleu,
Mon père est blanc de la pâleur lunaire
Et sur ses mains de silence neigeux
Il tranche le pain noir, lame aiguisée
Mais charitable.
Et bleuissent ses traits.
Moi par ma pensée neuve et divisée,
Je trempe de sel, père, ton pain frais.

Le père. Le couteau. Une mèche qui fume.
Une enfance. L’enfant. Une ombre a dérobé
Au mur le violon. Plus fins que fine écume
Des sons de neige sur ma tête sont tombés.
Silence. Car le père joue. Les sons s’égrènent,
Se gravent dans les airs où le gel les sertit.
Bleuis les grains d’argent que sème mon haleine
Sur la neige de lune en verre convertie.
A travers le carreau en pelisse de glace
Un loup flaire la chair de musique, sa proie,
Silence. Au pigeonnier un petit pigeon casse,
Pique, pique, cet œuf dont il sort dans le froid.

.......
(nota : L’irtich est un fleuve de Sibérie)

Sibérie, 1936, traduction Charles Dobzynski

Tout un wagon de chaussures

Elles roulent, roulent les roues du train
Que transportent-elles donc et qui donc ?
elles m’apportent tout un wagon
de chaussures ballantes d’enfants
Comme voûte céleste
le wagon brille dans le crépuscule;
Les chaussures- tout une montagne
comme des hommes qui danseraient
Est-ce une noce, une fête ?
aussi étincelantes qu’un bal?
Les chaussures- familières, répandues
je les reconnais toutes.

les axes des roues s’entrechoquent :
Vers où, vers où, vers où?
Des vieilles ruelles de Vilno
nous sommes transportés jusqu’à Berlin.
Je ne dois pas me demander quelles sont ces chaussures
cela me brise le cœur
Mais Chaussures dites-moi la vérité
où sont disparus tous les pieds?
les pieds de ces chaussures si fatiguées,
Avec des boutons comme la rosée
Où est le petit corps
et là-bas où est aussi la femme ?
Dans toutes ces chaussures d’enfant
je ne vois ici aucun enfant
et ici la chaussure pour le mariage
sans la mariée
dans la chaussure de shabbat de l’enfant
je reconnais la chaussure de ma mère
qui l’avait si soigneusement préparé
pour qu’il puisse les porter au shabbat
S’entrechoquent les axes des roues
Vers où, vers où, vers où?
Des vieilles ruelles de Vilno
nous sommes transportés jusqu’à Berlin.
Adaptation personnelle d’après l’original en yiddish écrit dans le ghetto de Vilno le 1 janvier 1943

Sous tes étoiles blanches

Sous tes étoiles blanches
tends-moi ta main blanche
mes mots sont larmes
qui veulent se reposer dans ta main blanche,
vois, comme leur lueur s’obscurcit
au travers de mon regard enfermé dans la cave
et je n’ai même pas un coin
pour te les renvoyer à nouveau.
et pourtant je veux, mon cher Dieu
te faire totalement confiance
car un feu brûle en moi
et ce feu consume mes jours
je ne peux trouver un repos misérable
que dans les caves et les fossés
Alors, je vole haut à travers les toits
Te cherchant ardemment. Où es-tu, où?

Des mauvais esprits me traquent
me chassant dans les escaliers et dans les cours
je pends comme la corde cassée d’un violon
et je chante ainsi vers toi :
Sous tes étoiles blanches
tends-moi ta main blanche
mes mots sont larmes
qui veulent se reposer dans ta main blanche.
adaptation personnelle d’un poème mis en musique

par Abraham Budno et chanté dans le ghetto de Vilno

Pain et sel( Broyt un zalts)

Le soleil est à tout le monde, mais plus qu’à tous
Il est mien.
Les racines des ténèbres,
Je n’en ai nul besoin. Je suis
Un enfant du soleil.
Je suis la vie même,
Et la trace d’un renard argenté sur la neige
Est ma mémoire.
La hache qui viendra me déraciner
Devra et saura rester soumise à mon emprise.
Je suis le silence.
Suis son pain et son sel.

traduction de Batia Baum

Les juifs gelés

Avez-vous déjà vu parmi les champs de neige
en rangs l’immobile cortège?

Sans un souffle étendus, marbrifiés et bleus
Leurs corps sont là, pourtant la mort n’est pas en eux

Car leur âme gelée a des lueurs fugaces,
Poisson doré saisi dans sa vague de glace,

Ni muets ni bavards: chacun pense sans bruit;
Le soleil a gelé aussi dans la nuit.

Aux lèvres roses par le gel déjà figées,
Un sourire est resté qui ne peut plus bouger.

Couché près de sa mère un enfant semble attendre
Ces bras pour le nourrir qui ne peuvent se tendre.

D’un vieillard nu le poing serré se pétrifie,
Il ne peut libérer de la glace sa vie.

J’ai connu jusqu’ici des morts de toutes sortes,
Je ne suis point surpris des masques qu’elles portent.

Pourtant dans ce Juillet si chaud, en pleine rue,
Comme un vent de folie un froid m’a parcouru.

Elles viennent vers moi les dépouilles bleuies
Des juifs gelés en rangs dans la neige éblouie.

Des sédiments marbrés s’étendent sur ma peau,
Et s’arrêtent soudain la lumière et les mots.

Et du vieillard gelé mon corps prend l’inertie,
Qui ne peut libérer de la glace sa vie.
(1944, traduction Charles Dobzynski)

Dans une bière

Étendu dans une bière
Comme en un habit de bois,
Étendu,
Disons que c’est un vaisseau
Sur les vagues de l’orage,
Disons que c’est un berceau.

Au point
Où les corps se séparèrent
Du temps,
Ma sœur je t’appelle,
Mon cri, tu l’entends
De loin.

Un tressaillement dans la bière,
Un corps imprévu ?
Tu viens.
Je reconnais tes paupières
Ton souffle
Et ta lumière.

Voici le visage du monde,
Aujourd’hui là,
Demain là-bas,
Maintenant dans une bière
Comme en un habit de bois,
S’exhale encore ma parole.

Ghetto de Vilno 1941
Traduction Charles Dobzynski

Exécution Je creuse ma fosse comme il faut, comme ils le disent.
Je cherche dans la terre aujourd’hui un réconfort.
Une poussée et un coup - et un ver en sort :
Il tremble en dessous de moi, brisant mon cœur.
Ma pelle le traverse - et miracle, je vois:
Le ver se divise – il devient deux, il devient trois.
Je le coupe à nouveau : ils sont quatre, ils sont cinq -
Était-ce moi qui ai créé toutes ces vies ?
Puis le soleil perce à travers mon âme sombre
Et un nouvel espoir me rend fier et fort :
Si même un ver ne meurt pas sous la lame,
Peux-tu toi homme, dire que tu es moins d’un ver ?

Ghetto de Vilno, 22 mai 1942
adaptation personnelle

Jadis, alors que je gisais dans une cave,
Avec un cadavre comme feuille de papier,
Éclairé au plafond par la neige phosphorescente -
J’ai écrit avec un morceau de charbon
Un poème sur le cadavre de papier de mon voisin.
Maintenant, il n’y a même plus un cadavre, -
Blancheur déshonorée,
Drapée dans de la suie.

Extrait Autoportrait
Adaptation personnelle

Mon enfant

Par faim,
Ou par excès d’amour peut-être,
Mais ta mère en est témoin
J’ai voulu t’engloutir, mon enfant,
Sentant ton petit corps refroidir
Entre mes doigts,
Tout comme si j’y serrais
Un verre de thé chaud,
Sentant sa chaleur peu à peu devenir glace.

Car tu n’es pas un étranger, un hôte inconvié,
Sur notre terre on n’enfante pas un autre -
Chacun enfante son propre moi comme un anneau,
Afin que les anneaux s’assemblent en chaînes.

Mon enfant,
Qui en paroles te nommes amour,
Et sans paroles es l’amour même,
Toi - le cœur de tous mes rêves,
Troisième mystérieux,
Qui des coins de l’univers,
Par le miracle d’un orage invisible,
A réuni, a fondu deux,
Pour te créer et créer la joie -

Pourquoi le jour a-t-il sombré dans les ténèbres,
Lorsque tu as fermé les yeux,
Me laissant dehors, pauvre mendiant,
Avec un monde de neige
Que tu as rejeté loin de toi?

Tu n’as pas connu la joie d’un berceau
Dont chaque mouvement
Cache en lui le rythme des étoiles.
Le soleil peut bien s’émietter comme du verre-
Car jamais tu n’as vu sa lumière.
Une goutte de poison a éteint ta foi,
Tu croyais
Boire du lait doux et chaud.
.........
J’ai voulu t’engloutir, mon enfant,
Pour sentir le goût
De mon avenir rêvé.
Peut-être aurais-tu fleuri comme jadis
Moi dans ma floraison.

Mais je ne suis pas digne d’être ta tombe.
Je vais donc te dédier
A la neige qui t’appelle,
La neige - ma première fête.
Tu vas sombrer,
Éclat de soleil couchant,
Dans ses profondeurs silencieuses;
Pour porter un peu de moi
Aux herbes gelées.

Ghetto de Vilno, 18 janvier 1943, traduction Rachel Ertel

Ma Mère

Dans un grenier, le Vendredi soir, l’on roucoule.
Tu brilles au clair de lune devant le livre de prières.
Les points de ton châle jaune sont en prière,
Comme des membres humains, ils scintillent et endurent.
Les pupilles de tes yeux s’égouttent avec la lune.
Les larmes de ma mère illuminent avec amour ma foi.
Ta prière m’apporte l’odeur du pain chaud traditionnel
Tu nourris les colombes par ta fervente prière.
Dans chacune de tes rides ma vie est cachée.
Je t’entends tousser. Tu trembles, en essayant
De le cacher, de peur que quiconque puisse entendre - car dans un coin,
Couvert de terre, mes os sont couchés.
Votre main sur mon front est assoupie : sois calme,
Juste encore un jour ou deux, le salut - est proche.
Ton autre main repose sur mon oreille :
La voix de l’assassin je ne dois pas l’entendre.

N’essaie pas de me tromper : je sais que tu es morte.
Même si tu es vivante dans mes rêves. Pourquoi trois roses rouge

écarlate réduisent-elles en charbon ton cœur ?
Ne les cache pas.
Je sais qui elles sont !
Ne les recouvre pas, maman, tu ne peux pas tromper ton enfant !
Comment peuvent-elles fleurir ici, trois roses inconnues ?
Je vois trois balles, violettes et sauvages :
La premiere, la deuxième, la troisième.
.........
Pour moi, dans la nuit, trois balles brillent.
Je cours, depuis la noirceur des ombres pour les perdre
Je parviens à une porte jaune avec un avertissement :
«Attention ! Peste. Interdit d’accès aux non-juifs !»
Avec mes dents, je mords dans la pierre
À la lumière coupante des carreaux, je chancelle :
Les maisons – sans plus aucune âme. Je suis seul.
Les rues - un autel incendié.
Et j’ai peur de regarder ta vitre.
Respirant avec ta mort, à chaque pas.
Avec ma bouche, je cherche le plus petit grain de poussière de toi.
Je te sens dans chaque frémissement de l’air.
Je me laisse tomber au seuil de pierre, gris-blanc :
- Maman, je suis ici, je suis de retour !
Et les balles, douloureuses et lumineuses,
Brûlent dans la tourmente de ma conscience.
..........
Tu me parles
Si réellement brillante :
- Ne le fais pas, mon enfant,
C’est un péché, c’est un péché !
Ceci est notre séparation -
L’accepter est un droit.
Si tu es encore ici,
Je peux aussi exister,
Comme le trou dans une prune
Porte en elle l’arbre
Et le nid et l’oiseau
Et le chant et le roucoulement.

Ghetto de Vilno, octobre 1942Adaptation personnelle
Comment ?

Comment allez-vous donc remplir vos gobelets
le jour de la libération ? Et avec quoi ?
Êtes-vous prêts, tout à votre joie, à supporter
Le hurlement sombre, que vous avez entendu
c’étaient les squelettes des paillettes des jours
Dans un puits sans fond ?

Vous chercherez une clé pour ouvrir
Vos serrures bloquées. Vous mordrez
Les trottoirs, comme du pain,
Réfléchissez : il y a meilleur usage.
Et le temps vous rongera comme un grillon
Pris dans un poing.

Alors, votre mémoire sera comme
Une ancienne ville enterrée
Et vos yeux brouillés se terreront
Comme une taupe, une taupe…

Ghetto de Vilno, 14 Février 1943, adaptation personnelle

Air marin

Pour toi je serai l’air marin qu’on ne voit pas,
Tu me respireras et tu verras la mer.
Et voile je serai que personne ne voit,
Tu me respireras et tu verras la mer.
Une voile : là-bas est ma demeure.
Et tu viendras habiter sur la mer
En moi. En moi. Sur le petit bateau qui ne se voit pas,
Tu me respireras et tu verras la mer.
Deux vagues se fondront en une et chercheront
Les trésors précieux sur le fond de la mer ;
Et où sera le temps ? En temps voulu va disparaître
Tout ensemble avec nous au fond de la mer.

Poèmes, 1972 traduction Charles Dobzynski

Extase

Lorsque les yeux fermés
J’ai écrit un poème, tout à coup
Ma main a été brûlée,
Et quand je suis parti
de ce feu noir,
Le papier a respiré
Un nom comme un lys : Dieu.
Mais ma plume, dans la crainte et l’émerveillement,
a percé le mot
Et écrit à la place
Un mot plus familier : l’Homme.
Depuis lors, une voix inconnue
Me hante comme un oiseau invisible
Qui picore, picore contre la porte de mon âme :
Est-ce pour cela que tu m’as échangé ?

adaptation personnelle

1981

Une lettre vient de me parvenir depuis ma ville de naissance
encore portée par la grâce de sa jeunesse
À l’intérieur entre tourment et tendresse
Elle avait collé un brin d’herbe de Polnar (1).

Cette herbe et le nuage des mourants avec son éclat
avaient allumé jadis l’alphabet, lettre à lettre
et sur le visage des lettres, cendres murmurantes
le brin d’herbe de Polnar.

L’herbe est ma maison de poupée, mon petit monde étroit
là où les enfants en rangs violonaient pendant qu’ils brûlaient
le maestro était une légende, ils dressent haut leurs arcs
pour le brin d’herbe de Polnar.

Je ne veux rien partager avec cette petite tige qui essaime chez moi.
Je désire de la bonne terre comme espace pour nous deux
et je vais porter au Seigneur ma dernière offrande :
le brin d’herbe de Polnar.
(nota : Polnar était le camp d’extermination aux portes de Vilno)

Adaptation personnelle

Écrit sur une lamelle d’un wagon

Si un jour quelqu’un doit trouver des perles
enfilées sur une ficelle de soie rouge-sang
qui, près de la gorge, courent aux plus minces des jours
comme le chemin propre de la vie jusqu’à qu’il s’en aille
quelque part dans un brouillard pour ne pas être vu,

Si quelqu’un doit trouver ces perles
Dites-lui comment –froides, distantes -elles ont illuminé
les dix-huit ans, de la danseuse de Paris,
au cœur impatient, Marie.

Maintenant, traîné à travers la Pologne inconnue -
Je lance mes perles à travers la grille.

Si un jeune homme les trouve
Que ces perles ornent sa petite amie.
Si une fille les trouve
Qu’elle les porte, elles lui appartiennent.
Et si elles sont trouvées par un vieil homme
laissez-le, pour ces perles, réciter une prière.

Épitaphe, Adaptation personnelle

Bibliographie sommaire

En yiddish

1937 Lider (chants)
1940 Valdiks (Forêts

1942 La forteresse

1945 Di festung : lider un poemes : geshribn in vilner Geto un in vald 1941-1944, New York, Chants et poèmes du ghetto et des forêts.1946 Lider fun geto (Chants du ghetto), New York, (poèmes)
1948 Geheymshtot (Ville secrète), Tel-Aviv, (poèmes)
1948 Yidishe gas (La Rue juive), New York,
1952 In fayervogn (Sur des chariots de feu),Tel-Aviv
1953 Fun dray veltn (De Trois mondes), Buenos-Aires, (poèmes)
1955 Ode tsu der toyb (Ode à la Colombe), Tel-Aviv
1957 In midbor sinay (Dans le Désert du Sinaï)
1963Œuvres complètes, deux tomes, 1934-1947 et 1947-1962, Tel Aviv,
1968 Lider fun yam hamoves (Chants de la mer morte), Tel-Aviv
1968 Firkantike oysyes un muftim, (Signes carrés et miracles) (Tel-Aviv
1970 Tsaytike penemer (Visages mûrs), Tel-Aviv,
1975 Griner akvaryum (Aquarium vert): dertseylungen, Jérusalem,.
1977 Lider fun togbukh (Poèmes du journal intime), Tel-Aviv,
1979 Dortn vu es nekhtikn di shtern (Là où gîtent les étoiles), (poèmes) Tel-Aviv
1979 Di ershte nakht in geto (la première nuit dans le ghetto), Tel-Aviv, (poèmes)
1982. Fun alte un yunge ksav-yadn, « Lider un proze 1935-1981. Chants et prose 1935-1981 » (De jeunes et vieux manuscrits), Tel-Aviv

1986 Les frères jumeaux
1993 Baym leyenen penimer, (En lisant sur les visages), Jérusalem,; souvenirs
1996 Tsevaklte vent (Murs vacillants), Tel Aviv

En français

Le Ghetto de Vilno, Vilner geto, Cooped., Paris, 1950.
Où gîtent les étoiles, (Dortn vu es nekhtikn di shtern), Seuil, 1989

En anglais

The Fiddle Rose: Poems, 1970-1972, selected and translated by Ruth Whitman; drawings by Marc Chagall; introduction by Ruth R. Wisse. Detroit, Wayne State University Press, 1990

Selected Poetry and Prose, translated from the Yiddish by Barbara and Benjamin Harshav; with an introduction by Benjamin Harshav. Berkeley, University of California Press, 1991,
Laughter Beneath the Forest : Poems from Old and Recent Manuscripts by Abraham Sutzkever; translated from the Yiddish by Barnett Zumoff; with an introductory essay by Emanuel S. Goldsmith. Hoboken, New Jersey, KTAV Publishing, 1996