Boris Zaborov

Autoportrait dans la rouille du temps

" Je réinvente ici les visages, les voix, les gestes, les pensées de ceux qui m’ont vu naître et sont morts sans avoir fait beaucoup de bruit, désespérant de restituer leurs vies, sinon de façon sommaire, superstitieuse, aléatoire, injuste : des spectres reconsidérés par le fantôme de l’enfant que je fus et que nulle voix d’adulte, nulle écriture, pas même une photographie, ne saurait rappeler à la vie, et qui font de moi une ombre parmi les ombres, un archiviste sourd et un voyant presque aveugle, ce que j’écris ici étant bien peu de chose en regard de la terreuse épaisseur de ces existences. Je voudrais donner de la vraisemblance à ce qui n’a plus de voix, de corps, ni même de destin parce que nul ne se souvient d’eux et ne souhaite entendre parler de ces morts qui m’ont précédé dans la terre froide et qui me montreront le chemin, le moment venu lorsque je descendrai dans des caves bien plus profondes que celles que j’explorais enfant. "

Richard Millet

Au travers du miroir écaillé du temps qui passe, les choses qui se souviennent des hommes, et les hommes figés dans leur solitude, vous regardent. Cette étrange fascination semble provenir d’un ancien livre de photos jaunies et qui se révèlent être celles de votre intime. Sa peinture n’a pas de profondeur hormis celle des vieux grimoires, elle parle pourtant avec un regard à hauteur d’homme. Et Boris Zaborov fait que ce regard vous empoigne, vous change, et que votre vie ne sera plus la même, car de cette immobilité a jailli la présence d’une enfance en allée, le présent fragile. La peinture de Zaborov met mal à l’aise, car elle vous regarde droit dans les yeux et semble faire de vous un voyeur. Il y passe des petites filles qui semblent déjà mortes, des visages se dégageant à grand-peine de la gangue du passé, des chevaux égarés, de vieilles personnes muettes. Une sorte de peur diffuse émane de sa peinture, un sens du sacré perçu comme le temps qui dévore. Comme le temps qui revient hanter le présent.

Ami d’Andreï Tarkovski, il en épouse certaines convergences sur la décomposition du monde, et l’absence d’espérance, mais lui se bat contre le mensonge du cinéma et du montage qui falsifie le réel. La toile nue doit rendre l’essentiel, et au centre du tableau se trouve les vertiges du passé. Les détails de la vie sont abolis, seule une scène étrange, dans laquelle il nous semble être entrés par effraction, est là, de l’autre côté du miroir. On ne sait plus qui épie l’autre.
On perd pied devant cet album de souvenirs d’un autre monde, celui des greniers, celui des mémoires brouillées, celui d’un monde mort depuis sans doute longtemps. Seuls des fragments demeurent à peine lisible, des débris, des indices de l’autre côté du pont, là où sont les fantômes Et ils viennent à nous, plutôt ils semblent monter comme brume maléfique de la toile, ou bien ils s’abritent dans l’indicible.

Un grand silence noie sa peinture qui « émerge comme d’une chambre noire ». Le temps s’écaille derrière le miroir de sa peinture.
Pour ne point être trahi, Boris Zaborov nous avait confié ses réflexions, les voici :

"Quelle pensée n’a éclairé d’un flash de lumière des épisodes, gens, paysages, odeurs, exaltations et illusion du temps perdu à jamais ? Quand ma mémoire me propose d’entreprendre ce voyage, je l’accepte avec joie et gratitude. Plus je me plonge dans les profondeurs de mes souvenirs, moins les Sons des habitants à la surface, les bruits de la journée vaine sont nets. Le mécanisme du souvenir, le passé, le présent, le futur.
Le processus du souvenir diffère selon les gens. Chez moi, le plus souvent, il est lié à l’image visuelle d’un objet extrait du passé. Et la mémoire commence instantanément son travail en chaîne, enfilant sur ce pivot une foule de détails qui se compIètent d’eux-mêmes, reproduisant pour finir toute la plénitude du moment de vie remémoré.
Parmi ces objets, il en est un qui pour moi est fondamental, c’est la maison paysanne, ou bien la grange Une construction toujours située à l’extrémité du village. Ensuite commencent les champs ou les bois. Dans mon travail je reviens souvent sur ce sujet peu compliqué. J’y retrouve la mémoire de ma jeunesse, l’air que j’ai respiré.
Quand surgit ce bâtiment sur la toile, j’oublie mon atelier parisien pour me transporter là-bas, dans ma vie passée. Et ce passé, je le ressens comme la seule réalité ; le temps physique perd son pouvoir et son sens.
Tout cela surgit inconsciemment. Je suis aux écoutes de cet inconscient, de ce mystère caché tout au fond de la réalité spirituelle, qu’on ne peut percevoir qu’en se concentrant très fort. Les conditions de l’art, c’est l’irréalité sur fond d’expérience réelle de la vie
.

Observant comment la société, avec une agressive énergie, tente de soumettre à ses intérêts cupides l’individu, l’artiste, la création, je suis d’autant plus tenté de me réfugier en moi-même, de suivre le sillon traçant de la mémoire vers un infini nostalgique. Là où vivent la foi et le sentiment.
Je leur fais davantage confiance. Mais pour la peinture, le futur est un vase sans eau, c’est un vide que n’ont point marqué notre présence ni notre participation, où par conséquent la tradition culturelle humaine fait défaut, et sans elle l’art est impensable. Car l’art, c’est le reflet réfracté de notre expérience personnelle, conservée dans les replis de notre mémoire - du passé, donc - qui par un fil unique relie l’homme au présent et au futur.
J’aime les vieilles choses. Elles ont leur biographie. Leur visage, leur âme.
Dans les premières années de ma vie en France, j’aimais traîner aux marchés aux puces, dans les dépôts-ventes de vieux objets, de meubles. J’étais fasciné par le spectacle de l’amoncellement désordonné de ces témoins des époques enfuies de vies humaines. Parfois, à travers la couche de poussière, la peinture ternie et écaillée, la rouille du temps, je percevais leur voix
.

"Hommes, nous sommes vivants, regardez-nous bien, nous sommes une partie intégrante de votre existence quotidienne, nous sommes les témoins des activités de vos aïeux, nous pouvons encore vous aider. Seulement, ne nous considérez pas de façon si utilitaire".

De toutes les choses si diverses qui nous entourent les vieilles photos des albums de famille sont. qui inquiète le plus mon imagination. Elles ont un pouvoir hypnotique. Des gens dont la biographie m’est inconnue me fixent du lointain de leur passé me subjuguant par leur vie secrète, ils font naître en moi un sentiment mystique. Leur regard - attentif, concentré, braqué droit dans le vôtre - semble inviter à un dialogue muet, un dialogue des âmes. Scrutant leurs yeux, j’y vois une sorte de reproche, un appel, d’où germe la tristesse ou même l’inquiétude. Absorbé parfois dans l’examen de ma substantielle collection, pris par une muette et interminable conversation avec sa mystérieuse population, je perds la notion du temps.

Leur pose statique, ajoutée à la technique photographique de l’époque, souligne encore plus fortement leur tension intérieure. Comme si toute leur force d’âme, montant des profondeurs de leur être, s’accumulant, se figeait dans leurs yeux, dans l’expression de leur regard. À travers ce regard, on commence à sentir le secret d’une vie étrangère à l’égal d’une part de sa propre vie.
La tristesse nostalgique qui demeure au fond de ces traces de vies enfuies crée un pont entre le passé et le présent, par quoi se réalise - et là réside la découverte stupéfiante de la photographie - le lien visuel entre les vivants et les morts
.

Le contexte explique mon attachement t à la composition statique. Au portrait "à bout portant". À l’homme en état de paix extérieure, mais de tension intérieure. Tout comme à sa position centrale. Seul l’objet ainsi représenté peut en même temps faire mouvement vers le fond du tableau et, inversement, aller au fond de nous, vers l’espace de notre mémoire. À partir de cet endroit seulement, les yeux du personnage trouvent le contact magnétique le plus prompt, le plus direct, avec ceux de son interlocuteur - ceux du spectateur.
Je vois un rôle sémantique fort dans l’élasticité de l’espace où se trouve placé le personnage, dans son étendue, sa qualité. Plus il y a de "vide"autour du héros, plus l’effet qu’il induit par la pensée associative est riche de sens. Poussant ma réflexion dans cette direction, je m’efforce de ne pas charger l’espace - le milieu d’habitation de mon héros - par le concret des objets usuels, par une perspective linéaire, mais de le saturer par la diversité de la facture et par les nuances tonales, ceci afin d’obtenir – tentative vaine le plus souvent - la vibration de l’espace, du mouvement, celle qui naît par exemple de l’observation prolongée d’un ciel profond. Quand cet effet se réalise, c’est un succès, qu’a précédé un long processus de préparation de la toile (ou du papier). À force de couches successives et de lissages réitérés s’élabore la microstructure de la surface sur laquelle, à un moment donné, apparaît l’objet - à l’instar de l’image qui se révèle au développement de la photo. Surgie du néant
.

J’ai la conviction que l’art du XXe siècle va se développer dans cette direction. Car il reflète l’état tragique du monde et de l’homme dans le monde. Le paradoxe, en effet, c’est que l’incroyable progrès réalisé en matière de communication et d’information de masse, jusqu’à réduire notre planète aux dimensions d’une grosse sphère, n’a abouti qu’à défaire encore davantage des liens entre les hommes, laissant chacun en particulier dans la plus grande solitude qui fût jamais.

Et si l’hypothèse de DOSTOIEVSKI selon laquelle "la beauté sauvera le monde" n’est pas de l’optimisme naïf, alors elle ne se réalisera que par la compréhension du caractère tragique du monde, par lequel l’homme vit sa solitude. Les artistes sont des êtres doués d’imagination, eux seuls sont capables de voir et d’affirmer au milieu du drame une vision humaniste. C’est apparemment sur quoi le grand écrivain russe fondait ses fragiles espoirs.

BORIS ZABOROV

Boris Zaborov, est né à Minsk (Biélorussie) le 15 octobre 1935. Après des études et une vie de surface de 1962 à 1980 en Russie avec un succès certain. Mais en 1980 il décide de tout recommencer, sa vie et sa peinture. Il s’établit à Paris où il vit et travaille. Il est à la fois peintre, dessinateur, sculpteur, et décorateur de théâtre (costumes et décors d’Amphitryon de Molière, de pièces de Lermontov et de Tourgueniev, pour la Comédie Française, illustrateur de livres. Ainsi un peintre formé en Russie, redevenu un autre en France pouvait seul entreprendre ces voyages au bout des nuits.

Hanté par la forme de la photographie, celle qui sourd du passé avec son poids d’histoires non dites, il en explore la technique et toutes les trames. Il transposera plus tard dans sa peinture cette recherche du temps perdu. Et sa peinture dorénavant rendra compte d’êtres anonymes ayant jadis existé et qui nous fixent maintenant.
Exigeant et sauvage, épris d’éthique, Zaborov se fait le passeur de la poussière, des traces de l’humain qui demeure, malgré la destruction du temps.
Ses expositions sont nombreuses (Paris, Tokyo, New York, Vienne…). Mais ce sont ses rétrospectives aussi bien à Moscou, qu’à Saint-Pétersbourg et surtout Minsk qui lui importent.