Chet Baker

L’homme qui avait perdu son visage

Ce visage de vieille dame plus ridée que toutes les pommes des hivers de la misère avait fini par recouvrir totalement la belle gueule d’ange.
Parfois dans une déchirure de la voix ou d’un dernier bruissement d’automne dans sa trompette, on pouvait voir juxtaposer les deux visages. Cruel miroir.
Par les dents cassées, par le magma de la drogue perçait ce visage de la jeunesse éclatée et insultante pour la laideur de notre monde.

Quelque part dans Rilke il nous est dit que chacun naît avec plusieurs visages à nous tous donné. Par insouciance ou gaspillage, nous usons sans nous rendre compte une grande partie de ses visages qui partent de nous sans un crissement, là-bas dans le ruisseau du temps.
On marche, on respire sans vouloir le savoir ni le supporter.

Puis vient un jour ou l’on se retrouve avec son dernier visage tout fripé, le dernier à nous faire écran avec le néant Et alors un jour ou bien l’autre on éclate en sanglot et l’on se prend le visage dans les mains. Quand on se relève le visage reste collé dans les mains et nous voilà sans visage aucun.
Chet Baker savait cela lui qui avait flambé et sa vie et ses visages.

Pour garder un peu son dernier visage de squaw pris dans la neige et les poudres des paradis artificiels, il tenait sa trompette écrasée sur ses lèvres pour que cette relique de visage ne tombât point par terre. Quand cela est arrivé malgré tout il a essayé de voler pour le rattraper. Qu’il l’ait saisi avant de passer ailleurs nous ne le saurons pas, mais quand on ferme les yeux et que la tristesse prend la fumée bleue de la « Funny Valentine »
Il est là, avec sa voix de crooner métaphysique et ses vies ratées dans son étui.

À Amsterdam, là où le parterre de tulipes avait des formes aiguës de seringues, dans cette nuit chaude, il a basculé un 13 mai 1988. Il avait déjà fait la culbute bien avant dans ses lacs intérieurs. Les ronds d’eau de sa musique nous parvenaient avec le retard des noyés.

Que de concerts inégaux, désastreux souvent, sublimes le temps qu’un ange passe et ne veuille surtout pas s’attarder auprès de son vieux complice. Ainsi à la Cave des Blanchers devant ses compagnons d’infortune d’un soir, devant un public terne, il se tirait une trompette dans la tête et ânonnait quelques standards avec une voix qui avait déraillé dans les trains de nuit.
L’oubli qui vient, avant-garde du néant faisait les cent pas dans sa tête. L’ombre exténuée n’avance plus tout vers le corps tant de fois arpenté et qui se courbe et se replie tout entier autour de la trompette et du filet de voix que la sécheresse des jours aura laissé croupir. Lui avec des lunettes énormes, des bottes de cow-boy, il était rivé à son tabouret, jouant, ou essayant de jouer, les bribes de notes restant en lui. Figé, il raclait les derniers morceaux de sa cervelle d’or.
Il savait qu’il était nul ce soir, il savait qu’il avait été merveilleux tant de fois, mais il tirait à la corde, pour se pendre.

Mickey Grailler, Ricardo Del Fra et d’autres auront connu ces descentes aux enfers avec brusquement des montées au ciel dans d’autres soirs.
Je n’aurai connu que l’ombre de Chet en concert, mais ces enregistrements portent haut ces éclats de rêves bordés par ce son fragile.
Devenu mythe après son équipée sauvage dans la vie, idole d’amour lui qui ne savait pas aimer sans douleur et trahison, il est enfin dans le « cool », dans les draps frais du rien.

L’homme qui avait perdu son visage avait gardé ceux des ombres du jazz.
Il joue doucement encore avec son linceul romantique sur lequel veille sa fée héroïne.
Perdu sans trêve et retrouvé comme un arc-en-ciel Chet Baker nous hante, alors que tant d’autres se contentent de loger en nous.

Gil Pressnitzer