Edouard Boubat

Les sédiments de la tendresse

« Je pense que les photographies que nous aimons ont été faites quand le photographe a su s’effacer. S’il y avait un mode d’emploi, ce serait certainement celui-là. » Boubat.

La douce lumière du photographe Édouard Boubat irradie la plupart de ses images.
Ses images qui ont tant séduit Christian Bobin qui disait
Je n’écris que dans ce seul dessein : accroître - par le chant et l’amour.
Boubat semble ne photographier que pour les mêmes buts.

Et en paraphrasant sa photo la plus célèbre, Rémi écoutant la mer, on pourrait dire qu’en portant une image de Boubat à nos yeux on entend le doux bruit du monde qui pleut doucement sur nous comme ses fleurs de cerisier qu’il a su capter dans leurs chutes d’ange.
Simples en apparence sont ses images, au risque comme pour Bobin d’être accusé de joliesse, de préciosité.
Dans un monde désenchanté, nous avons besoin des images de Boubat qui viennent à nous comme des orbes de tendresse.
Elles coulent comme l’eau, comme « des petites robes de fêtes ».

Elles sont bonnes au sens de la bonté, blanches, paisibles, pleines de rosée.
Toujours Bobin, qui a si bien approché l’art de Boubat, dit : « L’écriture c’est le cœur qui éclate en silence.» Cela pourrait être la définition des photographies de Boubat.

Boubat, souvent comme Brassaï ou Doisneau, est la plupart du temps identifié à la représentation amoureuse de la ville de Paris.
Mais lui est un grand voyageur qui partout promène son regard naïf et bon sur les gens et les paysages.

Et ses images donnent de plus en plus de lumière.
Il n’est pas jeté dans le monde, il le suit, le caresse, l’aime et l’habite avec sa tendresse. Aussi il nous parle, nous montrant les choses fragiles, la lumière du jour et des gens, le miracle d’être.

Dans les images de Boubat, il y a une respiration, un doux dépouillement qui nous saisit. Il sait restituer un monde d’enfance, celle qui nous attend au détour d’un visage, au détour d’un arbre, d’un chat qui passe.
Ses images sont douces, aimantes.
Christian Bobin a souvent mis en couverture de ses livres des images de Boubat, dans La part manquante, la petite robe de fête.

Il a même réalisé un très beau livre avec Boubat : Donne-moi quelque chose qui ne meure pas.

Les images de Boubat ne meurent point.

La photo c’est un instant de lumière, un moment où les personnages ont été devant nous.

Je ne me pose pas la question de savoir si une photo est bonne ou mauvaise.

Ce qui est important c’est qu’il y ait un "élan". Que je saisisse quelque chose à la prise de vue et que je sois saisi après par cette chose. Le plus important dans une photo, c’est donc qu’elle crève les yeux.

Qu’elle soit techniquement bonne ou mauvaise n’est alors pas si important.

Ce n’est pas l’appareil qui fait la photo, mais l’œil. (Boubat, interview 1996)

Lui le reporter-photographe juste après la Seconde Guerre mondiale, ne voudra plus jamais être un correspondant de mort et il se tournera vers la célébration de la vie, pour devenir celui que son ami Jacques Prévert a nommé « le correspondant de paix. ».
Boubat aura fait de ses voyages un livre ouvert de la fraternité humaine, sillonnant la planète pour y dénicher partout la captation de la vie, nous faisant voyager à travers celle-ci, nous dès lors enveloppés des vibrations des éclats qu’il a su saisir et redonner.

« La chance du photographe, c’est de marcher et de flâner. » (Boubat).

Dans un livre « La bible de Boubat » il réalise à partir de citations bibliques une sorte d’Évangile de la vie et de la création. Avec humilité, révérence, empathie. Boubat avait l’art de la rencontre humaine, l’art de capter les instants magiques, l’instinct poétique qui lui permettait de donner un beau visage au monde.
Que ce soit aux quatre coins du monde ou devant chez lui, il savait donner un voile de mariée à la vie pour ses noces avec la poésie. De 1952 à 1968 il va ainsi voyager dans le dehors et le dedans des êtres.

Pour lui la photographie était un simple petit miracle :

« Oui, dans la photo il y a toujours trop de choses, sauf quand elle est réussie. Pour ne parler que de mon travail, je crois que, dès le départ, je suis arrivé à faire des photos où il y avait juste ce qu’il fallait.

Comme la petite fille aux feuilles mortes, où il n’y a rien, tout est flou, c’était juste après la guerre, il n’y a que cette petite fille. Clac ! »

Toutes mes photos sont affaire de rencontres et de ??coups de foudre. Pour faire ce type de photographie, il faut effacer le tableau, se préparer à des rencontres fortuites, être ouvert et conscient de ces moments-là, sinon cela devient un cliché, du déjà-vu et attendu. (Boubat)

Faire de jolies photos n’est pas mon problème, même si j’aime parfois montrer des bouquets de fleurs, Mais qu’est-ce que ça veut dire, montrer un bouquet de fleurs ? Ça veut dire que le photographe sait que, derrière, il y a toute la misère du monde. A travers ce bouquet de fleurs, il va peut-être toucher autre chose. (Boubat)

La vie est belle

C’est quoi, réussir sa vie, sinon cela, cet entêtement d’une enfance, cette fidélité simple: ne jamais aller plus loin que ce qui vous enchante à ce jour, à cette heure. Christian Bobin La part manquante.

Edouard Boubat est né le 13 septembre 1923, il passe son enfance à Montmartre et fait des études d’art graphique à l’école Estienne, de 1938 à 1942. Il exerce le métier de photograveur, dans une usine. Ce monde le fascine, mais il ne pense pas encore à la photographie.
« La lumière glauque des laboratoires de photogravure où je coulais sur une plaque de verre le collodion faisait déjà rêver : voir la vraie vie. »

La vraie vie il la découvre en même temps que l’amour et la photographie.
C’est la rencontre en 1946, juste après la guerre, avec Lella, une amie de sa sœur, sa muse, son soleil à lui, qui va orienter sa vie jusqu’au début des années cinquante, et qu’il va épouser en 1947. Ils vivent dans la bohème de la jeunesse et des artistes.

Ce n’est donc qu’alors, en1946, qu’il découvre la photographie. Il vend de vieux dictionnaires pour acheter un Rolleicord au format 6X6 et réalise deux clichés qui vont marquer l’histoire de la photographie : « La petite fille aux feuilles mortes » et « Première neige » au jardin du Luxembourg.

« J’avais 20 ans après la guerre. Comme tous les gens de ma génération, j’étais saisi par un immense appétit de vivre. J’étais très attiré par la création. J’aimais la peinture, mais je n’avais pas l’intention d’en vivre.

Finalement j’ai étudié la photogravure à l’école Estienne.

On réalisait des négatifs sur plaque de verre selon le procédé ancien du collodion humide.

J’ai été conquis par cette atmosphère de magie qui entourait la préparation des plaques.

Quand j’ai commencé à prendre mes premières photos dans les années 45-50, je photographiais dans les rues. Personne ne nous demandait de faire cela.

D’autant moins que nous ne nous doutions pas que le monde dont nous étions témoins après la guerre était appelé à disparaître. Ce n’était donc pas la nostalgie qui m’animait.

D’ailleurs, je ne suis pas un champion de la nostalgie.

Ce qui m’attirait, c’était la poésie de ce monde et de cette époque : nous n’avions pas un sou, mais nous étions heureux. » (Interview Réponses Photo septembre 1996.)

Il obtient le prix Kodak en 1947, pour une exposition au salon international de la photographie, prix qu’il partage avec Robert Doisneau. La célèbre revue «Camera »le publie pour la première fois en 1950, année où il réalise « l’arbre et la poule », autre photo devenue icône, et un peu le fruit du hasard suite à un reportage sur le maïs dans le sud de la France.

Il participe à une exposition à la galerie La Hune en 1951 aux côtés de Brassaï, Izis, Doisneau et Facchetti, ce qui le rend célèbre.
Il devient alors l’un des collaborateurs permanents du magazine Réalités, parcourant le monde dans les années cinquante, Italie, Espagne, Mexique, États-Unis, Jordanie, Liban, Brésil, Maroc, Yémen, Pérou, Kenya, Vietnam, Suède…
Il rapporte de ses voyages des images uniques, personnelles, alors qu’encore maintenant on ne le voit que comme photographe de Paris.

Certes il avait commencé son travail de reporter avec un sujet sur les artisans de Paris, mais ses reportages sur les pèlerinages de Saint-Jacques-de-Compostelle ou sur son long séjour aux USA sont aussi remarquables.
Il rencontre Robert Frank.

Il achète son premier Leica et commence alors une vie de voyageur inlassable, toujours attentif à la magie de l’instant, réceptif à l’humain et à son environnement.
Il a fait également des portraits devenus célèbres de nombreuses personnalités.

De 1952 à 1968, il réalise des photos au travers des cinq continents, aussi bien pour ses besoins professionnels, que par goût personnel. Son talent lui permet d’acquérir rapidement une grande notoriété.

Réalitésétant un mensuel, il travaille avec une grande liberté, sans le souci de coller à l’actualité.

Il y aura aussi la rencontre de Sophie, la seconde épouse en 1954.
Il devient indépendant en 1967 et travaille avec l’agence Top-Rapho à l’instar de ses collègues Doisneau, Willy Ronis et Sabine Weiss.
Il continue ses voyages, publie et expose sur les cimaises des galeries dans le monde entier.

« La survivance » est son premier livre publié en 1976, avec lequel il obtient le grand prix du livre aux Rencontres d’Arles en 1977.Ce sera ensuite le grand prix national de la photographie, en 1984, et le prix de la Fondation Hasselblad, en 1988.

Il consacre un livre à Lella en 1994, intitulé « Comme avec une femme » et fait son dernier grand reportage aux Caraïbes l’année suivante.
Boubat travaille et vit à Paris, rue Rosa-Bonheur !

« Donne-moi quelque chose qui ne meure pas » réalisé avec Christian Bobin, « La vie est belle » seront ses derniers livres. En 1988 son fils Bernard devient son assistant, avant de devenir lui-même photographe. Édouard Boubat décède le 30 juin 1999 d’une leucémie à l’âge de soixante-quinze ans, à Montrouge.

Robert Doisneau dira de lui :

« De ce monde déchiqueté, Édouard Boubat nous révèle les surprenants instants de plénitude. »

Donne-moi quelque chose qui ne meure pas

« Finalement la photo est comme un baiser volé. Un baiser est toujours volé, même si la jeune femme est consentante. La photo est volée, mais un peu consentante. » Boubat.

Christian Bobin a parfaitement saisi l’art de Boubat fait de dépouillement, de simplicité, d’amour de la vie. Et il a écrit des textes pénétrants sur Boubat.
Les deux devaient se rencontrer, car Boubat avant de photographier ouvre son cœur, se laisse imprégner par la contemplation du monde, se laisse irradier par la vie, un peu comme le fait Bobin avant d’écrire.
Il y a chez tous deux un bonheur d’exalter les bonheurs des moments vides, la fragilité souriante du quotidien.

Grâce et poésie leur sont communes. Cette tentative, humble, souriante de tenter l’impossible : fixer le bonheur, les joints.
Regarder une image de Boubat amène à un certain émerveillement.

On peut aussi se lasser de cette approche trop gentille du monde, mais les images de Boubat sont désarmantes par leur candeur, leur honnêteté comme du bon pain.
Il n’est pas un prédateur et il ne prend pas l’âme des gens.
« On "prend" des images, mais on les rend après sous une autre forme. C’est en ce sens que je dis être un prédateur qui rend les choses. Le plus grand bonheur, c’est quand la photo devient une sorte de cadeau, celui de l’inattendu qui dépasse nos attentes.

Ingres avait sans doute compris tout cela lorsqu’il disait : "La photo c’est très beau, mais il ne faut pas le dire". »

Et Christian Bobin cerne le mystère Boubat ainsi :
« Boubat ne « prend » pas ses photographies, il les reçoit. Il les accueille. Quant à connaître précisément ce qui est ainsi accueilli, c’est impossible. Le savoir que nous avons d’une chose enferme cette chose sur nous-mêmes. Dans l’accueil, c’est le mouvement inverse : nous sommes ouverts à l’autre et, pour tout dire, nous sommes un peu perdus. Boubat ne connaît pas tout ce qu’il voit, pas plus que je ne comprends tout ce que j’écris. Le meilleur de nous arrive toujours à notre insu. » Christian Bobin, 1996.

Les images de Boubat sont subtiles et avec le filet à papillons de son Leica il attrape la lumière des gens, les instants fugitifs, une certaine plénitude qui passe éphémère, le souffle de la vie.

« Au moment où je fais un portrait ou un paysage, Boubat n’existe plus. Le secret, le voilà : il n’y a plus de Boubat, plus de village hindou, dans ce moment très court nous faisons partie d’un tout, nous ne sommes plus séparés du paysage, de la personne devant nous. Pourtant, en ce moment béni, il n’y a plus de Boubat, il n’y a plus rien. » Boubat entretien avec Horvat 1990.
Boubat est doué d’une infinie capacité d’émerveillement, de l’art de capturer les fractions d’éternité des instants. Ce n’est pas le hasard qui favorise ses images, mais son empathie, sa qualité de silence, sa façon de jeter des plumes d’ange sur les enfants et les gens.

Le fugitif devient par lui notre compagnon. Il a la grâce. Il aborde le monde avec un œil vierge. Boubat cite souvent cette phrase de Goethe :
« La chose la plus difficile est celle qui paraît la plus facile : voir véritablement ce qui se trouve devant nos yeux. »

« Boubat et moi avons un point commun : il a fait plusieurs fois le tour de la terre et je ne suis jamais sorti de ma chambre. Or nous avons vu les mêmes choses et les mêmes gens. Lorsque je regarde ses images, j’ai l’impression de recevoir enfin de mes nouvelles, de bonnes nouvelles reçues de l’étranger.

Je peux passer un long temps devant chaque image.

Je n’ai pas si souvent l’occasion de me rencontrer. » Christian Bobin, 1996.

Pour Boubat « la photographie est comme une quête, ou un pèlerinage, ou une chasse. »

Et c’est encore Bobin qui parle le mieux des images de Boubat.

« …Donc, après ouverture, tout arrive. Dans ce tout, on peut citer des jeunes femmes du Brésil et d’ailleurs, des bonshommes de neige sans domicile fixe, des enfants de Paris et de Chine, des poules du Népal et de Corrèze, des chapeaux, des pains de campagne, des giboulées, des fleurs. Mais on n’en finirait pas de citer.

Tout ce qui arrive rentre dans la pièce, va-et-vient. Regardez bien : l’ange ouvre un œil, soulève une paupière.

Le chat lève la tête. En un coup de patte il prend tout ça, enfants, femmes, bonshommes de neige, chapeaux, pains, poules, ombres, lumières - il prend sans prendre. Et maintenant ils s’en vont, les deux, le chat et l’ange.

Ils portent une petite valise de carton, noire. Sur la valise, une étiquette : "Boubat, Édouard, invisibles en tous genres".

Dans la valise, un appareil photo. Voilà. Vous pouvez ouvrir les yeux : tout le monde a disparu. Demeurent les images. ». Christian Bobin, 1996.

Si la vision que Boubat a du monde peut nous sembler maintenant par trop angélique, gentille, lui se défend d’être naïf et disait que « derrière un bouquet de fleurs pouvait se nicher toute la misère du monde. »
Sa bonté des simples ne nous restitue pas tout le monde, mais une part manquante du monde : sa beauté non usée qui flotte encore devant nos yeux. Une sorte de prestidigitateur du bonheur nous parle d’un âge d’or, Boubat.

Ces sortes de cartes postales du bonheur nous laissent songeurs, apaisés, décalés du mal qui court.
Il doit y avoir un Boubat bien plus complexe et sombre, on le découvrira un jour. Bobin l’a déjà pressenti.

Dire : cette vie est un jardin de roses, c’est mentir. Dire : cette vie est un champ de ruines, c’est mentir.Dire : je sais les horreurs de cette vie et je ne m’en lasserai jamais d’en débusquer les merveilles, c’est faire son travail d’homme et vous le savez bien : ce genre de travail n’est jamais fini, c’est comme les images, elles continuent à trembler après le bain, bien après la magie des révélations. Vos images ne sont pas des mirages.
Vos images sont des points d’eau dans le désert
.Christian Bobin.

Cartier-Bresson qui l’admirait parlait d’une œuvre marquée par «l’émerveillement et l’innocence».
Boubat ne restitue qu’une face du réel, mais il le fait avec une belle innocence, en état de réceptivité totale à la fugacité des choses.
Il a su être un réceptacle de lumière, témoin lucide et aussi contemplatif d’instants heureux.

Il avait choisi plutôt la vie.
Ne serait-ce que pour donner l’exemple, comme le suggérait son ami Prévert.

Le plus grand bonheur, c’est quand la photo devient une sorte de cadeau, celui de l’inattendu qui dépasse nos attentes. (Boubat)

Gil Pressnitzer

Un texte d’Edouard Boubat

RENCONTRES VOLÉES

Quelqu’un rêve qu’il traverse le Paradis; il reçoit une fleur pour preuve de son passage. Au réveil la fleur est là, au chevet du lit. Quelqu’un rêve qu’il rencontre une femme; elle lui donne un baiser. Au réveil, où est le baiser?
Quelqu’un traverse la vie en rêvant. Au réveil il reste quelques photographies, dans une boîte, dans son portefeuille, dans un livre.
Alors c’est un livre de photos.
Oui, c’est un livre de tout: de rencontres, de personnes réelles, de regards partagés, d’éblouissements, de portraits de la lumière; mais pas tellement de souvenirs ni de passé puisque c’est toujours présent, comme un cadeau.

Aux arrêts de la route, aux arrêts du temps, un inconnu rencontre un autre inconnu; un pauvre invite un autre pauvre. On a rien à cacher, rien à perdre. C’est un langage direct; comme un instantané, comme une photo spontanée. En amour, c’est le coup de foudre du premier regard. Ce coup de foudre efface tout le reste, instaure un certain vide; un vide vibrant, disponible, pour que jaillisse l’instant; c’est l’œuvre de la grâce. Il faut essuyer le tableau. Il faut que la plaque soit vierge et tout peut s’y inscrire instantanément au premier (et ’seul) déclic. Sinon cela donne un cliché, déjà vu, attendu. Comme dans le conte où l’oiseau s’envole du dessin, l’oiseau photographié poursuit son vol dans un coup d’aile tout neuf.

«Viens dans mon soleil! ramasse ma lumière!» Au Japon, on ramasse une pierre, on l’emporte, on l’encadre, on la signe peut-être. Ainsi une photo m’attend au coin d’une rue, au bord d’un chemin. Puis je rentre, je retrouve la grisaille lumineuse de Paris. Dans ma chambre noire, je tire une photo et je retrouve une lumière inépuisable. Chaque visage, chaque corps, est un miroir où vient se réfléchir le bleu du ciel, le vert des arbres et le noir et blanc. Il reste aussi un oiseau, cerf-volant de Salvador de Bahia, des têtes de mort en sucre du Mexique, un «piano-pouce» du Kenya, une calligraphie chinoise. Il reste des mois, la voix d’un vieux Camerounais : « Il faut voir, non pas regarder ! » Veut-il dire voir l’ensemble des choses ? C’est vrai quand je prends une photo (au moment même), je ne vois rien; je suis plutôt saisi par l’instant et les détails surgissent après sur l’épreuve.
Au Brésil un ancien routard s’est arrêté depuis cinq ans dans une favela. Là-bas, ceux qui ne savent plus où aller se construisent, la nuit, une maison de terre qui séchera au soleil. Il me dit «J’ai appris, ici, à contempler la vie dans chaque visage.» L’infini c’est le visage de l’autre. Je regarde ton visage, tu n’es pas une image. Ce champ de blé c’est aussi le portrait du paysan qui le cultive. Ce blé emmagasine la chaleur du soleil. Il dit oui à la vie.
Il reste aussi la trace d’un oiseau dans le ciel. Un air de chanson :
« Où es-tu quand tu es dans mes bras ?
Où es-tu quand tu fais une photo ?
Tu es dans ta photo ! »
La fleuriste s’appelle Violette, elle me dit: «Je suis dans mes fleurs. J’ai tout et j’ai rien. »
Comme la photographie est faite de tout et de rien. Ce rien à faire. Seulement dire merci, aux amants, aux plages, au soleil, aux rencontres, à tous ceux qui sont partis dont il reste seulement une photo. Cette gratitude est mienne.

«Un jour tu verras la création du monde» disait l’Africain sur un bateau. «Un jour tu verras les rives bouger et toi immobile.» Mais aujourd’hui il faut encore partir. On ne se lasse donc pas des séparations, des départs, des retrouvailles: valises en solo. Photographe freelance c’est cavalier seul. On se dit: au revoir! C’est la sortie du temps.
Photographie volée. Baisé volé et retrouvé. Embrasseur et embrassée sont liés. Il faut embrasser la Belle pour qu’elle s’éveille. Il faut saisir la photo. C’est la vie qu’il faut embrasser pour qu’elle s’éveille. «Regarde, une étoile est entrée par la fenêtre de la cuisine», dit-elle en ouvrant un fruit tropical. J’ai vu toutes les fenêtres: fenêtre sur le port, fenêtre sur la cour, jalousie, chat à la fenêtre. Je suis à la fenêtre du jardin toujours changeant. J’ai vu tous les murs. Le mur devient paysage, je devine un rivage, le peintre chinois dessine une barque et disparaît dans sa peinture. On peut dire que le tableau est né du peintre, mais aussi merveille que le peintre naît de sa peinture, que le photographe sort de sa photo. J’ai vu toutes les lumières. La lumière est toujours neuve.

je ne demande plus 8 jours, ni un mois, ni une vie. Je demande seulement l’instant unique de la prise de vue.

Édouard Boubat

Toutes les images sont copyright © Edouard Boubat

Sources :

Un livre : Bernard Boubat et Geneviève Anhoury, Édouard Boubat, Éditions de la Martinière, 2004

Un site réalisé par son fils Bernard : Edouard Boubat

Bibliographie très partielle

Édouard Boubat, Miroirs autoportraits, (présentation de Michel Tournier), Denoël, 1973.
Édouard Boubat, La Survivance, Mercure de France, 1976
Femmes (texte de Soren Kierkegaard), Éditions du Chêne, Paris, 1972.
Édouard Boubat, "Préférées", (présentation de Claude Nori), contrejour, 1979
Boubat par Boubat (textes de Marguerite Duras et Edouard Boubat), Fondation Nationale de la Photographie, Lyon, 1979
Edouard Boubat (préface de Romeo Martinez, texte de Jacques Prévert), Fabbri, Milan, 1983.
Arbre : portrait (présentation de Bernard Noël), Éditions Agraphie, Montreuil, 1991.
Christian Bobin et Édouard Boubat, Donne-moi quelque chose qui ne meure pas, Gallimard, 1996 et 2010
Vues de dos (texte de Michel Tournier), Gallimard, Paris, 1981.
Édouard Boubat, Lella, Éditions Contrejour, Paris, 1987.
Edouard Boubat photographe.1950-1987, Éditions du Désastre, Paris, 1988.
Édouard Boubat, La Photographie : l’art et la technique du noir et de la couleur, Le Livre de Poche, 2006
Bernard Boubat et Geneviève Anhoury, Édouard Boubat, Éditions de la Martinière, 2004
Edouard Boubat, par Bernard George, Photopoche, 2008
Édouard Boubat : Pour la liberté de la presse, Reporters sans frontières (2002)
Édouard Boubat : La bible de Boubat, En Vues 1998
Édouard Boubat : La vie est belle, Editions Assouline 2003
Édouard Boubat : Lella, Paris Audiovisuel, 1998
Édouard Boubat : Voyageur de la poésie, Atlantica, 2003