Didier Cros

peintures

« Ce soir on regarde les Très-Nues avec un peu et même beaucoup de la rêverie de ce jardin. L’œil est une surface humide. Ce qu’on voit y flotte. Lentilles d’eau des images. Ce soir, plus que les fées on regarde ce fond épais qu’elles découpent, cette terre peinte d’où elles se détachent. Beaucoup de traits — jambes, bras, têtes — ont été dessinés par un mouvement de l’ongle, une pression du doigt sur le papier : comme on enfonce des semences dans la terre chaude, en espérant que ça pousse et qu’on aura une belle récolte de radis, de salades et de fées toutes nues, toutes crues. »

Quelques jours avec elles

Didier Cros vient d’éditer un livre aux éditions "Le Temps qu’il fait".
Ce livre se compose de monotypes à l’encre et de courts textes de Christian Bobin.

Les images n’illustrent pas les textes, et les textes refusent de refléter simplement les images non, les Œuvres te tissent mutuellement entre elles.

Christian Bobin a largement laissé maturer les monotypes face à lui et les altérations de la peinture ont opéré eu lui et ensuite seulement les mots ont pu sourdre.
" Quelques jours avec elle" est le titre de ce livre, nous vous proposons de rencontrer les planches originales et les mots de Bobin tissés autour. Ainsi va ce livre, né de la rencontre, de deux êtres secrets dans un train lancé dans la nuit, pour qui le silence est le pilier du monde. La compagne de Didier était là buée des jours. Et face à cette pureté l’impudeur totale de ses femmes dans un tout petit format pour masquer leur étrangeté fatale et trouble.

Laissons parler à nouveau Christian Bobin :
"Puis je parle avec DIDIER CROS. Il est muet au presque, c’est un bon signe, un signe certain pour reconnaître les vrais peintres : leurs lèvres sont mangées de charbon. Un trait de fusain, pas plus. Toute leur intelligence passe dans leur œuvre. Je parle enfin avec les tableaux de Didier Cros.
Longtemps. Dans le train du retour, encore, le regarde la beauté de ces états du coeur, de cet homme dans l’essai de ses forces, le regarde la colombe de sang rouge, dans la cage de peinture…
Au début, Didier Cros. Il peint, Didier Cros. Il peint tellement qu’il ne le sait presque pas parler. Quand il parle, il manie les phrases comme les haches, en bûcheron, il en aime retomber la moitié sur ses pieds, une vraie catastrophe.
Il y a des peintres qui vous commentent pendant des heures, et très bien, la peinture qu’ils n’ont plus le temps de peindre.
Didier Cros salit set doigts avec des couleurs, ça lui suffit.
Je l’aime bien, le bûcheron maladroit. J’aime aussi le mouvement de sa peinture, vous comprenez : qu’il soit en mouvement dans sa peinture, qu’il ne se repose pas dans un style comme Madame Récamier ou Madame de Staël sur son divan.
Cela fait dix ans qu’on vit ensemble, lui dans TOULOUSE, moi au CREUSOT. Il me regarde écrire, je le regarde peindre.
On s’écoute. On est déjà rentrés ensemble dons un petit livre, aussi dans un catalogue. C’était au temps où je croyais possible d’écrire sur la peinture. Maintenant je sais que ce n’était pas possible.
I l me dit, Didier Cros, tiens, je l’envoie mes femmes par la poste. Vous, dans ce livre,vous en découvrez une dizaine.
Moi, il m’en envoie cinquante, soixante. Une femme c’est beaucoup pour une maison. Alors soixante...
Elles envahissent la boite aux lettres, puis, de fil en aiguille, la cuisine, la chambre, le salon. Bon, je me dis, on va noter, les progrès de la maladie, l’État des lieux au jour le jour.
Pas écrire sur la peinture, mais sur les altérations de la peinture en moi. Raconter comment elles dansent avec moi ces mignonnes - et si je fais un bon ou un piètre cavalier. Je marque à chaque fois l’heure et la date. Et puis j’arrête : je les quitte, les danseuses, je divorce.
La rumination du temps, la perte apparente du temps. Quand j’étais petit, je me souviens, j’avais adoré ce que l’on m’avait appris du système digestif de la vache ; elles mangent deux fois ?
Une fois elles engloutissent l’herbe jusqu’aux ténèbres de leur estomac, une seconde fois elles la font revenir sur la langue. C’est effroyablement long cette histoire, et sans cette lenteur pas de bon lait blanc.
Didier Cros, quand il va vers la peinture, il est comme une vache. Il mâche et remâche ses couleurs. Quand je vais vers un texte, je suis comme une vache, je rumine tous mes mots d’encre pure sans ça. Donc il nous fallait quelqu’un qui mâche et remâche le papier, le fil, l’encre et le plomb.
Alors, voilà, vous avez le résultat en mains, un petit morceau de beurre frais fait à la maison, vous pouvez l’étaler sur les tartines du songe.
Il est de longue conservation, il ne tournera pas, on a bien travaillé, je crois"
(pages publiées avec l’accord de Bobin)