Denis Brihat

L’alchimiste de la beauté

Le seul rôle du photographe est « d’être un révélateur », de tout ce qui est masqué par leur trop grande évidence.

Denis Brihat est un solitaire de la beauté.
Il va la chercher au cœur de la matière, sans aucune protection que pourraient assurer les remparts de la technique. Non il descend seul au fond du puits des vibrations intimes des choses humbles. Il ne s’encorde pas, il flotte à hauteur de beauté.
Elle le lui rend bien. Parfois il se permet quelques alchimies, quelques virages de couleur, mais c’est pour chercher « l’or pur du temps ».

Cela fait plus de cinquante ans que dure son voyage à l’intérieur de l’apparence de la terre. Il en sait les rivières souterraines, les fontaines résurgentes, les toiles d’araignée du sublime.
De caractère pour le moins entier il n’apprécierait sans doute pas que l’on répète à l’envi qu’il « transfigure la nature ». Non il la montre dans ses replis, elle est ainsi, sans fard, sans maquillage, et elle n’a nul besoin de transfiguration. Elle est permanence. Elle est le quotidien qui tisse notre présence au monde.

Car ces légumes, ces fruits, ces fleurs, ces herbes, ces brins d’éphémère sont la preuve que nous sommes encore vivants si nous savons regarder à hauteur de brin d’herbe, notre véritable dimension.
Pour lui, seul importe ce « dialogue avec la matière » qui nous fait être. Il ne s’agit pas de recherche de poésie, mais d’une philosophie de la vie.
Il montre ses planches, comme des preuves de vie. Muni de sa chambre, longue comme le bras du cadran solaire du monde, il vit entre jardin et labo, là où il transforme le noir et blanc en poudre de couleur, comme une aventure, comme la recherche de la pierre philosophale.
Pour lui cela serait un pissenlit et non un or précaire et trompeur.

Il prépare ses poudres, ses ingrédients, ses recettes de magie blanche, pour avoir « un résultat propre », donc magique. Son atelier lui aurait valu l’accusation de sorcellerie jadis. La sainte inquisition s’est depuis réfugiée dans les marchés de l’art et ne brûle que ce qui n’est pas conforme à la mode.
Denis Brihat s’en fout, lui qui mit tant de temps à être reconnu. Il lui suffit que les fleurs et les légumes le reconnaissent et le saluent quand il descend dans son jardin.

« La photographie a été pour moi une bouée de sauvetage, et j’ai tout appris par moi-même. Je n’ai pas de théorie, si ce n’est le rapport à la nature. Rapport sanguin, essentiel... »
Il part de tirages noir et blanc argentiques, et la couleur se met par intuition par des techniques de virage à partir de matériaux métalliques. Il opère par transmutation de l’argent métallique noir d’un tirage en d’autres métaux qui donneront une couleur, une alchimie jusqu’alors cachée. Cela lui demande d’innombrables suites de bain, de gammes différentes, rouges avec l’or, des bruns avec certaines sulfurations.
Toutes ces recettes d’autrefois, ces techniques presque médiévales, sans doute à base de cœur de rossignol et de bouts d’âme, sont bien les soupes de ses marmites de sorcier, qui lui auraient valu bien des tourments jadis.
Cette longue, très longue, et parfois décevante, recherche de la couleur perdue, est un corps à corps avec la matière, qui dépasse sa fonction du photographe, pour flirter avec la faculté de démiurge. Comme une sorte de mythe du Golem, Denis Brihat anime ainsi les choses inanimées. De quelques brins d’herbe, de coquelicots épars le long des chemins de nos souvenirs, d’oignons ou de citrons, il fait des bouts d’univers « des éclats d’infini », comme le titre de son dernier livre, tiré d’un poème de Philippe Jaccottet.

Cet amoureux des coquelicots a piégé en eux la lumière rouge de quelque enfer délicieux.

Brins d’herbe d’une vie

Denis Brihat n’aime point s’épancher et se met vite en colère quand on veut le traquer. Son intime est dans ses photos. Ce qu’il veut bien que l’on puisse dire de lui tient en quelques touffes de mots, comme ces herbes qui l’entourent et le tutoient.
La seule biographie possible est celle dite par Denis Brihat lui-même : « Je voulais faire « la photographie » que je souhaitais faire depuis le choc reçu à la première grande exposition d’Edward Weston à Paris en 1950. C’est-à-dire, une photographie non pas destinée a priori à la reproduction (comme la photographie d’illustration, de reportage) mais une photographie (l’épreuve) valant pour elle-même, plus personnelle peut-être dans l’approche ; on dirait maintenant (même si je n’aime pas trop) "photographie d’auteur". Jusqu’en 1958 cependant, je fais de la photographie d’illustration, de reportage, d’architecture,...»

On peut juste ajouter quelques lignes.
Il est né à Paris le 19 septembre 1928. Dès 1943 il se sait photographe et commence à pratiquer des photographies d’illustration pour des éditeurs, et des photos de reportage. L’amitié de Robert Doisneau l’encourage et il travaille pour l’agence Rapho. Mais c’est un séjour en Inde, (1955-1956) qui va le marquer profondément. Il va vouloir réfléchir profondément sur la notion même de création, et pour cela il s’isole sur un plateau alors bien désertique, le plateau des Clarapèdes. Ce long cheminement, ce long remâchement, dureront de 1958 à 1967.

En 1958 il s’installe définitivement en Provence, à Bonnieux (Vaucluse), « pour survivre et par goût », et se donne tout entier à la photographie pour « traduire la beauté et la richesse de la nature », comme il le dit.
Certes il existe bien d’autres chemins dans son œuvre, les reportages sur l’Inde et tout ce qui a trait à l’humain avec des portraits, mais c’est son rapport à la nature qui est ici examinée, à part ses approches du sable et du fortuit, et des arbres.

La nature d’un homme nommé patience

Si mes sujets paraissent parfois bien humbles, ils sont tout de même un univers.

« J’avais la certitude alors qu’une photographie pouvait jouer un rôle identique à celui de toute autre technique picturale (peinture, gravure…) : je pense, et je pense toujours (!) qu’il y a une approche spécifique à ce médium – loin, comme je la conçois, de l’approche des pictorialistes, par exemple.
Mon sujet de prédilection est la nature : je m’y plonge et j’y trouve matière à réflexion, contemplation, plaisir que j’essaie de traduire, ou transcender (par mon métier) pour la donner au regard d’un spectateur futur. Révéler les choses et aller au-delà. De l’autre côté du miroir.
« La nature. J’y vis au cœur, et dans une grande solitude. Elle m’apporte, avec la musique un fondement à ma vie, une structure. C’est peut-être cela que j’essaie de traduire (de transcender) inconsciemment – J’écoute énormément de musique et particulièrement du Bach (mon disque est "L’offrande musicale")....Je fais déjà de grandes études sur tel ou tel sujet (Le Citron par exemple), mais lorsque je regarde avec le recul des années, je constate, que même si j’ai traité de nombreux sujets, il y a un lien évident, récurrent : c’est une étude systématique des formes, des structures de l’architecture de la nature. »
Voilà tout est dit.

On peut juste souligner qu’il vit son métier comme une ascèse, une discipline autant intérieure que technique, où chaque geste est fondamental, doit être pesé, étudié au plus profond, car il en va de l’avenir de la création. Il y a en lui autant de lyrisme que de rigueur.
« Je suis un homme de métier, c’est ma noblesse et j’y tiens : la belle ouvrage est déjà de la poésie en soi ».Ce qui frappe dans son art est son dépouillement, sa nudité, sa sobriété humble et immense à la fois.
Pour cela il se concentre avant tout sur la lumière, celle en noir et blanc, la seule vraie. Patiemment il l’étudie, la contemple, l’admire. Et puis intervient son apport intime. Il va l’enrichir sans la déformer par des « virages », par les matières alchimiques (chlorure d’or, sélénium, cuivre, sels d’argent, monosulfure de sodium, fer..). Il utilise aussi d’autres procédés peu usités, comme la gravure chimique de l’épreuve (grignotage, mordançage, oxydation...). Il transmue donc l’argent du tirage photographique par un sel d’autre métal. Mais ses caravanes de sel nous font traverser les déserts des apparences. Elles acquièrent des parcelles d’éternité.
Le plomb ne se transforme pas en or, car avant c’était déjà de la beauté, simplement elle cristallise plus ardemment en nous par ses tours de magie. Ce sont encore des herbes, des fleurs, des légumes, mais leur couleur secrète est devenue bien plus que ce qu’elles étaient jadis simplement dans leur existence.

Ils sont devenus des tableaux photographiques, hors de l’attente du temps et du vent. Il y a de la sagesse orientale dans ses photos qui sont plus contemplation que restitution. Ses micro-paysages sont tout un cosmos. « On découvre un univers dans un brin d’herbe »(Jean Dieuzaide). Tout un monde sensible se met à se balancer au flux de l’univers.
« Dans l’ensemble, mon propos est essentiellement de mettre en valeur (la photographie est un « révélateur »), la beauté des choses humbles, tellement évidente que l’on n’en profite guère (l’évidence crève tellement les yeux qu’elle rend aveugle...)(Dans la monographie du Château d’eau).

Ainsi le « nez dans l’herbe », il se met à l’écoute des chants et des danses du vent et de la lune. Il se fait le jardinier du « Jardin du monde » dans lequel, comme il l’écrit « toute fleur n’est que la nuit ». Avec ses élixirs, ses chimies de l’imaginaire, il parvient à sculpter l’intime des choses. Depuis il nous murmure quelques secrets de la création lors d’innombrables expositions. Ainsi est cet homme, à la fois tulipe noire et coquelicot ardent. Il est devenu vibrations d’herbes et de fleurs.

Il cueille en passant l’ordinaire de son jardin au tamis de l’universel.
Il est le magicien contemplatif du règne végétal. Il a su faire des gravures uniques, comme un art rupestre végétal. Là tout n’est que concentration et beauté, ordre et délicatesse. C’est un travail non pas de moine obstiné, mais de celui qui a mené au bout sa quête de beauté, un hommage à ce qu’il croit avant tout : « le sentiment de l’Unité de l’Univers ».
Le sublime était donc tapi devant nos pas, et « l’ordre naturel » révélé.
Tout simplement un émerveillement constant devant les premières étoiles du matin, des premiers matins du monde.

La terre est maintenant notre patrie.
Nous avançons entre l’herbe et les eaux
de ce lavoir où nos baisers scintillent
à cet espace ou foudroiera la faux

« Où sommes-nous ? »
Perdus dans le cœur de la paix
Ici, plus rien ne parle que
sous notre peau, sous l’écorce et la boue,
avec sa force de taureau, le sang
fuyant qui nous emmêle, et nous secoue
comme ces cloches mûres sur les champs
.... (Philippe Jaccottet)

Gil Pressnitzer

Bibliographie

Bibliographie succincte–Livres et Portfolios

Éclats d’infini, Le temps qu’il fait, 2011
Le Jardin du monde, avec Michel Tournier, Le temps qu’il fait, 2005
Natures Mortes, Periplus Publishing France, 2005
Monographie du Château d’eau, 1980
Le nez dans l’herbe, 1988
Toute fleur n’est pas nuit, Fata Morgana, 2001

Site officiel: Denis Brihat