Bornéo : Terra Incognita

Lorsque j’ai découvert l’île pour la première fois, j’avais le sentiment que Bornéo était une terre inconnue des français, comme d’ailleurs presque toute l’Asie du Sud-est à travers notre Histoire. Je le savais déjà. Si l’on voulait découvrir l’art des peuples Dayak, les “Peuples de l’intérieur” de l’île, il valait mieux, il y a quelques décennies, faire un saut au Musée de Budapest plutôt que de venir inhaler la poussière des vitrines sinistres d’un musée parisien ! Heureusement les choses changent. L’entrée des “Arts Premiers” au Louvre est un événement. Elle montre surtout que les « Arts primitifs » ne se bornent pas à nos ambitions de « colons » mais qu’ils existaient, depuis l’aube du temps. C’est pour cela qu’ils sont « premiers » dans toutes les parties du monde.

Il va falloir surtout remettre en perspective que les arts –et la vie- des ethnies fondamentales de l’Asie du Sud-est occupent une place essentielle, aussi bien dans les arts que dans le monde de l’ethnologie. C’est à mes yeux le cas du Vietnam, des Philippines, de la Nouvelle-Guinée, de Bornéo et de nombreuses îles de l’Indonésie actuelle : Sumatra, les Moluques, les Célèbes, Timor, Lombok, etc.… Lorsqu’on arrive à Bornéo, déjà fasciné d’avoir vu, par le hublot, les incroyables méandres des fleuves, je conseillerai de ne pas passer ses journées au bord de la piscine d’un hôtel mais de partir pour remonter les fleuves gigantesques, d’aller rencontrer des Dayak qui vivent encore dans leur Longues Maisons. Bien que les sangsues soient les redoutables gardiennes des sentiers de la Forêt de la Pluie, on découvrira les « hampatong » ou statues fichées en pleine terre, grandes statues de protection, les « Dieux du riz » protégeant les « ladangs », ces champs de riz faits sur brûlis qui n’ont rien à voir avec les rizières de Thaïlande, puis les Ikats rituels tissés par les femmes, les « Pua Kumbu» qui accueillaient les têtes coupées ou encore, sur les berges, les extraordinaires « Sandongs » qui accueillaient leurs ancêtres, lors de leur seconde mort.

Ce qui frappe ici, c’est qu’il n’y a pas de différence entre l’objet utilitaire, l’objet d’art ou l’objet rituel. Peut être parce que le mode de vie des Dayak a toujours été « écologique ». C’est-à-dire que pour vivre et survivre depuis l’aube des temps, ils se sont ancrés dans le rythme, avec elle et entre eux, dans tout le détail des relations codifiées, du partage des tâches entre hommes, femmes, enfants, entre communautés de village, etc. C’est ce rythme de vie qui a scandé les rituels, les mythologies, les dieux, les protections. Tout geste quotidien était soumis aux rites. Mais n’était-ce pas au fond la même chose dans nos campagnes, il y a très peu de temps ?

L’art Dayak est l’un des plus complexes qui existent et, selon les communautés, l’un des plus variés dans les styles et les morphologies. Bornéo ne représente, en superficie, qu’une fois et demi la France, mais entre les ethnies, Iban, Bidayuh, Selako, Melanau, Kayan, Kenyah, Orang-Ulu, Bahau, etc.…, il y a autant de différence qu’entre les différentes ethnies africaines. C’est peu dire.

Enfin, pour rajouter à la complexité, il faut rappeler que l’Asie, depuis l’aube des temps, fût d’abord le lieu des échanges. Une jonque chinoise pouvait se hasarder à remonter un grand fleuve (qui peut aller jusqu’à 20 mètres de fonds) et les marchands attendaient que les Dayak viennent fouiner, proposer leurs produits (de l’or aux nids d’hirondelles) et ils repartaient avec des gongs, des jades, des jarres, de la soie. Mais en les emportant, ils emmenaient aussi des mythes : celui du Dragon, par exemple, qui, pour eux, avait changé de sexe en traversant la mer de Chine du Sud !

L’art des Dayak mérite d’être mieux connu et conservé. Ceci est, à mes yeux, préférable au fait de voir d’anciennes statues brûler dans la déforestation ou pourrir dans l’eau fétide des mangroves, ce que j’ai pu constater plusieurs fois.

Henry Lhong