Charlotte Bras

La bobine du temps, le trou de l’aiguille

Proche d’une liturgie de la patience, d’une ascèse du froid partagé, les patchworks de Charlotte Bras retrouve les gestes hiératiques des femmes Amish.

Avec des bouts de tissus rapiécés, des bouts d’âme pris dans la buée des jours, cet art textile d’abord humble offrande, témoignage de chaleur retrouvée, devient tableau chatoyant, œuvre d’art premier.

En groupe « d’abeilles », ces femmes entre paroles, rires et anecdotes de la vie qui passe, tressent un art utile, des couvertures contre l’hiver, contre le vent des nuits.

Ces courtepointes destinées à couvrir les lits ou les murs sont à la fois preuves d’amour pour leurs hommes et aussi hommage à Dieu.

Aussi ils ne sauraient être parfait, et chaque œuvre doit comporter au moins un défaut volontairement introduit, pour ne point concurrencer le ciel.

Avec ces cerf-volants de couleur, ses motifs parfaitement réglés et définis, son lourd labeur de matellassage, puis de couture de création suivant le thème retenu, le patchwork est l’élevation de l’humilité, l’expression du discret génie de ses femmes « posées comme des lampes à huile dans l’hiver» (Jacques Bertin).

Charlotte Bras a retrouvé ce souffle entre le sacré et le quotidien pauvre de ces femmes. Elle a fondé un atelier de quilting (piquage en anglais et devenu le nom générique du patchwork), au Centre Culturel de l’ Aérospatiale de 1990 à l’an 2000, où sa ferveur et son humour ont su former une belle ruche d’élèves, qui ensuite ont pu essaimer leur art.
De la trace du fil, de la couture à la main ou à la machine, des modèles tracées méticuleusement, peu à peu se forment les blocs. Ces blocs assemblés donneront le patchwork fini, mais après bien du sable écoulé dans le sablier des jours.

Car long, très long est le travail qui faisait passer les hivers. De ces bouts de tissus, souvent sombres, qui étaient des chutes de vêtements ou autres, ces femmes ont fait un feu intérieur.

Ainsi les jours et les nuits se trouvent enfermés dans cette robe de mariée couleur du temps, avec tous les paroles, les rires étouffés, les prières parfois à peine murmurées, la ferveur toujours.

Un art surgit de ces longues soirées, de ces communautés de bonté.

Depuis ce style amish Charlotte Bras s’est tourné vers l’art textile contemporain.

Gil Pressnitzer

Un peu d’histoire Il est difficile de déterminer exactement où et quand les Patchworks firent leurpremière apparition.Le Patchwork en peau d’antilope que conservele musée Boulak au Caire et qui datede 980 avant J.C. permet de croire que très tôt l’idée est venue decoudre ensemble des chutes de peauxde bête.
En Angleterre et en Hollande,caractère utilitaire du quilt prime.Pour lutter contre les rafales hivernales,les femmes l’appliquent non seulement à leurs couvertures mais àleurs vestes, capes et jupes.

On ne peut parler du Patchwork sans citer «les Amish».Ils vivent encore aujourd’hui comme en 1720 et ont su préserver leuridentité culturelle et religieuse desinfluences extérieures.

Leurs quilts, par l’intensité des couleurs unies et le dépouillement desformes constituent un monde à partet sont parmi les plus prisés.

Pensée Amish

«Si la couleur est l’âme d’un quilt amish, alors le quilting à la maindoit en être le cœur».

C’est dans son évolution et son amplitude que cette tradition est devenue spécifiquement américaine.
La fonction sociale des quilts, lacréation de ces centaines de motifs géométriques, la symboliquede leurs noms, tout cela est uniqueà l’expérience américaine et plusparticulièrement à celle des femmes.

«Il faut faire un quilt suffisammentlentement pour enrouler tous lesfils de l’âme et suffisamment vitepour que le cœur ne se brise pasau froid».

Un peu de technique.

A la question «Qu’est-ce au justequ’un «patchwork ?», il faut répondrelittéralement: «un travail de pièces».Que les multiples morceaux qui le composent soient rapportés (pieced) ou appliqués (appliqued), quela forme finale soit un vêtement unetenture ou plus fréquemment uncouvre-lit, le patchwork-quilt, avecses doublures et son matelassagerépond toujours à une fonction bienprécise : préserver du froid.

Et «qu’est-ce qu’un quilt ?». L’assemblage par des points devant (ou,dans les cas de couvertures plus rustiques et surtout plus anciennes,par des points noués à l’envers àintervalles réguliers) de trois épaisseurs de tissu : le dessus (top) souvent très ouvragé et le dessous (back)entre lesquels le rembourrage (filler)est glissé. Si ces trois épaisseurs piquées entre elles forment toujoursun quilt, elles ne sont pas toujoursdes patchworks.

De magnifiques exemples ont été réalisés avec undessus fait d’une seule coupe detissu, souvent tissé à la maison etde couleur blanche, toute son élégance reposant sur un travail de broderie ou de matelassage savamment>conçu.D’où vient ce mot «quilt» à a consonance si barbare ? En fait, il suffitde le prononcer à l’américaine «couilt» pour qu’il nous devienneil pas alors comme un frère à ce motbien de chez nous : «couette).

Logique, ils ont une même origine latine : «culcita», oreiller.

De chaque côté de l’Atlantique, l’unet l’autre évoquent la douce chaleur du lit, mais avec un aspect différent : autant la couette est fière de son embonpoint, autant le quilt se veut plat comme la courtepointe de nos aïeules !

Le trou d’aiguille par où passe le
fil ténu de la clarté, la bobine du
temps qui roule sous les lauriers,
sous les pommiers, une petite lampe à huile qui peut encore mettre
le feu
. (René Guy Cadou)