Miquel Martí i Pol

La joie de la parole par-dessus les heures de la mort lente

Porte close à toute réclamation mon corps en l’état, je peux toucher des yeux l’origine tiède de la solitude et devenir flèche, arc et cible.
La nuit viendra et ne sera point cruelle
. (Cinq graffiti sur le mur).

Miquel Martí i Pol est certes le plus prestigieux poète catalan de son temps, le plus aimé, le plus lu, le plus cité même pour le prix Nobel de littérature, il ne doit véritablement sa reconnaissance en France que par l’immense chanteur Lluis Llach qui n’aura eu de cesse en quarante ans de carrière, de défendre et de faire aimer cette poésie de la vie, de la densité des choses que portait en lui, cet homme de la solidarité, malade très tôt et parlant plus haut et plus loin que la souffrance, du silence qui a recouvert sa voix, et la mort qui l’aura attendu patiemment.

Lluis Llach a mis une trentaine de ses poèmes en musique dont Ara mateix, Roses blanques, Un pont de mar blava,(Un pont de mer bleue) 1993, Porrera,1995) Temps de revolta, (Temps de révolte), 2000.
Et Lluis Llach au cours de nos rencontres n’a eu de cesse que de me persuader de la grandeur de Martí i Pol, aussi il est temps de m’acquitter de ma dette envers lui et de payer mon dû en dédiant ces quelques pages au poète de Roda de Ter, son village, son ancrage sur terre.

Martí i Pol est la figure emblématique de la résistance contre la volonté d’éradiquer sa langue, son pays catalan, de déshumaniser le monde ouvrier. Même en fauteuil roulant, même rendu presque muet par la sclérose en plaques qui creusait en lui les sillons de la mort, pendant 34 ans, il fut de tous les combats. Toujours généreux, toujours tourné vers autrui, toujours plein d’espoir.
Sa voix s’est élevée, comme oiseau en plein ciel, comme alouette plus haut que les noirs nuages, contre le temps de misère que l’on voulait imposer.

Sa voix forte et charismatique a su exprimer la joie et la peine, chanter les humbles et « les misérables », trouver les mots simples pour dire les choses simples de la vie de tous les jours.
« Poète engagé, engagé envers les siens et son pays, engagé, surtout, envers la vie. », ont dit ses amis.
Et c’est cette volonté inflexible d’opposer l’amour à la mort, de combattre toujours l’injustice du monde qui fait de lui un poète exceptionnel.
Il restera comme le poète de son pays, de tous les pays où passent les vents de la liberté.

Il demeure la voix d’un peuple, la voix de ses paysages.

Aussi rendons hommage à Martí i Pol comme l’exigeait et l’exige toujours son ami Lluis.

Le serment de la vie

Le sang coule solennellement en chaque chose.
Désormais tout est chemin. Je jure de vivre
. (L’hôte insolite).

Martí i Pol est le poète qui a soulevé la chape de plomb du franquisme qui voulait écraser la Catalogne. Il a aussi soulevé la chape de plomb de la maladie qui va le miner pendant 34 ans, le détruisant pan par pan, jusqu’à lui ôter la parole et les jambes.

Miquel Martí i Pol est né le 19 mars 1929 à Roda de Ter et il meurt le 11 novembre 2003 à Vic, toutes deux villes ancrées dans la province de Barcelone.
Fils de famille d’ouvriers il est mis au travail dès quatorze ans à l’usine textile de La Blava à Roda de Ter, et n’aura donc suivi que des études primaires. Aussi sa passion pour la lecture et la poésie seront ses véritables professeurs. Dès 16 ans il commence à écrire en espagnol, le catalan étant interdit. Mais il passe outre cette prison de la langue et à 19 ans il écrit pour toujours dans sa langue intime et totale, le catalan.

Il a connu d’abord une crise religieuse de 1952 à 1957, qui va se traduire dans des recueils de poèmes comme Porto la tarda recolzada al braç (l’après-midi Porto se reposait dans ses bras (1948-1954), avant de revenir profondément, totalement au réalisme historique dès 1956, avec El poble, Le peuple,(1956-1958) et La fàbrica, l’usine,(1970-1971), marqués par la poésie engagée de Jacques Prévert. Il se marie à cette époque avec Dolors Feixas et entre de toutes ses forces dans la révolte contre toutes les injustices, les répressions de l’état franquiste. Ses poèmes servent parfois d’étendard à des chanteurs dont le jeune Lluis Llach, emblème de la Nova Cançó (La Nouvelle chanson catalane) des années cinquante. Et en 1970 il est le poète le plus populaire de sa Catalogne, toujours sous le joug fasciste.

Il continue à travailler dans une usine textile, bien qu’en 1969 apparaissent les premiers symptômes de la maladie qui va l’accompagner jusqu’à sa mort. Ce qui l’oblige en 1973, à abandonner son travail quand la sclérose en plaques est diagnostiquée. Il fait front devant ce lente envahissement de son corps par l’ankylose, l’effritement de ses forces comme un château de sable balayé par les vagues. Ceci le pousse non pas à l’isolement intérieur, mais à opposer à cette mort lente son amour des autres, sa générosité et son courage. Cette sclérose en plaques, si elle le ronge, ne fait qu’accroître son engagement pour les causes de l’humanité. Il va dans un recueil qui le rendra célèbre, Estimada Marta (1978), dresser un chant d’amour à sa femme. Il devient de plus en plus invalide, mais garde sa joie intérieure, après la révolte le sourire comme le chante Lluis Llach qui venait souvent le visiter, lui l’invalide. Et cette aimantation de l’un pour l’autre avait aussi une autre raison que la communauté d’esprit.

Et ce lien de Martí i Pol avec son jumeau astral chantant Lluis Llach est plus fort encore que le combat commun pour la défense de l’identité catalane et son indépendance, il y avait de plus une communauté de destins, et cela on ne le sut que plus tard. Un combat commun contre la maladie qui rongeait les êtres les rapprochait.

Ainsi en mars 2007 Lluis Llach fit la révélation suivante :
« Cela devait être vers 1991. J’avais un cancer et les médecins m’ont dit qu’il me restait un an à vivre. J’ai préféré ne pas en parler à l’époque. Maintenant non plus je ne tiens pas en parler, si ce n’est pour montrer qu’avec une grande force de volonté on peut vaincre un cancer. C’est ce qui s’est passé dans mon cas. Il me semble que j’ai l’obligation de faire de mon exemple une pédagogie et j’en parle parce que cela peut être utile à quelqu’un se trouvant dans une situation similaire à celle que j’ai vécue alors.De cette époque je me rappelle l’enthousiasme et la passion avec laquelle nous travaillions avec Miquel Martí i Pol en écrivant les textes d’Un pont de mar blava. Surtout le dernier tiers d’Un pont de mar blava reflète très bien comment nous nous sentions à ce moment, aussi bien moi que Miquel, qui a toujours eu une santé très fragile. Nous avions de longues conversations, nous riions beaucoup et nous passions de très bons moments quand nous étions ensemble, même si nous n’avions, à ce moment-là, pas beaucoup de santé ni l’un ni l’autre. »

Miquel Martí i Pol était atteint de maladie inéluctable depuis 1969, et Lluis Llach fait allusion, avec pudeur, à sa leucémie vaincue depuis.
Pour mémoire mon ami Lluis Llach était venu rechanter à mon invitation en mars 1990, pour la troisième fois depuis 1979, puis en février 1993 pour célébrer ses 25 ans de chansons, et enfin en octobre 1996 pour lancer son spectacle Nu et inaugurer la rénovation de la Salle Nougaro, sans un mot sur sa traversée de douleurs, mais beaucoup de paroles sur son ami poète Martí i Pol et la nécessité de se battre contre l’injustice. Cette pudeur et ce courage étaient communs à nos deux poètes, nos deux amis.

Tous deux « Avec des mots comme des mains » ont su bâtir le territoire des hommes libres.
La dernière partie de la vie de Martí i Pol est sereine malgré la souffrance. Il se remarie en 1986 avec Montserrat Sans, après la mort en 1984 de sa première femme,, et publie de nombreux recueils de poèmes, des nouvelles et des proses (Contes de la ville de R. et autres récits), des traductions, surtout du français comme Saint-Exupéry, Simone de Beauvoir, Apollinaire, Flaubert, Zola, Racine, Huysmans.
Sensible au temps qui glisse hors de lui, à la beauté des paysages, à la fragilité du monde, il ne s’isole pas, il va vers l’essentiel, l’absolu. Il a su transcender la réalité et son écorce corporelle. Il navigue sur le temps absolu, radieux, dans ses paysages intérieurs.
Sa mort à 74 ans est une tragédie nationale en Catalogne.

Mais sa poésie, fortement autobiographique continue à le faire vivre et Lluis Llach a créé au cœur de sa fondation un prix de poésie Martí i Pol.
Son œuvre est traduite en plus de 15 langues, mais hélas fort peu en français.

Le pain de la parole donné à tous

En toi et avec toi je restitue
la densité de chaque chose dite,
la densité plus encore : la vie
.

Le fondement essentiel de la personnalité de Martí i Pol repose sur la fidélité. Fidélité avec sa ville natale, Roda, qu’il ne quittera que pour mourir. Fidélité à sa condition d’ouvrier de 14 ans à 43 ans, et donc à la lutte contre les oppressions subies. Fidélité à « la joie de la parole » que sa maladie va lui ôter peu à peu dès 1970. Fidélité à sa patrie La Catalogne, et aussi à ses élans de vie intérieure. Pour connaître sa biographie, il suffit de lire ses poèmes jadis disponibles chez Orphée dans la belle traduction de Patrick Gifreu.

C’est par eux que l’on peut approcher son espace intérieur.
Il avait d’abord voulu le comprendre par la foi catholique, mais c’est par l’ouverture sociale qu’il a brisé son isolement, et découvert qui il était vraiment, homme luttant contre toutes les détresses spirituelles, humaines ou de la maladie. La réalité historique l’a délivré dès 1959 de ce mur qui le séparait des hommes, du monde, du pur existentialisme.
Il va célébrer le travail humble et quotidien, les choses les plus banales qui font une vie. Humble lui-même, il est le poète des humbles.
«Je veux parler d’eux, en parlant des gens d’aujourd’hui. / Je veux parler d’eux. Sans eux, je n’existe pas. ».

Ses héros sont ces femmes de ménages, ces travailleurs partant à l’aube et revenant de nuit, ces retraités face au temps qui fuit. Ce sont eux qui sont les acteurs d’actions quotidiennes et héroïques, simplement en voulant vivre et survivre. Il le sait, il vit au milieu d’eux, il entre dans leurs rêves et leurs espoirs. Parfois il les nomme tendrement, et leurs prénoms, leurs noms continuent à flotter hors de la poussière de la mémoire. Mais il le fait sans crier, sans hurler une quelconque rage, simplement avec amour et partage. Et sa poésie demeure un chant. Il la veut immédiate et accessible à tous. Aussi il choisit des métaphores fortes mais simples, des images immédiates qui souvent reviennent.
« Regardez-moi bien : je suis l’autre » disait-il dans son recueil Vingt-sept poèmes en trois temps. (1972).

Il était l’autre que cet infirme cloué par la maladie, mais il était aussi tous les autres, oscillant entre son monde intérieur et le réel, entre le retrait et le combat. Porte-parole des sans paroles, jamais il ne sera rendu au désespoir, à la proximité de la mort qui était assise sur ses genoux.
Il a beaucoup écrit, mais surtout il aura été le combattant de la vie, de l’instant même. Avec sa volonté d’aurore, il aura ouvert un domaine d’espoir.

Il aura fait de sa poésie un bon pain qu’il coupe et distribue aux pauvres, «son peuple».
Gil Pressnitzer

Choix de textes

Un jour, je serai mort...

Un jour, je serai mort
et encore dans l’après-midi
dans la paix des routes,
dans les champs verts,
parmi les oiseaux et au milieu de l’air
tranquillement en ami
et de passage parmi ces hommes
Je ne sais pas et je t’aime.

Un jour, je serai mort
et encore dans l’après-midi
dans les yeux des femmes
qui viennent et qui m’embrassent,
dans la musique ancienne
toute mise au point,
ou même dans un objet,
le plus intime et le plus clair
ou peut-être dans mes vers.

Dites-moi quel prodige
rend le soir si doux
et si intense à la fois,
et à quel champ ou à quel nuage
dois-je attribuer ma joie;

parce que je sais supporter
tout de mon entourage,
et que je sais que quelqu’un, plus tard,
saura préserver ma mémoire.

Les paroles au vent, adaptation personnelle

Paroles du cri unanime

Je parle le cri unanime du sang
et je m’accuse de tous les préjudices
Choses antiques... ! Objets, comme vous
je suis vieux de tous les siècles.
Pour qui les ruelles poussiéreuses
organisent-elles les paroles ?

Oh compagnons, vous avez lesté les bateaux
de tant de cordes inutiles

Il y a de grands fleuves qui espèrent.
Paroles au vent, adaptation personnelle

Maintenant que tout est de retour...

Maintenant que tout devient et silence et attente,
les mots que nous avons caché dans un endroit sûr
Et dans juillet tout ce vent et cette nostalgie.

Maintenant que tout est de retour: la chaleur du corps
calmé et docile sous des mains aimantes
et qui s’est perdu tranquille dans l’après-midi
dans la forêt, dans les aiguilles de pin croquantes de la peau,
Sa valeur ne vient pas de cet effort chaleureux et amoureux
avec pour seule certitude, que la dure mémoire
restera présente pendant l’absence,
sans penser que le temps est un vide sans limite?

Femmes: non je ne peux pas dire votre nom,
lorsque vous êtes absente. J’écris sur les pierres et sur l’eau,
à l’ombre bienveillante des arbres à côté de la rivière
et dans la salle à manger. Je sais que vous entendez
mes mots, parce que vous avez dans vos mains
le signe d’un temps nouveau, et ils ont grandi dans l’espoir
que quelqu’un les accepterait sans poser de question.

J’ai hérité de l’espoir, adaptation personnelle

Sauvez mes yeux

Lorsque j’aurai tout perdu sauvez mes yeux,
sauvez mon regard, qu’il ne se perde point !

C’est la seule chose que je regretterai

car le brin de vie qu’il me reste encore

provient de mes yeux, je vis à travers eux

adossé à un grand mur qui s’écroule.

Par les yeux je connais, aime, crois, et sais,

je peux sentir, toucher, écrire, et grandir

jusqu’à la hauteur magique du geste,

au moment où le geste ronge ma vie;

en chaque mot il faut sentir le poids

de ce corps très lourd qui ne m’obéit plus.

Par les yeux je me reconnais, je me touche,

je vais et je viens dans l’architecture

de moi-même, en un effort tenace

pour rechercher la vie et l’épuiser.

Par les yeux je sors boire la lumière,

avaler le monde, aimer les filles,

déchaîner le vent et calmer la mer,

me brûler de soleil et m’enduire de pluie.
Lorsque j’aurai tout perdu sauvez mes yeux.
Disparu, je ne vivrai que par le regard.

Cahier de vacances, Traduction Patrick Gifreu

Joie de la parole

Tu m’appelles à plus de combat,
pensée vive, parole vive,
au-delà et au-dedans de moi.
Je ne me plains pas ; que serais-je sans toi ?
Tout se résout dans ton feu
qui brûle sans consumer
dans la pierre que tu dresses devant moi.
En toi et avec toi je restitue
la densité de chaque chose dite,
la densité plus encore : la vie.

Paroles claires, Traduction Patrick Gifreu

Sept poèmes d’anniversaire

1

Regarde mes yeux que la nuit ne vainc pas.
Je viens d’un été trop pluvieux,
la racine de mes ongles est en feu,
aucune ecchymose dans les recoins
de la peau du souvenir.
C’est en avril qu’eut lieu la secousse :
sept ans, cousus à l’aiguille d’or
au sable du temps,
par delà les plages où la mer les lavera
où soleil et vent les changeront en diadèmes.
Regarde mes yeux et oublie mon corps pesant,
la chambre close, les grands silences.
Riche de tout cela, et davantage encore,
mais la froideur du verre ne me tente pas
et je survis, eaux en amont du rêve,
toujours tenace.
Regarde mes yeux. Tu y liras le retour.

Marthe mon amour, Traduction Patrick Gifreu

L’hôte insolite

Je ne dilapiderai pas le silence. Mon corps
j’en connais les parages et les raccourcis
et j’en aime les éclats et les défaillances ;
je ne l’habite pas par plaisir mais il me suffit.

Je ne dilapiderai ni le silence ni l’espace
lourd de mon corps et des projets
démesurés qui me peuplent et m’exaltent.
De mes doigts gourds de palper les mémoires
j’adhère à toutes sortes de projets
de joie et d’espérance.

Profonde et claire,
la voix qui me répète proclame la vie.

Je ne dis pas ce que nous avons perdu.
Tu sais cela aussi bien que moi, ces vermisseaux
insistants et résolus, te le répètent
si tu prends la peine de tendre l’oreille.

Mais je te dirai ce que nous avons gagné :
un arpent de monde, concret, localisable,
et un prisme de couleurs pour le contempler.

Ferme les yeux et tu le verras comme je le vois.

Je ne dirai pas ce qu’il y a sous chaque mot.
Il a déjà plu et ce qui reste de l’après-midi
sera plus intime et plus clair.

Fuyons toute verbosité.
Disons seulement l’essentiel :
les mots grandir et aimer, et le nom
le plus utile et le plus simple de chaque chose.

Délimite mon espace, mais n’attends pas
que je renonce à ce que j’aime.

Regarde le vent prendre la forme des bégonias,
regarde-le nettoyer vitres et rideaux
aiguiser les angles vifs du crépuscule.

J’ai une pierre dans les mains.

Chaque nuit
elle tombe dans le puits profond du sommeil
au matin, je la retire, trempée de vie.

Je ne garde rien qui appelle la mémoire
du vent exaspéré et des noms du silence.
Je viens d’une longue saison de pluies sur la mer
calme des années, rien ne me pousse à me retourner.

Tu me connais, ne suis-je pas celui qui aime
la vie pleinement et par-dessus toute richesse,
l’extase et le tourment, le feu et la question.

À l’appel de la vie, je vis, et pose ma main
à plat sur ce ponant que le ponant magnifie.

Le sang coule solennellement en chaque chose.
Désormais tout est chemin. Je jure de vivre.
Tous deux ne faisons plus qu’une seule
colonne de clarté, je pense à l’urgente
nécessité de combattre les mirages,
d’abandonner la plage des heures
où le soleil de plomb tombe sur le sable
annihile les volontés, d’établir de nouveaux chemins, jalonnés de présages.

À présent, ce risque est tentant.

Nul besoin
de spectateurs furtifs, de gens qui approuvent
chaque geste et en souligne l’habileté.
Nous coupons le pain à chaque instant.

Inoffensifs
et téméraires, nous aimerons la vie
qui se transforme et se parfait, noble
et lente, noble et obstinée.

Nous irons très loin, enchaînés au pur hasard
des horizons qui jamais ne ferment
à clé la stimulation du paysage.

Traduction Patrick Gifreu

Métamorphose

Parfois la mort et moi ne faisons qu’un :
nous mangeons la même tranche de pain
et buvons le vin de la même coupe,
en bons amis nous partageons les heures
sans rien dire, lisant le même livre.

Parfois, je suis tout seul à la maison,
et voilà que la mort, ma mort, m’est présente.
Nous discutons alors tranquillement
des événements du monde et des filles
que je ne peux avoir. Tranquillement
nous parlons, la mort et moi, de cela.

Parfois — et seulement à ce moment —
c’est elle, la mort, qui écrit mes poèmes
et me les lit quand je tiens lieu de mort,
je l’écoute en silence, c’est ainsi
qu’elle doit m’écouter lorsque je lis.

Parfois la mort et moi ne faisons qu’un.
Ma mort et moi ne faisons qu’un,
le temps s’effeuille lentement et nous le partageons,
la mort et moi, sans faire de manières,
dignes, si je puis m’exprimer ainsi.

Puis les choses se remettent à leur place
et chacun reprend son chemin.

Traduction Patrick Gifreu

À cet instant même (Ara mateix)

À cet instant même, j’enfile cette aiguille
avec le fil d’un propos que je tais et je me mets à ravauder.
Aucun des miracles qu’annonçaient les très éminents prophètes
n’est advenu et les années défilent vite.
Du néant à si peu, toujours face au vent, quel long chemin d’angoisse et de silences.

Et nous en sommes là: mieux vaut le savoir et le dire,
les pieds bien sur terre et nous proclamer les héritiers d’un temps de doutes
et de renoncements où les bruits étouffent les paroles
et la vie en miroirs déformés.
Plaintes et complaintes ne servent à rien,
pas plus que cette touche d’indifférente mélancolie,
qui nous servent de gilet ou de cravate pour sortir.
Nous avons si peu et nous n’avons rien d’autre :
un espace concret d’histoire qui nous est octroyé,
et un minuscule territoire pour la vivre.

Redressons-nous encore une fois et faisons tous entendre
notre voix, solennelle et claire.
Crions qui nous sommes et tous l’entendrons.
Après tout que chacun s’habille comme bon lui semble, et en avant !
Car tout reste à faire et tout est possible.

Que cette sérénité soit claire en nous
qui fait résonner tant d’échos jusqu’alors impossibles.
Saisissons-la clairement et volontairement afin que nous emplisse
tout l’espace réel de cet instant même,
l’espace où le hasard ne doit pas être
où tout est vieux, et triste et nécessaire
Nous avons tourné la page depuis si longtemps,
et pourtant certains s’obstinent encore
à relire toujours le même passage.

Le secret c’est peut-être qu’il n’y a pas de secret
et que nous avons parcouru ce chemin tant de fois
qu’il ne saurait plus surprendre personne;
peut-être faudrait-il casser l’habitude en faisant un geste fou,
quelque action extraordinaire qui
renverserait le cours de l’histoire.
Peut-être aussi que nous ne savons pas su profiter
du peu que nous avons ici-bas: qui sait?

Qui donc à part nous - et chacun à notre tour -
pourrait créer à partir des limites d’aujourd’hui
ce domaine de lumière où tout vent s’exalte,
l’espace de vent où toute voix résonne?
Notre vie nous engage donc publiquement;
publiquement et avec toutes les indices.

Nous serons ce que nous voudrons être.
En vain fuyons-nous le feu même puisquei le feu nous justifie.

Très lentement la noria pivote sans fin,
et passent les années et passent les siècles, l’eau monte
jusqu’au plus haut sommet et, glorieusement, diffuse la clarté partout.
Très lentement alors et sans fin descendent les godets pour recueillir davantage d’eau.

L’histoire ainsi s’écrit. De le savoir
ne peut étonner ou décevoir personne.

Trop souvent nous regardons en arrière
et ce geste trahit notre angoisse et nos défaillances.
La nostalgie, vorace, trouble notre regard et glace au plus profond nos sentiments.
Entre toutes les solitudes, voilà bien la plus noire, la plus féroce, persistante et amère.

Il convient de le savoir comme il convient aussi
de penser à un avenir lumineux et possible.

Pas de levant éblouissant, pas de couchant solennel.
Mieux vaut savoir qu’il n’y a pas de grand mystère,
pas plus que d’oiseau aux ailes immenses pour nous sauver;
rien de tout ce que si souvent ont prophétisé
d’une voix insensible tant de noirs devins.

Posons une main sur l’autre, les années renforceront chacun de nos gestes.

Nous partagerons noblement, les mystères et les désirs secrètement enfouis en nous
dans l’espace de temps où l’on nous permettra de vivre.
Nous partagerons les projets et les soucis, les heurs et les malheurs,
et l’eau et la soif, avec grande dignité, et l’amour et le désamour.

C’est tout cela, et plus encore, que doit nous donner
la certitude secrète, la clarté désirée.

Ni lieu, ni noms, ni d’espace suffisant pour replanter la futaie,
pas plus que de fleuve qui remonte son cours et redresse notre corps au-delà de l’oubli.
Nous savons tous bien qu’il n’y a de champ libre
pour aucun retour ni sillon dans la mer à l’heure du danger.

Posons des jalons de pierre tout le long des chemins,
jalons concrets, de profond accomplissement.

Avec la clef du temps et une grande souffrance,
voilà commenous pourrions gagner le combat
que nous livrons depuis si longtemps, intrépides.
Avec la clef du temps et peut-être seuls,
accumulant en chacun la force de tous et la projetant au-dehors.

Sillon après sillon sur la mer sans cesse recommencée,
pas après pas avec une volonté d’aurore.
Nous préservons du vent et de l’oubli.
l’intégrité de ces quelques espaces, ces
ambitions où nous nous sommes vus croître et lutter.
Et maintenant, quel sombre refus, quelle lâcheté
éteint l’ardeur d’une énergie renouvelée
qui nous faisait presque désirer la lutte?

Du fond des ans nous hèle, turbulente,
la lumière d’un temps d’espoir et de vigueur.

Nous changerons tous les silences en or et tous les mots en feu.
Dans la peau de ce retour s’accumule la pluie, et les efforts
effacent certains privilèges.
Lentement nous émergeons du grand puits sur les lierres,
et à l’abri d’un désastre.
Nous changeons la vieille douleur en amour
et, solennels, nous le léguons à l’histoire.

Le domaine de tous les domaines, adaptation libre à partir du texte révisé pour Lluis Llach, Ara mateix.

Bibliographie

Joie de la parole, Patrick Gifreu, Orphée La différence,1993, épuisé
D’un temps, d’un pays, Maria Llombart Huesca, Travaux et documents, 2007, épuisé
La poesia de Miquel Marti i Pol, Christian Camps, Tour Gile,2007, épuisé

En Catalan Paraules al vent. (1954)
Quinze poemes. (1957)
El Poble. (1966)
La fàbrica. (1972)
Vint-i-set poemes en tres temps. (1972)
La pell del violí. (1974)
L’arrel i l’escorça. (1975)
Quadern de vacances. (1976)
Cinc esgrafiats a la mateixa paret. (1976)
El llarg viatge. (1976)
Amb vidres a la sang. (1977)
Crònica del demà. (1977)
Estimada Marta. (1978)
L’hoste insòlit. (1978)
Primavera. (1978)
Les clares paraules. (1980)
L’àmbit de tots els àmbits. (1981)
Primer llibre de Bloomsbury. (1982)
Antologia poètica. (1982)
Andorra: postals i altres poemes. (1984)
Autobiografia. (1984)
Cinc poemes d’iniciació. (1984)
Llibre d’absències. (1985)
Per preservar la veu. (1985)
Bon profit! (1987)
Els bells camins. (1987)
Temps d’interluni. (1990)
Suite de Parlavà. (1991)
El fugitiu. (1991)
Amb sang els compto. (1993)
Un hivern plàcid. (1994)
Llibre de les solituds. (1997)
Els infants componen cançons. (1997)
Antologia poètica. (1997)
Cinc esbossos de possibles variacions melangioses. (1998)
Antologia poètica. (1999)
Amb els ulls oberts. (1999)
ABCDARI. Una joia solidària. (2001)
Haikús en temps de guerra. (2002)
Nova antologia poètica. (2002)
Cantata el poble. (2003)
Martí i Pol essencial. (2003)
Després de tot. (2004)
Quietud perduda. (2004)
Quietud. (2004)
Martí i Pol clàssic. (2004)
Antologia poètica. (2004)
Per molts anys! (2005)
Sol de palla trenada: antologia poètica (1951-2003). (2007)
Poèmes de Marti i Pol mis en musique par Lluis Llach

Al carrer dels quatre llits (Miquel Martí i Pol - Lluís Llach)
Ara mateix (Miquel Martí i Pol - Lluís Llach)
Canto l’amor (Miquel Martí i Pol - Lluís Llach)
Dóna’m la mà (Miquel Martí i Pol - Lluís Llach)
El cafè antic (Miquel Martí i Pol - Lluís Llach)
El meu país (Miquel Martí i Pol - Teresa Rebull)
Embruix de lluna (Miquel Martí i Pol - Lluís Llach)
Et deixo un pont de mar blava (Miquel Martí i Pol - Lluís Llach)
Haikús en temps de guerra (Miquel Martí i Pol - Miguel Poveda)
He après a no queixar-me (Miquel Martí i Pol - Rafael Subirachs)
La Lira o [A Bigi] (Miquel Martí i Pol - Lluís Llach)
La sirena (Miquel Martí i Pol - Rafael Subirachs)
Lentament comença el cant (Miquel Martí i Pol - Lluís Llach)
Marona (Miquel Martí i Pol - Lluís Llach)
Mireu-me els ulls (Miquel Martí i Pol - Lluís Llach)
No em parleu de somnis (Miquel Martí i Pol - Rafael Subirachs)
Núvols (Miquel Martí i Pol - Lluís Llach)
Pilar (Miquel Martí i Pol - Lluís Llach)
Porrera (Miquel Martí i Pol - Lluís Llach)
Romanço (Miquel Martí i Pol - Maria del Mar Bonet)
Roses blanques (Miquel Martí i Pol - Lluís Llach)
Som una nosa (Miquel Martí i Pol - Rafael Subirachs)
Tanta llum de mar (Miquel Martí i Pol - Lluís Llach)

Temps de revolta
Tomb d’atzars (Miquel Martí i Pol - Lluís Llach)

Un pont de mar blava
Valset per a innocents (Miquel Martí i Pol - Lluís Llach)
Vinc a dur-te amb la veu un cant d’esperança (Miquel Martí i Pol - Lluís Llach)
Vinc de molt lluny (Miquel Martí i Pol - Lluís Llach)
Vull somiar el demà (Miquel Martí i Pol - Lluís Llach)