Brassaï
Les graffitis de la nuit
« C’est poussé par le désir de traduire en image tout ce qui m’émerveillait dans ce Paris nocturne que je devins photographe »
Brassaï est à la fois le piéton nocturne des rues de Paris, le révélateur des « mains positives » du passage des hommes que sont les graffitis sur les murs, le compagnon des surréalistes, l’ami profond de Picasso, de Prévert, d’Henry Miller et d’autres.
Il est tout cela à la fois et avec sa tendresse, son humour, son compagnonnage avec la faune interlope de voyous, de prostituées, mais aussi de tant de baisers amoureux captés avec amour, sa longue pérégrination le long des trottoirs nocturnes et les réverbères pour saisir la danse lente de la lumière.
Il est le photographe avec une intense passion amoureuse, et il réalise une sorte de « Chanson du Bien aimé » sur sa chère ville adoptive de Paris, sur ses amis, sur les femmes. Il ouvre les yeux de son appareil photographique pour nous dire l’amour à vif, l’amour de la vie, des gens de toutes sortes, intellectuels ou malfrats, femmes muses ou fleurs de trottoirs.
Ses images sont une forme poétique, l’amour en résumé, l’amour en bref celui du temps de l’obturateur, la tendresse en oriflamme.
Il dérive de rue en rue, il tourne dans les rues de réverbères en réverbères, d’ateliers de peintre en bordels, et l’inattendu surgit, les choses et les êtres que l’on n’avait pas su voir sont là présents, vivants.
On peut fermer les yeux et ne les ouvrir que sur ces images et tout le monde des années trente se met à circuler en nous et l’éternité s’élance des corps de femme qu’il sculpte sensuellement avec ses images et son désir.
Il ne traverse pas les paysages et les gens, il les rend charnels, réels dans une chorégraphie de l’amour du monde.
Son instinct, sa patience, font qu’il capte ce qui ne sera plus jamais le passé qui flotte, mais pour nous toujours un présent à portée. Il nous semble entendre les conversations à peine ébauchées, les tintements des verres, le bruit des lits des hôtels de passe, les messages mystérieux des graffitis murmurés à nos yeux pour nous dire que la nuit est mystère.
Rarement des images d’un photographe donnent cette impression d’être chez nous dans son monde, d’avoir connu cette époque qui se fond dans nos mémoires fantasmées. Là Picasso sculpte sous nos yeux, là Henry Miller dérive dans ses pulsions, là Kiki du cabaret aux fleurs se noue avec son accordéoniste, et l’allumeur de réverbères qui passe allume tous nos souvenirs.
Dans les images de Brassaï une mer s’ouvre et laisse à vif les rues et les hommes.
Celui que son ami Henry Miller avait appelé « l‘œil de Paris » était autant un photographe d’avant-garde que celui devenu auteur à succès commercial du cœur de Paris.
Il sera le photographe le plus renommé de la période entre les deux guerres.
Il a su autant être le plus célèbre explorateur du ventre caché de la ville de Paris la nuit, que le révélateur des peintres. Sa relation durable avec Picasso en particulier a donné de nombreux portraits célèbres de l’artiste.
Sa série de photo- livres des graffitis de Paris a également eu une influence considérable sur le surréalisme et l’art brut.
Il aura joué un rôle de première importance dans l’évolution de la photographie au XXe siècle.
Une conversation avec la lumière
C’est la hantise et le désir de l’homme de laisser une trace indélébile de son éphémère passage sur cette terre qui donnent naissance à l’art. Brassaï.
Dans une interview en avril 1970 avec Tony-Ray Jones Brassaï parle de sa vie ainsi :
« Je suis né en Transylvanie en 1899. Mon père était professeur de littérature française. Il a vécu à Paris qu’il aimait tant, et il a étudié à la Sorbonne. Quand j’eu cinq ans, mon père me fit venir avec ma famille à Paris pour un an.
Je me souviens parfaitement de cette année magnifique. Mon père me disait toujours que je devrais vivre à Paris, il me le disait même quand j’étais tout petit.
Mais comme nous étions en période de guerre entre l’empire Austro-Hongrois et la France et que j’étais hongrois, je n’ai pas pu venir à Paris. Je partis à Berlin en attendant et à Berlin j’ai rencontré Kandinsky et le groupe Sturm.
Je devins donc peintre. J’avais appris la peinture à l’École des Beaux-Arts de Budapest et ensuite à Berlin.
Je n’ai pas beaucoup réalisé d’œuvres en ce temps. J’étais admis pour deux ans.
J’ai intégré l’académie de peinture de Berlin en 1921 et plus tard je suis enfin arrivé à Paris. Je n’ai plus peint pendant cinq à six ans, car la vie était trop passionnante et je l’ai vécue pleinement et ardemment.
J’ai fait un peu de journalisme, écrivant pour des journaux allemands et hongrois pour survivre. En 1930 j’ai commencé la photographie et en 1931 j’ai publié mon livre Paris la nuit. »
Voici comment Brassaï raconte ses premières années à Paris.
Il suffit de préciser qu’il était né Gyula Halász, le 9 septembre 1899 à neuf heures du soir, dans la ville de Transylvanie de Brassó dans les contreforts des Carpates.
L’année sabbatique 1903-1904 de son père à Paris le marquera profondément.
Et il sera un amoureux éperdu de Paris.
Il a été formé comme peintre à Budapest auprès du peintre hongrois Janos Mattis Teutsch, puis à Berlin où il est également journaliste.
Il s’installe à Paris en 1924 et c’est à Paris qu’il a changé son nom en Georges Brassaï, qui signifie « de Brassó ».
Seul, il apprend le français en lisant les œuvres de Marcel Proust.
Il se tourne vers la photographie pour documenter ses articles et tombe amoureux de cette forme d’art. Pourtant il se destinait à l’origine à devenir professeur de dessin.
Alors qu’à l’âge de vingt ans il n’avait pas pris une seule photographie, il commence vraiment en dérivant bien des nuits dans Paris et « en voyant beaucoup de choses ».
Il a voulu rendre ses expériences et chercher le meilleur outil pour cela.
Ce ne pouvait pas être la peinture ou le dessin, ce sera la photographie en 1930 sous l’influence d’André Kertész, mais aussi par le peintre des clairs-obscurs Georges de la Tour. Ainsi il pouvait transcrire les choses cachées, la nuit à pas feutrés, la lumière enclose.
« Dès l’instant où j’ai réalisé que l’appareil photo était capable d’immortaliser toutes les beautés du Paris nocturne dont j’étais tombé passionnément amoureux lors des pérégrinations de ma vie de bohème, faire des photos n’était plus pour moi qu’un plaisir »
La nuit, il s’aventure dans le monde de la nuit à la fois désert et peuplé de bien étranges créatures.
Il va vers les rues sombres, les monuments qui ne semblent vivre qu’après la tombée de nuit et aussi ces gens qui émergent alors - les prostituées, les balayeurs de rue, les mendiants réfugiés dans les couloirs du métro, les chiffonniers, les noctambules, les voyous, les marginaux.
Ses photos presque candides les capturent avec empathie, fraternité. Il semble être des leurs.
Appareil photo à la main, il parcourt les rues et les bars de Paris principalement la nuit.
Il côtoie aussi l’élite culturelle de Paris et compte entre autres amis : Miller, Picasso, Sartre, Camus, Prévert, Desnos, Cocteau, Reverdy, Michaux, Fargue, Queneau.
Il est un acteur important des « Années Folles à Montparnasse » et s’est approché de la nébuleuse surréaliste.
La notoriété arrive vite et en 1932 il est déjà très célèbre et travaille à la revue surréaliste Le Minotaure.
Il rencontre alors Picasso qui lui demande de photographier ses sculptures.
Les années 1932-1933 sont ses années charnières, fondatrices.
En 1937, il commence à travailler pour “Harper’s Bazaar” jusqu’en 1962, date à laquelle il abandonne la photographie pour se consacrer à la réimpression d’œuvres originales.
Il reprend sa carrière de journaliste à Paris, facteur décisif dans son orientation vers la photographie.
De 1943 à 1945, l’occupation allemande l’empêche de travailler en tant que photographe, surtout à cause du couvre-feu, et son refus de collaborer avec eux. Il part quelque temps dans le sud de la France.
Puis il revient et il multiplie les collaborations avec les autres artistes et les écrivains, surtout Prévert et Picasso, – théâtre, cinéma, écriture.
En 1943 il commence de photographier les sculptures de Picasso.
Son ami Picasso l’a encouragé à revenir au dessin, ce qu’il fait en 1944, et la sculpture plus tard.
Il était aussi un écrivain accompli, et peintre.
Brassaï a écrit dix-sept livres et de nombreux articles, dont en particulier Histoire de Marie, publiée avec une introduction de Henry Miller et réalisa les décors photographiques pour des pièces de théâtre dont Phèdre de Cocteau.
« Le ciel m’a donné, ou plutôt infligé une personnalité dotée de plusieurs dispositions innées à peu près équivalentes, dont chacune revendiquait ses droits. »
En 1945 il rencontre Gilberte-Mercédès Boyer qu’il épousera en 1948.
En 1956, son film tourné au zoo de Vincennes, Tant qu’il y aura des bêtes, gagne un prix à Cannes.
Sa carrière de Brassaï photographe reprit après la guerre et a continué à travers la fin des années 1960, et comprend des travaux de périodiques, Harper Bazaar, Picture Post, et magazines surréalistes tels que Verve et Minotaure.
La seconde moitié des années 40, avec son mariage et sa naturalisation, marque le début d’une nouvelle vie. Dans les années 50 et au début des années 60, il voyage beaucoup et surtout topographie ses célèbres graffitis.
Sa renommée devient alors internationale en particulier aux États-Unis où il se rend en 1957.
Son livre Entretiens avec Picasso est traduit dans le monde entier et l’artiste est reconnu partout.
A la fin de sa vie, il revient beaucoup à l’écriture et à la lecture, avec une attention particulièrement marquée pour l’œuvre de Proust.
Il décède le 7 juillet 1984, à Beaulieu-sur-Mer.
Il est enterré au cimetière du Montparnasse à Paris.
L’amant de la nuit
J’aime le naturel: c’est que la personne vous regarde franchement. Le regard est ce qui est le plus important dans un visage. Il y a une espèce de solennité, de solitude quand on regarde un objectif. C’est presque de la sculpture.
Brassaï, sorte de chauve-souris ne sortant que les soirs pour photographier Paris pendant la nuit des mystères et des confusions, pour saisir dans le filet à papillons de nuit de son appareil photo toutes les créatures qui émergent à ce moment. Ses images ne sont pas un reportage sur la vie nocturne et ses parias ou ses oiseaux de nuit, mais un roman des inquiétudes, des passions plus ou moins avouables, des peurs ou des joies aux heures blêmes.
Ses images sont un reflet « ainsi que les hommes vivent ».
Les cafés, les hôtels de passe, les bordels, les couples interlopes, les toxicomanes opiomanes, les prostituées, les amoureux aussi, les bandes de malfrats, les rues désertes qui luisent sous la pluie et la brume et surtout le vide des êtres dressent un tableau à la Prévert d’un monde populaire ou d’artistes.
« J’étais à la recherche de la poésie du brouillard qui transformeles choses, de la poésie de la nuit qui transforme la ville, la poésiedu temps qui transforme les êtres... »
Sans cesse reviennent des thèmes récurrents, obsessionnels
"Ce que j’aime, c’est les photos où il y a un sujet très simple qui, par une saisie particulière, devient un objet de luxe. Moi je ne suis pas reporter. L’actualité ne m’intéresse pas. La vie quotidienne est plus bouleversante."
Brassaï a toujours été convaincu que l’on est vraiment un photographe non pas en étudiant exclusivement la technique photographique, mais en s’imprégnant de culture : « On ne photographie pas seulement avec ses yeux, mais avec sa propre intelligence. ».Certes il soigne la composition et la structure de ses images, mais il les remplit principalement de « la vie des choses humaines. ».
Ce souci de mise en place lui vient de son art de peindre et de la clarté héritée de son maître spirituel Goethe.
« J’ai toujours tenu la structure formelle d’une photo, sa composition, pour aussi importante que le sujet lui-même…Il faut éliminer tout ce qui est superflu, il faut diriger l’œil en dictateur. »
Il est sculpteur en images, et met en scène des volumes modelés par l’ombre et la lumière.
Les cadrages sont très travaillés et il passe parfois des heures avant de prendre un cliché.
Le mouvement ne vient pas de ses sujets qui sont statiques, mais du rythme du clair-obscur de la scénographie de l’exposition et du rythme des courbes, des formes et des lignes.
Il travaille souvent plutôt en gros plan.
Ce que veut Brassaï c’est avant tout capter une atmosphère, redonner une réalité sublimée, décalée.
L’unité dans les photographies de Brassaï provient del’utilisation du noir et du blanc et au regroupement par thèmes.
Brassaï se réclame des écrivains comme Proust et Goethe et veut se détacher de tout romantisme.
Il aspire à une certaine objectivité dans ses images.
Il attachait une grande importance au travail de ses images réalisant lui-même le développement et le tirage.
Compagnon de route des surréalistes, avec sa participation à la revue Minotaure, il n’en partage pas tous les dogmes :
« Le surréalisme de mes images ne fut autre que le réel rendu fantastique par la vision.
Je ne cherchais qu’à exprimer la réalité, car rien n’est plus surréel... Mon ambition fut toujours de faire voir un aspect de la vie quotidienne comme si nous la découvrions pour la première fois. »
Même dans sa série des graffitis il ne réfugie pas dans une sorte d’écriture automatique des images en laissant l’inconscient le guider, il va vers les origines de la représentation, vers l’art premier.
Brassaï tente de faire surgir du réel son émanation poétique. Le contact de la réalité, celle de la rue, celle des gens, celle de ses compagnons de démarche nocturne, André Kertész bien sûr, Henry Miller, Jacques Prévert, Blaise Cendrars ou Léon-Paul Fargue, fonde sa recherche poétique.
Il fut le premier à consacrer autant d’images à cette odyssée de la nuit, lui le « flâneur nocturne ». Il aura débusqué tous les coins et les recoins de Paris, et il a tressé la légende de cette ville.
Il y a en lui une symbiose entre l’écriture et la photographie, l’un nourrissant l’autre. Lui l’autodidacte en photographie a su bâtir une œuvre abreuvée à tous les arts.
Paris belle de nuit Paris belle de jour, Paris insolite, mais aussi avec ses travailleurs des halles, ses cirques, ses prostituées, ses bandes de voyous, ses sans-abri, ses jardins et ses quartiers chauds, les Folies Bergères, les berges de la Seine.
«Je m’intéresse à trop de choses. C’est un drame».
Non cher Brassaï c’est une révélation.
Alors tout devient illuminé.
Henry Miller dit de lui qu’il est un « œil vivant ». Entre reportage et vision poétique, Paris devient un décor de théâtre où prédomine le sujet sur le cadre.
Obsédé par la vérité des êtres et de la matière, il s’intéresse aussi aux graffitis gravés sur les murs :
« Le surréalisme de mes images ne fut autre que le réel rendu fantastique par la vision ».
En fait il traque l’écorce du réel et finit par en détourner le sens, pour l’entraîner vers le rêve ou l’insolite.
Ainsi dès 1939 il va vouloir percer le secret des graffitis laissés comme traces de l’inconnu qui passe près de nous.
Autant que la beauté secrète du réel, Brassaï s’intéresse comme l’ami Prévert au contenu social de la ville.
Mais aussi il demeure un amoureux exalté des formes féminines comme son ami Picasso.
On se demande parfois si la vie a un sens... et puis on rencontre des êtres qui donnent un sens à la vie. (Brassaï.)
Brassaï est autant un immense photographe qu’un intarissable conteur.
Brassaï est un être passionné, un être intense et lumineux.
Brassaï en impose à la nuit.
Il demeure le jeteur de sorts de l’imaginaire et ses images sont les graffitis des grottes de nos rêves.
Il est notre allumeur de réverbères.
« Entre vivant et intemporalité » est le titre d’une de ses images, c’est aussi celui de toute son œuvre.
Gil Pressnitzer
Toutes les photos sont copyright © Brassaï
Bibliographie très partielle
- Paris de nuit (1932) Flammarion; Nouv. éd 2004.
- Brassaï, pour l’amour de Paris, Flammarion 2013.
- Voluptés de Paris (1935),
- Paris secret des années 30 (1976)
- Brassaï l’universel 1899-1984, Taschen 2008
- Marcel Proust sous l’emprise de la photographie, 1984
- Conversations avec Picasso, Gallimard série Blanche 1997
- Graffiti, Flammarion 2002
- Brassaï: Le flâneur nocturne, Sylvie Aubenas Livre d’art, 2012
- Voyage aux États-Unis, 1957, Flammarion 2011
- Transmutations, 1967- Brassaï, Photo poche Actes Sud 2010