Aaron Siskind
L’autre réalité dans les craquelures du réel
« Le drame intérieur est la signification du monde extérieur. Et chaque homme est une essence et un symbole » Siskind, The Drama of Objects, 1945.
Aaron Siskind est ce photographe américain qui se sera le plus approché du drame intérieur du réel pour en débusquer les forces occultes.
Et il aura au travers des craquelures du réel, papier, affiches, traces sur l’asphalte, arbres…, approfondis cette plongée dans les forces violentes et antagonistes qu’il pressentait. Ce n’est pas un hasard si son poète préféré fut le visionnaire William Blake.
Il est l’un des photographes les plus innovateurs de son temps jetant un pont fécond entre peinture et photographie, le seul photographe admis dans un mouvement pictural à part entière.
Ami et confident des peintres expressionnistes abstraits américains, mouvement né dans le milieu artistique new-yorkais dans les années 1940, il se lie surtout avec Franz Kline dont les peintures noires et blanches le fascinent, mais aussi avec Willem de Kooning, Barnet Newman, et il va dans un long compagnonnage, élaborer une œuvre aux influences mutuelles, car ses images vont influencer les peintres et leurs peintures orienter sa façon de photographier.
La texture, la matière, le poids du matériau même de la peinture, sa consistance vont devenir le combat entre le peintre et la toile. Et le modèle, le paysage ou l’objet n’ont plus d’importance devant l’acte gestuel de jeter une sorte d’événement pictural spontané sur la toile.
Il ne se tourne pas vers la peinture gestuelle ou la peinture d’action chère à l’« Action Painting » de Jackson Pollock par exemple, ni au champ coloré, Colorfield comme Marc Rothko ou Barnett Newman, mais il est proche des immenses toiles en noir et blanc de Franz Kline (1910-1962) qui prônait : «… Une gigantesque touche noire qui éradique toute image, la touche étendue comme une entité en elle-même, sans relation à une autre entité que celle de sa propre existence».
Ainsi tant d’échos réciproques peuvent se dévoiler entre les tableaux de Franz Kline, son plus cher ami, et ses propres recherches photographiques. L’objet décrit compte moins que le geste plastique. Les formes et le figuratif s’effacent devant la vision spontanée d’une autre réalité cachée dans ce réel apparent. Une longue amitié féconde, où chacun interagissait sur l’autre, a uni Franz Kline et Aaron Siskind.
À la mort de celui-ci, il élaborera dans une longue séquence de photos une sorte de tombeau admiratif à ce grand peintre et ami cher.
Franz Kline, Mahoning, toile de 1956
Aaron Siskind, Hommage à Franz Kline, 1973
Il est l’explorateur d’une autre réalité photographique qui a su rendre les « plaisirs et terreurs » de l’expressionnisme abstrait en photographie.En fait Aaron Siskind faisait donc partie du groupe expressionniste abstrait et il voulait que son uvre soit considérée avec le même regard que les peintures de ses amis artistes. Il voulait que la photo puisse être lue comme une toile.
Il est l’explorateur d’une autre réalité photographique qui a su rendre les « plaisirs et terreurs » de l’expressionnisme abstrait en photographie.
Aaron Siskind faisait donc partie du groupe expressionniste abstrait et il voulait que son œuvre soit considérée avec le même regard que les peintures de ses amis artistes comme Franz Kline.
Il voulait que la photo puisse être lue comme une toile.
Moins lyrique que son « frère » en photographie Harry Callahan, Aaron Siskind est souvent considéré comme « le père de la photographie moderne », car il a réinventé cet art avec son génie propre. Sa vision n’a pas été égalée.
Mais son rôle fondamental d’enseignant dès 1951 laisse encore de fécondes semences.
Une vie de création et d’enseignement
« Je passe sans cesse de l’ombre à la lumière, puis je retourne dans l’ombre, sans cesse, je pense que cela résume vraiment bien ma vie. » Aaron Siskind.
Aaron Siskind est né le 4 décembre 1903 à New York. Il était le fils d’immigrants juifs russes et la cinquième de six enfants. Son père, peu instruit, fut d’abord un tailleur, puis un gérant de boutiques de plus en plus bancales.
Aaron Siskind fait son apprentissage de la vie dans les rues populaires du Lower East Side, et non dans sa famille. Comme dans un film de Charlie Chaplin il en fait son université, en côtoyant les pauvres, suscitant son besoin de justice sociale, écoutant les orateurs improvisés. Lui-même s’y essayera, haranguant les passants.
Mais il découvre aussi dans ce milieu les lambeaux de la beauté, la curiosité insatiable, la volonté de l’élan vital.
Après avoir obtenu son baccalauréat en sciences sociales en 1926, il sort diplômé en littérature au City College de New York. Il manifeste une grande attirance pour la musique et la poésie.
Il va enseigner comme professeur d’anglais dans le secondaire public de New York pendant 21 ans, de 1926 à 1947.
Il se tourne vers la photographie en 1929 quand il a reçu son premier appareil photo. Cela a changé sa vie pour toujours.
Dans sa biographie, il écrit qu’il a commencé son incursion dans la photographie, quand il a reçu un appareil photo pour un cadeau de mariage et a commencé à prendre des photos lors de sa lune de miel.
Il réalisa rapidement le potentiel artistique de ce moyen d’expression.
« La photographie est le meilleur moyen de ressentir, de toucher, ou d’aimer. Ce que vous avez saisi sur la pellicule est saisi pour toujours….Cela fait se souvenir de petites choses, longtemps après que vous avez tout oublié. » » Siskind.
Il a travaillé à la fois dans la ville de New York et celle de Chicago.
Il a commencé sa carrière dans la photographie comme un documentariste dans la Photo League de New York en 1932. De 1936 à 1940, il participe à des enquêtes sur la vie dans les quartiers populaires d’Harlem et de Manhattan, durant la grande dépression au sein du Future Group.
Parmi elles son reportage « Document de Harlem » reste le plus célèbre.
Mais si ses photos témoignent d’un désir de changement social, il est déjà fasciné par l’aspect graphique et esthétique, autant que par la misère des personnes croisées lors de ses reportages.
Aussi il va peu à peu abandonner les sujets humains pour se consacrer à la photographie d’architecture (Old Houses of Bucks County).
Mais ce sont les vieilles maisons délabrées, parfois envahies par la nature qui le retiennent. Et peu à peu il se tourne vers les natures mortes et des images symboliques et abstraites à partir d’objets trouvés à l’abandon, d’affiches lacérées, de pas dans le sable, de cordes torsadées, de murs en ruine, de vitres brisées, de peintures écaillées.
Le travail de Siskind se concentre donc sur les détails de la nature et de l’architecture. Il les présente comme des surfaces planes pour créer une nouvelle image d’eux, qui, selon lui, se dresse indépendamment de l’objet d’origine.
En 1944 il établit des liens étroits et féconds avec les expressionnistes abstraits de l’école de New York avec Barnett Newman, Adolph Gottlieb et Mark Rothko. Il va se lier plus particulièrement avec Franz Kline.
En 1950 Siskind rencontre Harry Callahan car les deux enseignaient au Black Mountain College en été. Plus tard, Callahan persuade Siskind de se joindre à lui dans le cadre de la faculté de l’Art Institute of Design de Chicago fondée par Lazlo Moholy-Nagy, de 1951 à 1971, et puis de diriger l’enseignement de la photographie dès 1961. En 1971, il suit Callahan (dont il s’était séparé en 1961), pour enseigner jusqu’à sa retraite en 1976 à la Rhode Island School of Design.Sa série mythique « Plaisirs et Terreurs de la lévitation» date de 1952.Il dirige le magazine Choice de 1960 à 1970.En 1969, la grave opération à cur ouvert de sa deuxième épouse le laisse désemparé « et plus seul que jamais. »Photographe reconnu, admiré, très souvent exposé, il crée l’Aaron Siskind Foundation, chargée de conserver toutes ses uvres.
Siskind est mort d’un accident vasculaire cérébral, à 87 ans à Providence, Rhode Island, le 8 février 1991. La célébration du centenaire d’Aaron Siskind a eu lieu en 2003 et 2004, avec des expositions dans plus d’une douzaine d’institutions à travers le pays, chacune consacrée à une période ou un thème différent de sa vie et de son travail.
La texture du réel
« Quand je fais une photo, je veux que ce soit un objet tout à fait nouveau, complet et autonome, dont l’état de base est ordonné » - Aaron Siskind.
Pour Siskind les photographies sont donc leur propre objet, leur propre chose. Il se concentre sur les détails, la texture profonde de la nature, pour débusquer le réel véritable qui s’éloigne de l’objet d’origine. Une autre vie apparaît. Ses images deviennent des métaphores d’un monde intérieur. La substance des choses doit sourdre de ses images.
Aaron Siskind traque le grain secret du monde dans les graffitis des déchirures du réel, dans les aspérités de la nature et s’éloigne de la représentation des personnages humains. Lui qui avait fait tant de reportages sociaux, de nues superbes, va éradiquer visages et corps, excepté dans sa série sur la lévitation des corps, pour débusquer les formes enfouies.
Il va extraire l’extraordinaire de l’ordinaire le plus banal.
La décomposition des objets du monde le fascine et il s’en sert pour leur insuffler une autre vie intérieure. L’objet en tant que tel a cessé d’être d’une importance primordiale, ce sont ses lignes et ses formes qui importent. Il choisit et compose avec soin ses cadrages, ses images.
Pour Aaron Siskind la photographie n’est pas le moyen d’enregistrer et de rendre compte de la réalité extérieure, mais celui de donner à voir la propre intériorité de celui qui photographie.
Ses images sont autonomes et ne contiennent pas de relation directe avec le réel et l’objet qu’ils contiennent.
Mais la texture du réel, toujours présente, renvoie malgré tout à un expressionnisme du réel.
Un réel sans doute abîmé par l’humanité ou par la simple corruption naturelle.
Il sait rendre tangible le temps qui ronge et nous ronge.
Siskind concentre son appareil photo vers les murs patinés, vers les affiches déchirées et voyage intérieurement sur de nombreuses surfaces planes, pour créer ses images. Il interroge les phénomènes naturels, les craquelures et les griffures du réel. Le réel ainsi altéré devient une nature morte, une déchirure par où se faufile l’abstraction de la vie, la vraie vie sans doute pour lui.
Aaron Siskind plonge alors de plus en plus dans l’expressionnisme abstrait, et ce dès les années quarante.
Et en cadrant frontalement et en gros plan, il obtient de salissantes images de l’intime de la matière. Il explore une « autre réalité photographique ».
« Je sentais monter en moi l’envie de voir le monde net, frais et vivant, comme les choses primitives sont à l’origine des choses nettes, fraîches et vivantes. La photographie dite documentaire me laissait sur ma faim. Je commençai alors à comprendre que la réalité est quelque chose qui n’existe que dans notre esprit et dans notre sensibilité.» L’Art de la Photographie -1971
Ses images semblent n’être que bidimensionnelles, car il veut ignorer le sens de la profondeur. Il veut aussi ignorer la couleur, qui pour lui n’est que monochrome, et qu’il ne va presque jamais utiliser.
Il rédige « Le drame des objets », son livre de 1947 :
« Nous voyons, comme on dit, suivant l’éducation que nous avons reçue. Nous regardons le monde et nous y voyons les choses dont l’existence nous a été enseignée. Nous sommes conditionnés à nous attendre à voir. Bien sûr, il est utile, du point de vue social, que nous reconnaissions le rôle des objets que nous voyons; mais, en tant que photographes, nous devons apprendre à nous débarrasser des idées préconçues. Regardez les objets d’abord de face puis à gauche, et enfin à droite. Observez-les pendant qu’ils grandissent au fur et à mesure que vous vous approchez. Voyez-les se grouper d’une manière, puis d’une autre, à mesure que vous changez de position. Les rapports entre les objets apparaissent progressivement et se définissent parfois avec précision. Et vous obtenez ainsi votre photographie.» Photographers on Photography, 1966.
Lui qui, comme le signale son biographe Gilles Mora, est passé d’un réalisme documentaire des plus rigoureux dans les années 1930 sous le signe du social, prend, à partir des années 1950, sous l’influence et la fréquentation des peintres de l’Expressionnisme abstrait, une allure résolument abstraite, expérimentale.
«Au fur et à mesure que le langage ou le vocabulaire de la photographie ont évolué, sa signification a changé, mettant moins l’accent sur la description du monde tel qu’il apparaît et davantage sur ce que nous pensons du monde et sur ce que nous voulons qu’il signifie. » (Siskind).
Comment est-il passé de la photo documentaire la plus véridique, la plus engagée, sur la misère sociale, à l’abstraction non pas lyrique, mais presque oppressante en proposant un face-à-face frontal, avec toute l’âpreté de la texture de la nature écorchée ?
Cela s’opérera d’une part par sa série de photographies sur l’architecture des villes comme Chicago, où va se développer son obsession des lignes, mais plus encore par son travail collectif au sein du groupe new-yorkais de l’expressionnisme abstrait en train de naître.
À partir de la rencontre avec son style, qu’il va approfondir de 1940 à sa mort, il va produire une œuvre originale et novatrice, variée, depuis les ruines antiques de la ville de Rome, jusqu’aux traces de pneus sur l’asphalte des routes. Insatiablement créateur, il trace son chemin dans les entrelacs du réel, toujours hanté à la fois « par les plaisirs et les terreurs » de l’acte photographique, en « lévitation » avec l’invisible.
«L’entreprise de faire une photographie peut être décrite en termes simples, et se compose de trois éléments : le monde objectif (dont l’état permanent est le changement et le désordre), la feuille de papier sur lequel l’image sera réalisée, et l’expérience qui les rassemble. » (Siskind ).
Il met en évidence dans ses images les tensions internes aux choses, les forces antagonistes de la vie.
Mais ce n’est pas seulement par son uvre photographique qu’il est fondamental, il fut aussi le professeur de photographie le plus important et le plus influent de son siècle.
Et ses leçons mémorables sont autant des leçons d’existence, d’expérience, des leçons de vie en somme, que des leçons de technique photographique.
Quarante ans d’enseignement photographique cela laisse bien des traces !
De l ’Institute of Design de Chicagoà la Rhode Island School of Design, il aura prodigué son savoir, souvent d’ailleurs paniqué avant d’entrer en cours.
Solitaire dans sa création, collectif dans son enseignement, il aura marqué l’histoire de l’art. Son va-et-vient entre l’ombre et la lumière est le tracé de sa vie.
Contemplatif, concentré à l’extrême, toujours agité d’émotions fortes, il passe un temps infini à prendre une seule photo, parfois un jour entier.
Ainsi il se pénètre du monde à retranscrire, à réinventer, à deviner.
« Pour la première fois de ma vie le sujet en tant que tel a cessé d’être de première importance. À la place je me suis retrouvé dans une relation avec ces objets si profonde que les images se sont révélées profondément émouvantes, devenant des expériences personnelles».
Visionnaire, il restitue une vision. Une vision « pour que l’on le trouve lui ».
« La seule nature qui m’intéresse est ma propre nature.»
Visions d’un monde caché à l’intérieur de lui-même dans les affiches en lambeaux, les traces, les signes sur un mur lisse, la terre craquelée, et qui exigent du spectateur de ses images un effort, un saisissement pour comprendre la signification de ces révélations abstraites.Ses images peuvent paraître exigeantes, difficiles, peu déchiffrables. Elles sont les relevés d’un arpenteur d’une autre signification du monde. Vers la fin de sa vie, il marchait longuement sur les bas-côtés des routes à deux voies, pour saisir les traces des lignes laissées sur l’asphalte.
« Seul existe le théâtre des objets, et ils vous regardent » (Siskind, 1942).
Gil Pressnitzer
Sources : Aaron Siskind de James Rhem, Phaidon Press Ltd. 2003
Le site de la fondation Aaron Siskind :Fondation Aaron Siskind
Tous les droits photographiques appartiennent à cette fondation.
Bibliographie
En français
Aaron Siskind de James Rhem, Phaidon Press Ltd. 2003
Aaron Siskind. Une autre réalité photographique- 2014 de Gilles Mora (Auteur), Hazan (1 octobre 2014)
En anglais
Aaron Siskind 2014 de Gilles Mora (Auteur), Charles Traub (Auteur), Yale University Press
Aaron Siskind -Fragmentation of Language Relié – 1 janvier 1997