Edward Steichen

La traversée vampirique des images

Comme des arbres tellement pleins de sève et de vigueur qu’il a fallu cercler de grandes bandes de fer pour les empêcher d’éclater, ainsi je me sens moi-même. (Rome 1902)

Edward Steichen est loin de bénéficier de la même adoration que ses amis contemporains, comme Walker Evans par exemple. Certes son talent n’est pas remis en cause, mais il semble suspect d’être un touche- à tout de génie, aussi à l‘aise dans les photos de mode, de glamour, de portraits, de nus, de la réalité des villes, de la profondeur des paysages, du spectacle vivant qu’il a su sublimer. Non vraiment un tel ogre de la pellicule ne pouvait n’être que coupable, commercial est le gros mot lâché et infamant.

Certes la merveilleuse exposition, Family of Man, qu’il a montée au MoMA en 1955 et qui depuis a fait le tour du monde,impose le respect, mais la rumeur de photographe léger, versatile, continue à courir et le salir, et il semble nécessaire de rendre hommage à un grand homme qui en tant que conservateur du MoMA (Museum Modern Art de New-York) a permis à la photographie d’être enfin considérée comme un art à part entière. Tant de photographes lui doivent tant, car il a su montrer leurs productions souvent pour la première fois, sacrifiant un peu sa carrière pour cela.

Il demeure le plus novateur de ses contemporains, avec son œil vif et acéré toujours aux aguets des formes à venir. Qu’il immortalise Greta Garbo, Marlène Dietrich ou un pan de la vie urbaine avec ses structures élancées, c’est toujours un créateur, un graphiste inspiré, qui est à l’œuvre. Il traverse les genres et les époques par son immense production photographique. Il est le fleuve Amazone de la photographie, et ses alluvions nous fertilisent encore et toujours.

Depuis ses tout premiers travaux picturalistes à son rôle de conservateur au Museum of Modern Art en passant par sa collaboration avec les publications Condé Nast et d’autres plus commerciales, il laisse traces fécondes derrière lui.
Il était l’oreille et les yeux posés sur le ventre de la modernité en train de naître. Il l’a aussi enfanée.
Il savait les moindres tressaillements des choses à venir aussi bien aux États-Unis qu’en Europe. Homme de la Renaissance au milieu d’un siècle entre chaos et gésine, il a tout vu, tout compris, tout transfiguré. Tant de talents devaient écœurer ses semblables, moins bien pourvus.
Il était non pas enfermé dans un concept, une quête unique, mais ouvert à tous les vents, éclectique, sautant sur tout ce qui recèle des gisements de beauté, explorant visages, tissus, fleurs, natures mortes, célébrités, passants, avec la même rigueur de photographe du réel. Les guerres l’avaient à jamais guéri du symbolisme et seul ce qui palpitait de façon vivante, tournoyante et belle, lui faisait aimer la vie et donc les autres et la photographie qui lui doit tant et tant.

Le tour du monde de la photo en 94 ans

Regardez le sujet, pensez à lui avant de le photographier, regardez-le jusqu’à ce qu’il prenne vie et vous regarde en retour. (Steichen Notes personnelles)

La vie d’Edward Steichen est déjà un roman, et lui le passionné de fleurs rares (delphinium), su faire éclore des images rares conservées sous la serre de notre mémoire. Et son amour des fleurs fera des femmes des fleurs exotiques.
Il a eu de multiples vies, qui sont comme de gigantesques expositions à elles seules. Que d’amours multiples, de mariages successifs, d’amitiés faites et défaites, de voyages incessants entre Paris et New York, de carrières opposées. Il fut un homme de la jet-set avant l’heure. Une concentration hallucinante de contradictions. Et seul un film hollywoodien à grand spectacle saurait rendre compte de sa vie tumultueuse. De ce séducteur, hâbleur et rayonnant.

Lui qui aura fait le tour du monde de la photo en 94 ans !
Aussi seuls quelques jalons seront donnés en pâture pour suivre cet homme prodigieux arrivé en son siècle quand la photographie allait devenir un média fondamental. Lui qui aura toujours eu à la fois un pied dans l’art et la photo commerciale de masse, revues Vanity Fair et Vogue, aura inventé presque tout de ce nouvel art en transformant de simples mannequins, des tas de chiffons en un mythe de la séduction..
Edward Steichen est né au Luxembourg le 27 Mars1879. Quand Edward a trois ans, sa famille décide de déménager aux États-Unis et de s’installer finalement à Hancock, Michigan.

Enfant précoce, peintre de talent, lithographe, Steichen commença à faire des photographies dans le Michigan dès l’âge de 16 ans en 1895, période marquée par l’influence des Impressionnistes, tout en continuant à peindre encore pendant vingt ans.
Comme Rilke il reçoit le choc de l’art de Rodin, et comme lui, il vient s’établir à Paris en 1902 pour partager son intimité créatrice, mais aussi par amour de la peinture. Il photographie sans cesse Rodin, mais aussi Matisse, Toulouse-Lautrec, Picasso et Cézanne, qu’il admire, et il les fera connaître aux États-Unis en les exposant. Il reste à Paris jusqu’en 1908 fréquentant les milieux artistiques et photographiant aussi les environs de Paris.
De retour aux États-Unis il abandonne tout romantisme photographique pour tenter l’ascèse du purisme. Natures mortes, fleurs, objets divers, seront ses modèles uniques. Ce dépouillement le mène vers la création, avec son ami Alfred Stieglitz, de l’avant-gardisme aux États-Unis et la revue Camera Work qu’il publie, en sera la bible. Mais contrairement à ses confrères américains jamais il ne perd le fil avec les artistes européens, avec lesquels il partage son cheminement. Dès 1899 il est exposé et avec des amis il crée le groupe célèbre Photosecession, clin d’œil au mouvement viennois. Son journal Camera Work et sa galerie Little Gallery sur la Cinquième Avenue, à New York sont le ferment du modernisme. Dès 1904 il expérimente la photographie en couleur, et parcourt l’Europe pour saisir les révolutions en cours.Sans doute lassé de la vue du sang versé, il se retire à nouveau en lui-même et se consacre exclusivement à la culture de fleurs inconnues et s’installe en France de 1918 à 1923, à Voulangis (Seine et Marne) où il loue une villa à l’année. Alors qu’il vivait de sa peinture, il l’abandonne, car les courants esthétiques qu’il voit se mettre en place le dépassent. Il retourne à la photo, mais il ne veut plus de la photo esthétique : Je ne suis plus concerné par la photographie comme forme d’art, je crois qu’elle est potentiellement le meilleur moyen d’expliquer l’homme à lui-même et son prochain.
Il va s’y employer par des chemins bien tortueux. Il retourne aux États-Unis hésitant sur sa carrière.
Et la gloire le rattrape, et change ses serments. Le groupe Condé Nast, éditeur des magazines Vanity Fair et Vogue, frappé par ses portraits déjà réalisés en Europe, le nomme directeur de la photographie, chargé de la rédaction, mais surtout des portraits de célébrités et de mode. Il ne perd pas son âme, loin de là, et invente la photo de mode moderne, et aussi la photographie de masse. Il croyait n’y rester que peu de temps, il y restera 15 ans à statufier des gens et des parures.
Ce réalisme, parfois magique, avec la photo pour médium sera son style.

En 1938, Steichen, fatigué du superficiel de ce beau monde cherchant la pose, s’en va au Mexique pour réaliser de la photographie documentaire, en fait pour s’enfuir.
La Deuxième Guerre mondiale lui tombe dessus, et devenu directeur du « Naval Photographic Institute», Steichen est responsable de la publication des photographies des combats de la marine dans le Pacifique, auquel il participe, et il réalise de grandes expositions au MoMA pour célébrer le courage et la victoire des Américains.
Il devient directeur du département photographique du Museum of Modern Art de New York en 1947, où il organise des expositions, de ses œuvres, mais surtout celles de ses amis (Evans, Stieglitz, Dorothea Lange,...).The Family of Man en 1955, en est l’apothéose.
Edward Steichen quitte ses fonctions à la tête du musée en 1962, après avoir organisé une rétrospective de ses photographies en 1961.
Edward Steichen est mort à West Redding, Connecticut, le 25 mars 1973, dans sa quatre-vingt-quatorzième année.
De ses amours, de ses amitiés, de ses combats, de ses intrigues pour le pouvoir, de ses lubies, de sa générosité, de sa folie, il ne sera rien dit. Tout reste à faire pour célébrer cet homme qui fut la passerelle entre l’Europe et les États-Unis, son trait d’union.
Il ne faut dire que cela : Steichen n’est pas une marque, mais le photographe qui aura traversé son siècle en le modelant, en inventant notre perception de l’image. Il est comme un séquoia dans le monde de la photo. Son ombre est encore sur nous.

Une œuvre comme une forêt vierge

Une photographie d’Edward Steichen se reconnaît instantanément, tant son style est signé, parfait, léché. Des images limpides, avec une grande maniaquerie du détail, des dominantes tirant plutôt vers le clair. Que ce soit une photographie de mode avec ses fanfreluches de tissu, ou des paysages sans limites, il existe un espace photographique Edward Steichen.
Lui haïssait la routine, et jamais ne cédera à la facilité, à l’exploitation d’un filon même rentable. Il était curieux, au courant de toutes les avant-gardes artistiques, aussi bien dans la danse que dans l’architecture, aussi bien dans la photographie industrielle que dans la photographie artistique, dans les études de nu ou de mouvements, dans la macrophotographie des fleurs ou des coquillages. Il dessinait aussi à temps perdu des verres pour l’industrie, des tissus. Sa fierté ne sera pas ses photos, mais d’avoir créé des fleurs.

Il était aussi un expert du tirage, un peintre, un directeur de galerie, un conservateur de musée, un administrateur avisé, un découvreur de talents, un remarquable avocat pour convaincre les mécènes. Totalement sûr de lui et de son talent, jamais le doute ne l’effleura. Il était d’une intelligence vibrante, audacieuse, ce qui associé au côté iconoclaste américain en fit un ouragan bienfaisant.
Il est une forêt vierge à lui tout seul, un ogre de l’image.
Seule l’écriture semble lui avoir résisté.
Ses photos sont de la haute couture parfaite, dans leur accomplissement technique et pictural. Elles ne racontent pas, elles figent pour toujours.

Ce n’est pas l’émotion ou la transcendance qui sont recherchées, mais la beauté pure aussi bien dans l’étoffe d’un visage, que dans le béton des jours.
Et tant de photographes sont ses enfants plus que légitimes comme Richard Avedon et bien d’autres.
Il faut oublier les magnifiques mannequins qui s’avancent sous son objectif, les célébrités qui veulent ainsi une petite assurance d’éternité, Winston Churchill, Jean Jaurès, Charlie Chaplin, Gary Cooper, Cecil B. DeMille, Marlène Dietrich, Gloria Swanson, Greta Garbo, George Gershwin, George Bernard Shaw, Colette, Matisse, Richard Strauss, Pirandello, Charles Laughton, Rodin aussi... Un véritable panthéon qui en dit plus long sur ces stars que ce qu’elles auraient voulu laisser paraître. Mais Edward Steichen voulait faire d’une revue de mode comme Vogue, l’équivalent du Louvre.
Il n’a pas seulement produit ces photos ultra-sophistiquées, mias des portraits aussi forts que des tableaux anciens. Pendant ses soixante-dix ans de carrière il a été aussi bien le photographe des temps de guerre risquant sa vie dans les combats de la Deuxième Guerre mondiale ou des photos aériennes de la Première Guerre mondiale, que celui qui a approché au cœur des pétales des fleurs qu’il aimait tant et sondé les natures mortes. Il a inventé le modernisme dans ses photos picturalistes du début, et toute la photographie de mode. Il savait être minimaliste, précieux, expérimentateur de couleurs nouvelles. Et il a fait reconnaître au monde Rodin, Cézanne, Brancusi...
On ne dira jamais assez l’impact mondial de son exposition « Family of Man », œuvre humaniste, œuvre prométhéenne, qui aura amené des générations à l’art photographique.

En fait il donne le vertige, car il embrasse tout l’univers de la photo. « Edward Steichen, une épopée photographique » est le titre judicieux du plus beau livre qui lui est consacré. C’est bien d’une épopée, d’une odyssée, qu’il s’agit et qui submerge. Il faut aborder Edward Steichen, lentement, photo par photo en oubliant la précédente, pour saisir sa puissance de renouvellement, ses multiples visages, souvent antagonistes. Non il ne s’agit pas des photos d’au moins dix photographes différents, mais toujours du même, l’étonnant Edward Steichen. À ceux qui lui reprochent sa carrière commerciale, sorte de prostitution de la belle photographie à leurs yeux il rétorquait : Je ne connais pas toute forme d’art qui n’est pas ou n’a pas été, ou ne sera pas commerciale. Après tout, Michel-Ange aimait aussi à être bien payé pour son travail.

En regardant beaucoup de photos d’Edward Steichen, une partie de son mystère transparaît : son combat avec la lumière. Il sait la courber à son gré, la faire rasante ou éclatante. Il est un sculpteur de lumière. Et par cette magie blanche par lui domptée, il parvient à faire de simples mannequins, de célébrités empesées, de véritables icônes. Tous les portraits réalisés de 1923 à 1936 pour Vanity Fair, ne sont pas des cartes postales pour glorifier la vanité, mais d’audacieuses plongées dans l’intérieur de leur personnalité, qu’elles devaient d’ailleurs ignorer.

Un autre pan du mystère réside dans la conception architecturale de ses cadrages. Sa photo saute aux yeux comme un plan d’architecte par sa pureté, son dépouillement.
Il place les lignes et les visages dans une noce future avec l’éternité.
Dans l’art, le dynamique est le produit du contemplatif. (Steichen Notes personnelles).

Sa science du clair-obscur est l’égale de celle des grands peintres du passé.
Mais sans sa technique prodigieuse, son talent ne serait qu’une sale manie.

Ceux qui l’aiment l’appellent le Leonard de Vinci de la photographie, les autres le méprisent pour son refus de l’art pour l’art. Entre saltimbanque et génie, l’histoire a tranché pour sa béatification.

On se demande encore comment une telle floraison, touffue, diverse, multiple et jamais banale, a pu naître d’un seul cerveau. Jamais enfermé dans une école, une mode, une philosophie, il dévore le monde sur son passage, et le restitue en autant de magnifiques photos.
Edward Steichen sera resté toute sa vie un Européen, mais totalement immergé dans le monde américain, dont il aura façonné le rêve. Sa façon de percevoir est issue de l’humanisme européen. Et il se veut profondément cosmopolite.

Ainsi son aboutissement photographique, l’exposition « The Family of Man » de 1955, vue par des millions de spectateurs est une ode à la mémoire du monde, un geste d’amour humanitaire, un rempart contre l’oubli. Il lui faut trois ans pour préparer « The Family of Man ». L’accrochage compte cinq cent trois photos sur les thèmes du pacifisme et de l’humanisme.

La mission de la photographie est d’expliquer l’homme à l’homme et chaque homme à lui-même.(Steichen Notes personnelles)

Miroir dans le miroir d’un monde en train de naître, Edward Steichen semble en être l’instigateur. Il en est en tout cas le scribe.
Il avait le démon de la photographie en lui, il était le démon de la photographie.

Gil Pressnitzer

Bibliographie

Publications en français

Edward Steichen, William A. Ewing, Photo Poche Actes Sud 2007.
Steichen, une épopée photographique, Tood Brandow, William Ewing, Musée de l’Élysée, Lausanne, 2008

Publications en anglais, sélection

Edward Steichen, The family of man, New York, Museum of Modern Art 1996.
Steichen, a Life in Photography, Random House Value Pub, 1986.
Edward Steichen: The Royal Photographic Society Collection, Edizioni Charta Srl.
Edward Steichen: The Early Years, Princeton University Press, 1999.
Steichen’s Legacy: Photographs, 1895-1973, Alfred A. Knopf, 2000.
Steichen in Color: Portraits, Fashion & Experiments, Sterling, 2010