Charles Harbutt

L’architecte du hasard

« Si vous voulez pouvoir juger si une photo est bonne, demandez-vous si la vie est comme cela. La réponse doit être oui et non, mais surtout oui » Charles Harbutt.

Charles Harbutt est à la fois le photographe de l’instant, celui qui pactise avec l’éphémère et le hasard, et l’architecte qui compose méticuleusement les structures de ses photos. Et surtout celui qui mêle les deux et invente un nouveau photo journalisme qui ne sacrifie pas la forme pour le sujet. Ses influences sont les maîtres du noir et blanc comme Walker Evans, Cartier-Bresson, et Robert Frank.

Cet hymne au voyage intérieur au travers de la vie urbaine est attentif à ce qui passe et ce qui semble durer. Sa fascination tout à la fois pour des bâtiments immuables et la fumée ou les graffitis des murs, est étrange et rare chez un photographe. Cela doit provenir de sa carrière d’écrivain qui joue à la fois sur l’irruption de l’inspiration, et la construction de ses phrases.
Trop épris de la vie immédiate, il tient en laisse le formalisme photographique, sachant que ses recherches, comme ses romans photo mis en page scrupuleusement en juxtaposant des images qu’il affectionne dans les années 1970 et 1980, s’ils sont des nouveautés aujourd’hui deviendront l’académisme de demain, car ils seront copiés et recopiés par d’autres.

Il a vécu la crise des reportages photographiques, la fin de cette mythologie du héros-photographe à la Robert Capa, et il a fini par ne plus croire « à cette forme de publicité d’un événement », de toute façon concurrencée par les télévisions et maintenant par les réseaux sociaux.

Il a voulu rester un témoin, mais celui des petits faits de la vie, des voyages intérieurs. Il a voulu regarder autour de lui, et non plus sur les champs de l’actualité.
Ce monde du quotidien s’est ouvert à lui avec ses ombres, son absurdité parfois, ses buildings, ses pauvres gens, ses scintillements du hasard.

Et il le restitue sans esthétisme, subjectivement. Il ne le métamorphose point, il le rend palpable tel qu’il est avec nous ou sans nous.

Il devient comme on l’a dit « un rapporteur de formes », (Jean-Calude Lemagny, Le Monde), architecturant seulement le hasard en images transmissibles. Dans ce qu’il montre des chemins possibles, des rencontres, des socles de présence. Ainsi il est fasciné par les villes modernes, avec leurs nouvelles statues offertes aux nuages, ces architectures de verre et d’acier. Pour lui elles ont leur beauté intrinsèque qu’il traduit comme un long poème.
Mais il sait aussi montrer comme dans son livre au titre amer et ironique de Progresso l’échouage de l’espoir des gens au Yucatan. Et le progrès n’est que le désarroi des pauvres gens. Il y a aussi cette solidarité parfois, et ce sourire d’un enfant aveugle et qui tente, sans le savoir d’attraper un rayon de lumière, qui fait encore croire en l’humaine condition.

Charles Harbutt est le conteur des rêves écaillés, des murs lézardés comme les gens, du béton gris, des affiches qui battent au vent.
Il est essentiellement le maître des angles brusques, mais aussi d’un instant de poésie lyrique arrachée à un mur griffé d’affiches déchirées, un reflet, des lumières striées dans un train sur un visage, des ballons qui s’en vont flottant, la mer comme un vieux tableau. Il alterne les recherches et le retour aux formes traditionnelles.
En fait comme pour les meilleurs, c’est la condition humaine qu’il essaie de rendre dans ses clichés, depuis les enfants aveugles, jusqu’aux passants entrevus, et aux bâtiments éclairés par nos regards.

L’objectif photographique dépend de la nature du milieu. La photographie est le seul média qui naît et est déterminé par le réel, et l’espace-temps. C’est la collision entre un homme, un appareil photo et la réalité. (Charles Harbutt ).

Il a pressenti avant la plupart le changement nécessaire de la photographie, qui ne pouvait continuer à être le vecteur « utilisé pour vendre le ketchup, les politiciens, les attitudes sociales, les magazines, les soutiens-gorge, les tournevis, même des livres et des sculptures. » (Conférence en 1970 de Charles Harbutt.)

Il a voulu une autre route, non pas pour rattraper l’art moderne, mais pour dire le monde vivant.
« Une photographie est une délimitation bidimensionnelle de la réalité visuelle faite avec un appareil photo ».
La photographie est pour lui instinctive et existentielle. Il est tout simplement un photographe concerné par la complexité de la vie, « inconcerné » par ses fausses apparences.

Les images de Charles Harbutt sont le roman grave de notre siècle.
Toutes les photographies ici montrées, en basse définition, pour illustrer cet hommage, sont sous copyright Charles Harbutt, tous droits réservés.

Le sens d’une vie

Je suis devenu journaliste parce que je voulais voir par moi-même ce qui se passait dans le monde. En fait, les photographes voient et vivent au travers de ce qu’ils montrent, je me suis donc senti tel un historien au front, figeant sur papier l’instant présent pour la postérité…
Mais rapidement, j’ai senti qu’il me manquait quelque chose. Quid de toutes ces choses simplement amusantes ou curieuses ou tout bonnement là, triomphalement et extraordinairement présentes ? Ou encore inutiles, banales, pêle-mêle ? En d’autres termes, ce que je vois vraiment au quotidien. J’ai donc aussi beaucoup photographié ces choses-là
. (Charles Harbutt).

S’il est né le 29 juillet 1935, Charles Harbutt est né à la photographie, en 1956. Il était pourtant né myope et avec une assez mauvaise vue, et le monde lui est apparu flou et riche de méprises, mais aussi d’émerveillements : je croyais voir un ours, c’était maman avec un manteau de fourrure. Cela va orienter sa vision du monde :
Depuis ces jours-là, les images ont contenu deux types de magie pour moi. Certaines sont une ressemblance d’un temps et un lieu, crédible au moins pour moi. D’autres sont comme des mirages. Leurs formes font suggérer des choses qui n’étaient pas là, un contenu différent de leur sujet.... Je peux encore récupérer les possibilités floues du monde, j’ai vécu en tant que petit garçon. Charles Harbutt, autobiographie.

Il fut avant tout un écrivain pendant longtemps, car il va vouloir écrire pour les journaux, même si c’est par ses images qu’il a acquis sa notoriété. Il a grandi dans le New Jersey, à Teanek. Le photo club local, puis la Marquette University dans les années 50, furent ses seuls enseignements techniques.
Après des études de journalisme, il s’aperçoit de ce mensonge d’écrire, par exemple sur le Japon, sans jamais y être allé, ni avoir pris des images. Il quitte alors les mots pour les images. Et gagne sa vie par du photo reportage en free lance pour des magazines comme Life, Stern ou Paris Match.
Fasciné par l’architecture des grands bâtiments qui semblent dominer l’homme, il obéit à son profond besoin d’utopie en allant célébrer, en 1959, la révolution cubaine. Il est à La Havane, deux jours avant Fidel Castro !
La suite de l’histoire a dû fortement refroidir ses enthousiasmes.
Il entre dans la fameuse agence photographique Magnum en 1963. Il en deviendra à deux reprises le président, en 1970 et 1976. Il est le responsable de ce reportage documentaire qui va secouer les États-Unis, America in Crisis.

Aussi pendant les vingt premières années de sa vie photographique, il est avant tout un photo journaliste et travaille pour les plus importants magazines. Il va au Japon, en Europe, au Moyen-Orient pour la guerre des Six Jours, et surtout observe la crise qui s’installe dans les valeurs américaines dans son propre pays. Il documente aussi Woodstock et les Panthères Noires ce qui lui attire des ennuis policiers. Il est aussi marqué par ce qu’il découvre au Yucatan et à Vera-Cruz, au Mexique (1982).
Militant, engagé avec une soif de justice en lui il couvre les événements en se situant toujours à hauteur d’homme, loin du spectaculaire. Il n’est pas celui qui simplement déclenche, il réfléchit, il interroge.
Il a été un photographe engagé, un militant, luttant par ses images contre la guerre au Vietnam et l’injustice sociale.

La reconnaissance est venue pour lui, car il est un photographe étrange en fait, surprenant toujours.

Mais il se lasse de cette approche du monde et se tourne vers « les profondeurs de son monde intérieur. Son livre Travelog en est le reflet.
En 1981 il quitte l’agence Magnum pour s’explorer lui-même, pour connaître le monde par soi-même, mais aussi pour dénoncer la dérive commerciale de l’agence.

Je suis devenu journaliste parce que je voulais voir par moi-même ce qui se passait dans le monde.
Je voulais prendre des photos représentant d’authentiques expériences du monde tel que je le voyais. Je voulais pouvoir dire, ne serait-ce qu’à moi-même, qu’elles étaient vraies... J’ai donc rangé mes cartes de presse dans un tiroir et suis parti dans un pays où je me sentais bien, mais dont je ne parlais pas la langue : le Yucatan...
L’histoire peut appartenir à chacun d’entre nous, pas seulement aux rois et aux magnats du pétrole, aux papes et aux généraux (dont je n’ai jamais pu retenir les noms et les dates). J’ai décidé de ranger mes cartes de presse, accès privilégié, et de photographier pour moi. En tant que journaliste, j’ai voulu rendre compte de la vie de tous les jours pour quelqu’un qui regarde à hauteur d’homme
. (Charles Harbutt, aux Rencontres d’Arles en 2004)

Il essaie dorénavant de débusquer les merveilles et les hasards du quotidien dans la banalité du monde.

Il a rompu avec toute la tradition humaniste des Walker Evans, Eugene Smith, Harry Callahan, pour aborder des voyages dans la recherche des instants magiques.

Bien qu’aucun livre de lui ne soit disponible en français à l’heure actuelle, il est considéré comme l’un des plus grands photographes américains contemporains, à l’égal d’un Lee Friedlander ou de Diane Arbus.

Son travail a été exposé au MoMa de New York, au Art Institute de Chicago, à la Bibliothèque Nationale et à la Maison Européenne de la Photo, à Paris, à la galerie Corcoran, à l’institut des Arts de Chicago, et à Beaubourg.

Ses œuvres majeures et ses archives ont été acquises en 1997 par le Centre pour la Création Photographique de Tucson, Arizona. En 2004, il fut invité d’honneur de Visa pour l’Image à Perpignan. Et en 2005 à Niort.

Il a aussi à cœur d’être un passeur, et il est un éminent enseignant. Il a été nommé professeur à temps complet à la Parsons School of Design à New York, en 1999.

La petite boîte noire magique permet de laisser, dans un petit chemin et pendant une courte période, son propre temps et son propre espace et d’occuper un autre temps et un autre espace. (Charles Harbutt)

Le révélateur de l’inattendu dans le banal du quotidien

Que le monde est beau, quel dommage que je doive mourir. (Charles Harbutt citant un voyageur).

« La réalitéest sans adjectif, elle est juste. Le problème de la photographie est de voir le monde réel tel qu’il est réellement. À certains égards, tous les photographes doivent devenir des hommes des cavernes. Ou des étrangers. Ou des enfants. » (Charles Harbutt).

Éminent membre de Magnum, il aurait pu n’être qu’un très grand reporter, celui qui a vu et le raconte, mais cela le laisse insatisfait. Il réfléchit aux limites de la condition de photo reporter et préfère regarder autour de lui et voir les formes du monde comme elles sont avec leur face de lumière et leur face sombre. Dans l’épiphanie de l’instant, sans interprétation préconçue, attentif avant tout à l’humain. Voir les choses quand on ne les regarde pas, comme elles vivent sans nous, c’est ce chemin qu’il va prendre après des années de photo journalisme.

Donc aux antipodes du reportage classique.

Il pose les bases de la nouvelle photographie.

Et il va aller débusquer la beauté poignante cachée au cœur de la médiocrité, de la banalité.

Sur les affiches déchirées, sur les ombres sur les piliers, sur les silhouettes à peine découpées dans les gratte-ciel. Il émane un mystère de ses images.

Une lumière étrange sur un personnage, une fumée qui s’élève comme un message, des affiches murales qui racontent un déchirement de l’histoire, le passionnent plus dorénavant que les événements spectaculaires du monde.
L’infiniment ordinaire révèle pour lui plus du sens de la vie que les drames. Le caché des choses il le regarde, avec humour parfois, avec tendresse toujours.

Pour cela il a rangé sa carrière de photo journaliste au placard, pour aller à la rencontre du réel.
Les yeux fermés sont l’état du rêve; alors des visions intérieures sont possibles. Lorsque les yeux sont ouverts, une prise de conscience des rêves et de la vie intérieure est encore possible, mais la conscience du monde extérieur n’est possible qu’avec les yeux ouverts. Et donc, toute l’expérience de la vie n’est possible que lorsque l’on est éveillé et avec les yeux ouverts, dans les rues du monde. (Charles Harbutt, Travelog).

Lui l’homme ordinaire va vers le hasard et la beauté pris au piège de l’image quand on sait regarder au fond du quotidien, à hauteur d’un passant ému.

« J’ai tenté de montrer à quoi ressemble la vie d’aujourd’hui pour un homme ordinaire. J’ai marché et marché et regardé et vécu.»

Et sa façon d’avoir connu le flou le pousse vers l’inversion des repères de la terre; mêlant le haut et le bas. Aussi il traite souvent de la fumée et des miroirs, comme s’il voulait « percer des trous dans les murs de la réalité ».
Pour lui la photo est éloignée de la composition classique, elle ne peut être prédéterminée, conceptualisée à l’avance. Il se laisse porter par l’inconscient et le spontané. Il est devenu un photographe de l’instinct.

Il est plus proche de l’improvisation du jazz que de la composition photographique :

« La photographie n’est pas de l’art, car l’impulsion de base du photographe est diamétralement opposée à l’impulsion de base de l’artiste... L’artiste tente de créer une existence nouvelle qui n’a jamais eu d’existence concrète avant lui et qui durera. Le photographetente de faire de cette existence nouvelle quelque chose qui préserve encore l’existence concrète, mais qui cessera d’exister encore ainsi dans l’instant suivant, ou le jour d’après ou l’année suivante... En effet une photographie est capable de préserver, comme la mémoire, la matière première, les données fondamentales de l’expérience de la vie d’un humain ou du moins ce qu’une personne a considéré comme inoubliable ».

Le moment photographique est pour lui ce moment ineffable où l’on appuie sur le déclencheur, et où l’image, non encore impressionnée se trouve encore à l’intérieur de l’appareil photo, déjà existante et pas encore réelle.

Cette émotion rapide, qui n’a pas eu le temps de s’altérer, est plus liée pour lui à l’acte photographique qu’à l’image finale.

C’est l’instant où l’on voit en soi-même, sans esthétisme, ni préjugé conceptuel.

Cette rencontre avec le hasard vivant, avant toute analyse, est pour Charles Harbutt la quête de la magie photographique.

Pour cela il se veut ouvert à la perception directe du monde extérieur, pour laisser la réalité être ce qu’elle est sans la transformer par ce que l’on pense, ce que l’on sait.
C’est cette matière première du monde, les expériences initiales, la mémoire de l’homme, que le photographe doit préserver, sans truquer ou interpréter. Ses intuitions ne l’éloignent pas de la technique, car ses images sont très sophistiquées en paraissant évidentes et simples.
Il a un style unique. Il capture de la vie, mais dans un très beau filet à papillons.

Il s’exprime sans recherche apparemment compliquée, directement, abruptement. Jamais il ne veut perdre son enracinement dans la réalité.

« Je ne vais jamais là où quelqu’un d’autre est allé ».

Il intègre le temps qui passe dans sa vision de l’image :
« La photographie est profondément liée au temps. Elle veut arrêter le temps. Elle veut prétendre à l’immortalité. Pour tromper la mort... Et si quelques photos de quelqu’un existent, tout de lui ne meurt pas. Nous pouvons récupérer quelques parties des moments de sa vie. Son vrai visage vit toujours dans l’image. »

Maintenant il se consacre à « l’histoire en images multiniveaux », sorte de romans-photos déroulant des histoires simples, mais dont l’illustration n’est pas narrative, mais déroule des flux, des niveaux symboliques.

Il ne montre plus ce qui s’est passé, et la mise en page doit faire des photos un tout signifiant, « une mise en page de sens pour son existence même. ». Ses recherches actuelles l’éloignent de la photographie traditionnelle, et le mènent plus vers l’allégorie. Mais il sait suivre encore le vol des mouettes le long des grèves et le rendre en images. Étrange étranger qui ne cesse de faire des allées et venues dans l’insolite, dans le réel.
Mais il est resté cet enfant qui s’émerveille encore et encore des interstices du hasard :

Je me rends compte maintenant que je n’ai jamais grandi. J’essaie toujours de faire ce que j’ai fait toute ma vie : essayer de voir ce qui se passe réellement dans le monde, y compris ses mystères et sa magie, ses filles et gâteaux au chocolat... avec glaçage à la vanille.(Charles Harbutt, autobiographie) Gil Pressnitzer

Site officiel : Charles Harbutt

Bibliographie

Publications en français

Progreso: Navarin Éditeur, Paris: 1986

Publications en anglais, sélection

Progresso, Archive Pictures, NYC, 1987
America in crisis, Holt, Rinehart & Winston, NYC, 1969
Travelog, MIT Press, 1974
Cuba Libre, 1959, Trolley Books, 2007
Departures and Arrivals, Damiani, 2012

En italien

Charles Harbutt: I Grandi Fotografi: Editoriale Fabbri, Milan, Italy: 1983