Serge Poliakoff

La peinture comme un alcool fort des couleurs

Beaucoup de gens disent que dans la peinture abstraite il n’y a rien. Quant à moi, je sais que si ma vie était trois fois plus longue, elle ne m’aurait pas suffi à dire tout ce que je vois. - Serge Poliakoff
La gloire picturale de Serge Poliakoff fut soudaine et foudroyante, mais sur le tard de sa vie. Maintenant, son œuvre est moins exposée, célébrée, pourtant ses grands aplats de couleurs, sa géométrie du sensible, sa densité de matières qui vibrent, le rendent unique dans ce que l’on a appelé commodément « l’École de Paris ».

Et cet assemblage de plages de couleurs presque élémentaires, de plus en plus vives et cinglantes vers les années cinquante, puis basculant vers le monochrome à la fin de sa vie, forme une sorte de musique intense, des tapis volants de sensations.
Serge Poliakoff ne peignait pas pour l’éternité, et pour ce Russe blanc qui avait tant bourlingué, seule la nécessité d’exister, et l’alcool fort des sensations comptaient seuls. Mais ce n’était pas un cosaque de la peinture et il lançait sa cavalerie de coups de pinceau avec humilité, timidité presque. Modeste il se savait arrivé presque en contrebande tardivement à la peinture, et se considérait toujours comme un invité qui se tient en retrait, estimant que seul l’éclat de ses couleurs parlerait pour lui.

Ce n’était pas un intellectuel de la peinture, et il jouait mieux de la balalaïka que des mots.
Naïf, brutal parfois, il fut longtemps sans trouver sa voie, et se mit à comprendre la vibration de la matière que tardivement.
Délaissant alors sa peinture figurative, souvent académique, il se voue à la peinture abstraite.

Mais même s’il trace des figures géométriques comme des pulsations intérieures, des rythmes de battements de cœur, il demeure sanguin, charnel.

Russe de sa terre noire, de ses alcools forts, de ses icônes flamboyantes.

La matière épaisse peuple son tableau, l’investit dans tout son espace. Elle vibre, elle pèse son poids d’imaginaire, son poids d’humanité.
Il était à la recherche de cette tension picturale qui donne des poèmes picturaux.
Aussi il reprenait souvent la même composition, changeant à peine quelques couleurs, mettant quelques figures géométriques parfois en lisière de la toile, parfois en son centre, toujours tendu vers un équilibre inatteignable.
Aussi parfois on a pu dire que « Poliakoff n’a jamais peint qu’un seul et même tableau. »
Et ce qui fait immédiatement reconnaître un de ses tableaux, est aussi son enfermement dans une quête jamais aboutie où dans son pays fertile seule devait vivre l’intensité de la couleur.

Peu lui importe la visibilité élémentaire de ses tableaux, Poliakoff voulait « seulement occuper sereinement l’espace ».
Toutes ses infimes variations de toiles en toiles finissent par constituer une série d’icônes, qui semblent élever une suite de méditations.
Dans le silence de sa peinture passent des sons de cloches d’églises orthodoxes.
Simples formes, exaltée par les vitraux des couleurs devenues matières, la peinture de Serge Poliakoff est simple, pure.

«Ce qui m’intéresse dans la peinture c’est sa pureté.» Ni intensément lyrique, ni tendue dans les entrelacs géométriques, la peinture de Poliakoff reflète les mystères du visible.
Sans explication, toute entière tournée vers son exigence, toujours en recherche d’interrogations, pour retrouver ce moment « où l’art devrait couler de source ».

Sans avoir la puissance spirituelle des toiles de Mark Rothko, l’œuvre de Serge Poliakoff est un jalon vers les mystères de ce qu’il y a derrière chaque couleur, les lentes variations de formes schématiques qui s’enfuient dans leur simplicité aveuglante.

Tout deviendra vibration, juste prolongement de la musique qui l’a toujours accompagné.

Une vie comme un roman, entre balalaïka et peinture

La vie de Serge Poliakoff est un roman presque à la Romain Gary, et en tout cas l’histoire d’un Russe blanc exilé à Paris qui longtemps pour subsister n’aura eu que sa guitare dans d’improbables cabarets russes de la capitale. Il faisait le Russe exotique de service, entre faux caviar et véritable balalaïka, alors même que sa démarche picturale le prenait tout entier, malgré sa vocation très tardive.

Entre enfance idyllique, exil et misère, puis quête aboutie pour se créer un langage pictural abstrait individuel, solitaire, farouche presque et donc unique, la vie de Serge Poliakoff est la trajectoire originale d’un homme de fer et de peinture.
Son enfance est comme il le disait « un conte de fées », celle d’un grand aristocrate.

Serge Poliakoff est né à Moscou le 8 janvier 1900, au sein d’une famille nombreuse et aisée. Serge Poliakoff (Sergeï Poliakoff son nom russe) est le treizième enfant d’une fratrie de quatorze. Son père, kirghize, qui avait possédé, en copropriété, une écurie de course et de vastes élevages de chevaux en Kirghizie, fournit en chevaux l’armée du Tsar.

Sa mère, Agrippine, fille de propriétaires terriens et musicienne, l’initie à la guitare dès son plus jeune âge. Et déjà à douze ans, le jeune Serge est un virtuose de cet instrument. Également très pieuse, Agrippine l’emmène tous les jours dans les églises et monastères de Moscou, pleins d’icônes que Serge contemple sans cesse. De là, Poliakoff tirera une grande fascination pour les icônes et la méditation.

Ses frères et ses sœurs l’initient à l’amour de la musique et de la littérature. Il dévore les livres d’aventure, mais aussi, Byron, Shakespeare, Goethe, Schiller. Il vénère aussi Napoléon !
Il commence à suivre des cours de dessin à Moscou en 1914. Serge Poliakoff commence à peindre ses premiers paysages.
Puis dans ce monde à la Tchékhov, survient la révolution russe de 1917 qui fait s’effondrer tout ce monde.
La famille, liée au Tsar doit quitter Moscou, et veut envoyer le jeune Serge à la campagne pour le protéger, mais il s’enfuit du train pour rejoindre au prix de mille dangers l’Armée blanche. De fuite en fuite il traverse l’Ukraine et le Caucase avec son oncle en survivant comme musiciens, puis enfin la Géorgie en suivant l’armée russe blanche dans sa retraite.

Là, ils réussissent à s’embarquer pour Constantinople en 1920, dans un vieux bateau anglais.
Là aussi il subsiste grâce à son talent de guitariste. Puis il va errer dans les milieux d’exilés russes en passant, à la fin de la Première Guerre mondiale, par Sofia, Belgrade, Vienne et Berlin, sans rencontrer les mouvements artistiques qui y fleurissent.
Et enfin la terre promise, la deuxième patrie, Paris où il séjourne à partir de 1923. « Je suis arrivé chez moi » dira-t-il.
Mais l’accueil est rude et il doit mener plusieurs vies de front. Il va gagner sa vie en jouant de la guitare, et de la balalaïka dans les cabarets russes plus ou moins authentiques. Lui l’artiste chanteur de mélodies anciennes russes et musicien accompli la nuit, va le jour étudiant la peinture et le dessin à partir de 1929 à l’Académie Frochot à Montmartre et la Grande Chaumière à Montparnasse. Il se forge une technique, mais demeure académique avec des nus, des portraits, des paysages, des natures mortes sans originalité.

C’est son séjour à Londres, où il poursuit ses études à la Slade School of Art, qui va agir sur lui comme un révélateur. La fréquentation des musées, la découverte des œuvres de Paul Klee, Cézanne, Gauguin, de l’art abstrait et de la luminosité des couleurs des sarcophages égyptiens change sa vision de l’art.

A son retour à Paris en 1937, après s’être marié, il va à la rencontre des pionniers de l’art abstrait. Il fait la connaissance de son compatriote Wassily Kandinsky, lequel vit à Paris depuis la fermeture du Bauhaus en 1933. Le côté dogmatique de Kandinsky, sa froideur picturale l’en éloigne.
Plus enrichissantes seront les rencontres avec Sonia Terk-Delaunay et Robert Delaunay, Otto Freundlich. La révélation de la couleur lui donne l’armature idéologique pour poursuivre seul son chemin difficile et solitaire, pas à pas, tableau après tableau. Bien que reconnu comme l’un des peintres les plus puissants de sa génération, il doit continuer à faire le musicien de nuit pour manger.

La période de l’occupation dès 1940 sera une période noire pour lui, qui va vivre en clandestin, échappant miraculeusement à des arrestations et des dénonciations en 1944. Son fils unique, Alexis, naît en 1942.
Les années qui suivent seront moins épiques et il va devenir une sorte de légende de la peinture.

En 1947, grâce à Jean Deyrolle il découvre Gordes (Vaucluse) avec des amis peintres comme Schneider, Victor Vasarely.
Toujours prisonnier de sa balalaïka, il lui faudra attendre un contrat avec la galerie Bing, pour qu’à 52 ans il puisse se consacrer totalement à la peinture.
Mais ce n’est que dans les années soixante, quand il a déjà plus de soixante ans que sa peinture trouve son public.
Malgré une première alerte cardiaque en 1957, il va travailler intensément, et approfondir sa voie.
En 1962, une salle lui est réservée à la Biennale de Venise, mais contre toute attente le grand prix va à Alfred Manessier. Poliakoff est naturalisé français la même année.
La réussite devient fulgurante et ses œuvres figurent dans la plupart des musées européens et new-yorkais. Poliakoff a aussi travaillé la céramique à la Manufacture nationale de Sèvres.
Il ne profitera pas bien longtemps de sa gloire, car il meurt d’une crise cardiaque le 12 octobre 1969 à Paris.
Il venait de commencer un tableau très inspiré de la Sainte Trinité d’André Roublev.
Car jamais ne l’aura quitté ni le monde des icônes, ni celui de l’art égyptien, ni celui des primitifs italiens.
Et l’espace de la peinture se sera ouvert à lui :

« Comme l’architecte, j’occupe des espaces ici et là... Ce n’est pas à la forme que je pense. »

La puissante empreinte de Poliakoff ou l’énigme de la visibilité

Un tableau de Poliakoff, du moins dans ses œuvres après 1945, se reconnaît immédiatement avec ses géométries élémentaires, voire inabouties, transcendées par une sorte de sabbat de couleurs, dansantes et habitées.

Une véritable nouvelle poétique se met en place avec des moyens apparemment très simples et répétitifs.
Que ressent-on devant un tableau de Serge Poliakoff ?
On se trouve devant des lacs de couleurs avec un ancrage d’éléments comme des legos de l’imaginaire.

Posés ainsi sur la toile pour l’empêcher de dériver. Espace de méditations et suite de « poèmes picturaux », avec souvent la même grammaire, mais avec un paysage intérieur différent.

Cette fausse simplicité semble n’avoir pour but que de nous embarquer dans la vibration des couleurs, qui pourraient vivre une vie indépendante sans notre regard qui s’en empreigne et les empreigne.
Pourquoi ses couleurs si franches et qui pourtant vont soulever bien des mystères. Poliakoff s’en explique ainsi :
« Il ne faut pas oublier que chaque forme a deux couleurs : l’une intérieure, l’autre extérieure. Ainsi l’œuf, qui est blanc à l’extérieur, mais jaune à l’intérieur. Et il en va de même pour chaque chose. ».Ce qui pourrait superficiellement apparaître comme simple décoration est une interrogation étale, immobile, de l’intérieur des choses.

Il peut nous sembler que Poliakoff est ce peintre qui n’aurait peint qu’un seul et même tableau.
En fait ce travailleur acharné allait de recherches en recherches pour concevoir une peinture abstraite englobant tout l’individu et sa pensée. Une sorte de quête de la pureté :
«Ce qui m’intéresse dans la peinture c’est sa pureté.» Bien que refusant de théoriser -« Ne t’enfonce pas dans la philosophie, elle n’a pas de fond » disait-il-, il subit les enseignements esthétiques de ses rencontres.
Poliakoff redéfinit ainsi son approche de la peinture abstraite, et il conçoit « l’abstraction comme capacité à réfléchir l’énigme de la visibilité ».

Fuyant autant la stricte géométrie sèche et froide, que la peinture gestuelle trop désordonnée à ses yeux, il suit son chemin entre un monde semi-abstrait, suggestif, obsédant. « Le lion chasse seul » disait ce farouche solitaire qui aura ouvert les portes du monde « couleur matière »
« Chaque jour commencez votre travail comme si vous peigniez pour la première fois. » (Poliakoff). Et « Ne copie pas. Imagine. ».

Sa volonté d’occuper l’espace de la toile, pleinement, totalement.
Sans attendre la révélation, mais en travaillant sans cesse : « C’est une erreur d’attendre l’inspiration. Elle ne vient qu’au cours d’un travail incessant. » (Poliakoff).
Et l’espace de la toile fait la forme qui va s’y déployer, avec la cavalcade de couleurs pour la faire chanter.
Il se tient près du tableau qu’il va peindre, cherchant à occuper l’espace, le peuplant de formes soit inventées, soit recensées et qu’il « écoute ».
Obsédé par les couleurs, qu’il préparait lui-même, Poliakoff en fait une symphonie polyphonique.

D’abord pratiquant une certaine figuration, mais qui utilise une schématisation volontaire des sujets, qui ne sont plus qu’apparence jusqu’en 1945, il va suivre les voies multiples de l’abstraction plus ou moins lyrique.
Ses rencontres avec Robert et Sonia Delaunay, Freundlich, vont l’amener sur les chemins de l’abstraction.
Il va pour cela faire une sorte d’imbrications de formes simplistes, de couleurs plus que vives qui se recoupent, se chevauchent, et que l’on voit parfois en transparence.

Seule l’intensité du tout le passionne et dans les années 60, Serge Poliakoff abandonne les formes construites et architecturales pour réaliser des toiles presque monochromes, où seule varie et vibre l’intensité de la couleur. Il abandonne ainsi sa géométrie allusive du début des années 50.
De cette imbrication, puis de cette simplification extrême, Poliakoff va vers une contemplation, vers une peinture du silence.
Mais il refuse tout symbole, toute allusion. Ses toiles sont ainsi brutes de mysticisme, de magie archaïque, de théories des couleurs. Elles sont et se dressent comme menhirs bariolés étranges.
Elles se répondent une à une, sans véritable évolution, impavides et identiques souvent.

Pourtant le renouvellement est souterrain.
Par de subtiles variations peut se lire une suite de « poèmes plastiques » dépendants l’un de l’autre.

Intuitivement, semble-t-il, il élabore un monde sans profondeur ni perspective, un aplat d’espace mis à nu.
Il refusait les interprétations sur son œuvre disant :

« Mais pour moi, l’art devrait couler de source. Il y a un millier de façons de faire de l’art, et trop de science peut le tuer. » Tout dans sa toile devait naturellement vivre, formes, couleurs, côte à côte, semblables, mais irremplaçables. Il veut fuir la monotonie, capter la vie dans sa toile, toujours le même et toujours diffèrent.

Dans son univers courbe, rien n’est droit, mais suggestions, oscillations entre les couleurs et les lignes.
Tout n’est que contour, et s’en vont toutes les frontières.
« Le plus important dans l’art, ce sont l’espace, les proportions et le rythme ». (Poliakoff).
La peinture de Serge Poliakoff est une apothéose de la pureté visuelle.

« Ce qu’annonce chaque toile de Poliakoff, ce qu’elle fait comprendre au regard, c’est que l’espace est en nous au même titre qu’il est en dehors de nous. …Chez Poliakoff, c’est, pourrait-on dire, la peinture qui rumine. Elle se reprend, s’approfondit, se corrige indéfiniment, fait résonner d’elle-même ses échos » Gérard Durozoi.

Gil Pressnitzer

Sources :
Monographie sur Serge Poliakoff de Gérard Durozoi, aux éditions Expressions Contemporaines, Angers, 2001.
Dossier pédagogique Serge Poliakoff
Archives Serge Poliakoff
Un site :Archives Serge Poliakoff

Bibliographie

Serge Poliakoff, Michel Ragon, Le Musée de Poche, Paris, 1956
Poliakoff, Alexis Poliakoff et Gérard Schneider, Éditions Galerie Française, München.
Serge Poliakoff 1900-1969, Françoise Brütsch, Éditions Ides et Calendes, Neuchâtel, 2000
Serge Poliakoff, mon grand-père, Marie Victoire Poliakoff, éditions Chêne, 2011
Serge Poliakoff, Sylvie Delpech et Caroline Leclerc, Editions Palette, 2010
Serge Poliakoff : Rétrospective, Christiane Lange Editions Mardaga, 2009
Serge Poliakoff : Portrait intime du peintre, Elizabeth Lennard, DVD 2004
Serge Poliakoff : Catalogue raisonné - Tome 1 et 2, Gérard Durozoi, Éditeur Acatos 2005.
Serge Poliakoff : La saison des gouaches, Alexis Poliakoff, Hazan, 2004