Charles-Pierre Bru

Les tables de la loi & le veau d’or de la matière

Par un livre « Esthétique de l’abstraction », Charles-Pierre Bru se penchait en 1955 sur « le problème actuel de la peinture » et en fait théorisait toute la démarche des peintres abstraits. Toujours actuels ses textes balisent toujours les chemins de l’abstraction, ses forces et ses limites. En 1975 un autre ouvrage majeur prolonge ses réflexions sur le devenir de la peinture : « Les éléments picturaux ».
Il aurait pu ne rester que le chercheur et le théoricien reconnu d‘une modernité en marche. Mais il était avant tout expérimentateur et se voulait autant trouveur qu’animateur.
Et joinant le geste à la parole il a peint jusqu’en 1997. Mais la peinture était plus pour lui une aventure collective qu’un accomplissement personnel.

Il ressemble à une sorte de croisé de la peinture. A partir des rencontres fondamentales de sa vie - René Nelli, Joe Bousquet qui lui fait découvrir le surréalisme-, il entreprend une sorte de quête solitaire sur l’avant-garde en Art. À partir des chocs que furent pour lui Kandinsky, Tanguy, Magritte et les cubistes, il va, au travers de sa formation de philosophe, élaborer des outils d’analyse conceptuels.
Il le fera avec rigueur, froideur parfois, en voulant allier à la théorie la pratique de son art. Seuls les chocs entre les formes et les couleurs le passionnent. Et la géométrie de l’espace le consume. Et il devient créateur de volumes anticipant sur la géométrie fractale.
Le plus souvent seul dans ses réflexions, parfois en groupe avec Stanislas ou De Cambiaire et le groupe “Peinture-Itération”.

Il était né à Toulouse en 1913, et sera professeur de philosophie à l’École Normale Supérieur de Toulouse de 1948 à 1973. Il assure également un cours de philosophie des Arts Plastiques à la Faculté des Sciences Humaines de Toulouse pendant dix ans jusqu’en 1968.
Ses cours auront formé, et doté d’éléments d’analyse, bien des générations. Il fut surtout un organisateur ardent de rencontres et d’expositions. On lui doit les Rencontres et surtout la création de l’Association Art Présent. Il devenait chef d’école même s’il n’était pas reconnu comme peintre. L’art Nouveau avait son prophète à qui ne manquait comme Moïse que la parole aisée. Sa peinture voudra lutter contre le veau d’or de la matière, elle restera proche de la pierre.

Les jeunes artistes le reconnaissaient comme un guide et se servaient de ses écrits comme corpus idéologique. Son œuvre picturale restait en retrait. D’ailleurs il ne l’exposait guère, si ce n’est par solidarité avec ses amis et ses convictions. Ses peintures il les considère ainsi: “ces CHOSES PICTURALES qui sont pour moi comme la conclusion pratique de tout ce que j’ai pensé sur la Peinture toute ma vie".

Encore maintenant il n’est perçu que comme un théoricien, une référence intellectuelle, et non comme un peintre. Vers la fin de sa vie (il est mort en 1998), il consent à des expositions importantes : Empreinte d’un Territoire en 1979, Abstraction au carré en 1984, et surtout en janvier 1984 son exposition personnelle à l’Espace Croix-Baragnon.
Il vivait presque reclus dans son atelier de Pantouquet à Fontiers-Cabardés, près de Carcassonne, et surtout aux portes des forêts de Ramondens et de La Loubatieres.

Son œuvre récemment réexposée à Carcassonne dans la maison de son ami Joe Bousquet est démonstrative, pédagogique, plus qu’émotionnelle. De 1926 à 1997 c’est toute une trajectoire vers la modernité qui est démontrée. Sa croisade au-delà des formes et des couleurs en font un alchimiste exigeant qui n’a sans doute pas transformé le plomb en or dans sa peinture, mais a en donné aux autres la recette.

Il faut revenir au caractère visionnaire de ses écrits. Voici ce qui est présenté dans ses ouvrages.

"L’existence de fait d’une peinture dite " abstraite " pose un problème non seulement au public et aux théoriciens, mais aussi aux artistes. Or, selon Charles-Pierre Bru, le problème de l’abstraction ne se poserait pas vraiment si l’abstraction ne présentait pas simultanément un " bon " et un " mauvais " côté, si elle n’avait pas fait à la fois " gagner " et " perdre " quelque chose au peintre… Et cette simple remarque permet déjà de desserrer l’étreinte d’une alternative rigide entre la conception traditionnelle - " figurative " - de la peinture et sa conception abstraite actuelle…"
« Il avait analysé dans les œuvres du passé le fonctionnement de ce qui fait l’équilibre, l’harmonie, la “picturalité”. Il émit des idées de renouvellement des possibilités et ce, “sans sortir de la peinture”, donnant naissance à la théorie et à la pratique de “l’Atonalité”, terme emprunté aux musiciens, ou “l’art d’équilibrer les couleurs de part et d’autre, non pas d’une seule d’entre elles mais de toutes”.

Pour marquer la place essentielle de ce chercheur d’infini que fut Charles-Pierre Bru nous avons tenu à reproduire quelques textes théoriques tirés du catalogue de la Galerie Arcade à Carcassonne, présentés par Madame Monique Sarradet.

Gil Pressnitzer

Cinq textes théoriques

La peinture abstraite, c’est la peinture pure,"purifiée" au cours de son évolution depuis la Renaissance de tout ce qui en elle n’était pas purement pictural : telle est la leçon majeure de l’Esthétique de l’Abstraction.
Mais qu’est-ce qui est purement pictural ? Si l’on dispose sur un plateau circulaire horizontal concrétisant le cercle chromatique des poids représentant les couleurs d’un tableau (de Raphaël à Mondrian), on constate que ces couleurs s’équilibrent de part et d’autre de l’une d’entre elles, d’où leur harmonie.
C’est cette équilibration-harmonisation (pas seulement des couleurs, mais de tout ce qui recouvre la surface plane) qui fait la picturalité, et rien d’autre : voilà ce que Les Éléments Picturaux établissent expérimentalement.
Il reste que la picturalité "classique" ainsi établie, si elle a fait largement ses preuves, a trouvé aussi ses limites dans l’épuisement de ses possibilités, exploitées depuis trop longtemps : d’où la crise, le "cataclysme", de la fin des années cinquante.
Ces possibilités, comment les renouveler, et sans sortir de la Peinture (comme ç’a été la règle depuis) ?
Tel a été, tel reste mon souci, la théorie cédant ici la place à la pratique, ce qui n’exclut pas des hypothèses de travail, comme par exemple l’idée d’une façon d’équilibrer les couleurs (entre autres) de part et d’autre non pas d’une seule d’entre elles mais de toutes c’est ce que j’appelle, empruntant le terme aux musiciens, l’atonalité.
(1982)

Je n’avais pas dix-huit ans que je m’interrogeais déjà sur ma propre peinture, sur mes réussites comme sur mes échecs. Et il ne s’agissait pas pour moi, alors, de perspective ou de ressemblance, encore moins de la façon d’étendre les couleurs sur la toile.
En quoi et pourquoi ce que je faisais était-il ou n’était-il pas" de la Peinture" : voilà ce que je m’attachais à découvrir.
Amorcée très tôt, donc, et jamais abandonnée, cette recherche de technique formelle a débouché finalement sur une thèse pour le Doctorat ès Lettres (section Philosophie, mention Esthétique) soutenue en 1970, et dont j’ai publié en 1975 une version abrégée : Les Éléments Picturaux. Entre-temps cependant une autre sorte de recherche s’était imposée à moi, d’ordre plus spéculatif, sur le sens et la portée de l’évolution d’ensemble de la peinture occidentale de la figuration à l’abstraction.
D’où, en rapport avec à la fois le triomphe et la crise de la peinture abstraite après 1945, l’Esthétique de l’Abstraction (parue en 1955), ouvrage dans lequel, en fonction d’une définition pour moi satisfaisante de ce qu’est l’abstraction en peinture, j’en établissais en quelque sorte le bilan et tentais d’en dessiner l’avenir.
Or voilà que, dès la fin des années cinquante, la crise de la peinture abstraite qui avait paru être surmontée par le passage du géométrisme au lyrisme ressurgit de plus belle, aggravée du fait que les possibilités d’en sortir semblent maintenant épuisées : me refusant, contrairement à ce qui devient alors la règle, à abandonner non seulement l’abstraction mais la Peinture, je forme le projet d’une nouvelle peinture abstraite qui ne serait pas seulement, comme l’est la peinture abstraite à nouveau en crise, un prolongement de la peinture antérieure (abstraite ou non), mais qui présenterait des modes d’organisation radicalement nouveaux et donc des possibilités de développement insoupçonnées, projet qui, se modifiant, comme il est normal, en cours de réalisation, aboutit, après 1980, à ces volumes peints, ces "choses picturales" qui sont pour moi comme la conclusion pratique de tout ce que j’ai pu penser
sur la Peinture durant ma vie.
(1983)

Le problème étant de dénouer la crise ouverte à la fin des années cinquante sans pour cela sacrifier l’ouvre à l’évènement -fût- il celui de l’avènement de l’œuvre elle-même ni la "dimension esthétique" à l’anecdote, et ta peinture en crise n’ayant accédé à l’abstraction que négativement, par élimination sans contrepartie de la référence figurative dont elle était née, s’était nourrie et restait faite, il fallait ouvrir la voie à de nouveaux effets picturaux ne devant rien, eux, à la figuration et susceptibles de développements et de renouvellements indéfinis.
C’est ainsi que j’ai été conduit à un certain nombre d’hypothèses de travail, d’ailleurs plus ou moins liées, la non-tonalité harmonique appelant une distribution itérative et celle-ci demandant à son tour la réintroduction de la figure comme figure même du support.
La non-tonalité concerne fondamentalement - mais non uniquement - les couleurs et leur structure harmonique (leur organisation, abstraction faite de leur distribution sur la surface).
Elle suppose que toutes les régions du cercle chromatique sont représentées
et qu’elles le sont également, qu’il n’y a donc pas de couleur dominante à laquelle se ramèneraient les autres si on les mélangeait toutes optiquement. D’où l’absence de "tonalité" déterminée et la neutralité de "l’atmosphère chromatique" (contrairement à ce que l’on peut observer dans toute la peinture existante). On pourrait aussi bien dire, il est vrai, qu’il y a autant de tonalités que de couleurs, ceci du fait que, ces couleurs étant égales, chacune est susceptible de jouer le rôle de couleur dominante.

Mais précisément il y en a toujours une autre, sa complémentaire, qui l’en empêche, et ces tonalités multiples sont destinées à rester virtuelles, aucune ne pouvant se dégager pour assurer de façon actuelle l’unité de la diversité colorée. C’est pourquoi la non-tonalité harmonique ne se suffit pas formellement à elle-même et appelle une distribution itérative. Si la structure harmonique était tonale, l’unité assurée par elle serait suffisante et la distribution pourrait rester formellement "quelconque" (qu’elle soit par ailleurs figurative ou expressive n’y changeant rien).
L’unité harmonique au contraire n’étant pas effectivement assurée du fait de la non-tonalité, il faut qu’une autre unité, ou une unité d’un autre ordre, le soit par la distribution elle-même. Et elle le sera si quelque chose se retrouve sous le parcours du regard, mais ne se retrouve cependant jamais le même (l’unité exigée étant celle d’une diversité), que quelque chose, plus encore, se répète, cette répétition même engendrant la diversité dont elle assure l’unité. C’est une telle répétition constructive que désigne le terme un peu étrange d’itération, terme qui recouvre en fait tout un ensemble de techniques : permutations, transformations, sériations...
Or le résultat d’une distribution itérative est, au moins en fait, non figuratif et même non figural, rien n’y apparaissant à la façon d’une figure qui se détacherait sur un fond. De telle sorte que les propriétés chromatiques et plus généralement plastiques, qui seules peuvent lui conférer un sens spécifiquement pictural, "flottent" en quelque sorte dans le vide comme si elles n’étaient les propriétés de rien, pas même du support que sa rectangularité, trop attendue, fait disparaître. D’où l’idée de redonner un point d’application à ces propriétés flottantes en donnant figure au support, en en faisant en somme, une chose, une chose peinte ou plus précisément picturale. Ce n’est là, sans doute, que la vieille idée du tableau-objet, mais poussée à ses ultimes conséquences.

Et si cela implique, pour sa réalisation, que l’on sorte au moins partiellement des conditions matérielles qui définissent traditionnellement la peinture - de par l’introduction, notamment, de la troisième dimension réelle - pourquoi pas, si c’est pour aller plus loin dans la logique interne de la picturalité ?
(1984)

Mes volumes peints se situent au point de rencontre de trois idées directrices.
L’idée tout d’abord, d’une peinture abstraite non plus réductrice, analytique, "extraite de" comme celle de la première moitié du siècle, mais résolument et réellement constructive, synthétique, productrice de la diversité même qu’il y a à organiser (et pas seulement réceptive de celle que peuvent lui fournir la matière ou le geste), une peinture abstraite dont les "modèles" seraient à la fois la musique pure et les mathématiques, et où le calcul ne serait pas seulement un moyen de contrôle ou un procédé pour réussir "à coup sûr », mais une méthode d’invention.
L’idée ensuite, d’un dépassement des structures ou modes d’organisation formels (non-figuratifs), hérités par la peinture abstraite existante (même devenue lyrique ou informelle) de la peinture figurative antérieure : passage, d’une part, de la tonalité harmonique à l’atonalité (au sens musical du terme), renversement, d’autre part, du primat de la structuration harmonique sur la distribution, ceci (le primat assuré à la distribution) supposant cela (la détonalisation des structures harmoniques).

L’idée, enfin, d’un achèvement de l’abstraction par la transformation résolue du tableau en chose, le support, intégré à la forme picturale et rendu indiscernable d’elle, se présentant, à la façon d’une chose, comme une figure tridimensionnelle se détachant réellement sur le fond environnant.
Par là, au surplus - l’idéal du tableau-objet, inhérent à l’abstraction, étant ainsi réalisé - se trouverait résolu le problème de la réinsertion de l’oeuvre abstraite dans la réalité (la figure, en elle-même sans fond, "appelant’ le fond réel environnant et s’y intégrant).
Ceci non par un retour voilé à la figuration, ni par la réduction de l’oeuvre soit à une réalité toute faite, (ready made) soit à sa propre réalité matérielle (support), mais par la réalisation de l’oeuvre elle- même comme chose, et comme chose pas seulement peinte (décorée) mais picturale, et picturalement maximale, tirant tout son sens, et le maximum de sens, d’une exploitation idéalement exhaustive des ressources de la nouvelle picturalité.
(1987)

Dès le début des années cinquante -la conclusion de mon Esthétique de l’Abstraction en témoigne- je situais l’avenir de la peinture abstraite (pour moi la peinture "tout court") dans la substitution, à une démarche jusque-là plutôt analytique, négative, suppressive de la figuration, d’une autre démarche : résolument synthétique, positive, constructive uniquement.
Et je n’ai pas changé depuis après en avoir cherché les moyens sur le plan théorique, je me suis efforcé, cette autre démarche, de la mettre effectivement en œuvre, de telle sorte que c’est par elle -et non par telle ou telle modalité technique peut être transitoire et en tout cas réversible, la non-tonalité par exemple- que je crois pouvoir le mieux me définir.

J’ajouterai ceci : le mouvement de l’abstraction constituant sinon le tout du moins l’épine dorsale du modernisme pictural, et mon propos étant, ce mouvement, de le relancer en en renouvelant le principe, s’il fallait, dans l’équivoque où nous sommes, pour être compris, me trouver une étiquette, c’est celle de néo-moderniste que je choisirais, m’opposant par là clairement à l’idéologie post - moderne, laquelle n’est, je pense, que la "justification" d’un état de fait (la stagnation de la création) explicable comme tel par les circonstances sociopolitiques nationales et internationales et qui donc, quoi qu’on en dise, ne nous engage en aucune façon.

(1988)