Emil Nolde

« La tempête des couleurs » et le poids de l’obscur.

« Nolde est bien plus que lié au sol, il est aussi un démon de ces régions. Où que l’on se trouve se manifeste en permanence ce parent choisi, ce cousin des profondeurs. » (Paul Klee).

Si en Allemagne Emil Nolde a une gloire solide et reconnue, jusqu’à faire l’objet d’innombrables calendriers reprenant ses paysages, ses fleurs, il aura fallu attendre en France l’exposition de 2008-2009 au Grand Palais à Paris et au Musée Fabre de Montpellier, la première rétrospective jamais consacrée en France à son œuvre, pour que cette étrange figure de l’expressionnisme allemand resurgisse au-delà des malentendus. Et il y en a.
Et d’ailleurs une seule toile de Nolde est visible en France : Nature morte aux danseuses, au Musée national d’art moderne, centre Georges Pompidou.
Emil Nolde semble un moine-soldat de la couleur, un paysan ancré dans ses paysages, un croyant halluciné et illuminé, hanté par le péché originel.
Mais que de contradictions dans cet homme de la mer du Nord, tiraillé entre extase et dégoût, contemplation et colère. Lui le nationaliste virulent il épouse une Danoise et prend la nationalité danoise, tout en prônant le rattachement du Danemark à l’Allemagne !
Il est fort ambigu dans sa fascination pour l’obscur et son dégoût des scènes nocturnes de la ville, mégapole absolue du vice pour ce chrétien de combat. La chair semble perdition, et pourtant à 81 ans il va épouser en secondes noces une toute jeune fille de 24 ans.

Pétri de contraires, intransigeant, peu amène, il croit pouvoir seul tracer sa route.

Ainsi il rompt brutalement avec le mouvement pictural Die Brücke et va d’abord vers un primitivisme violent, une plongée dans « l’enfer berlinois », puis finalement vers un détachement serein, immergé fusionnellement avec la nature au milieu de ses aquarelles de fleurs et de paysages, où seule la mer qui gronde dévoile ses propres tumultes.

Il n’aimait pas du tout être considéré comme un peintre expressionniste, se voulant unique et sans concession aux modes. Il l’était, violent, inclassable, tourmenté.
Libre, intensément libre.
Il fait penser à son contemporain en musique Leos Janacek, autre nature impétueuse.

Emil Nolde aura été le scribe des paraboles de la nature, de ses forces, de ses légendes, de ses obscurités parfois menaçantes. Une mythologie devenant une cosmogonie prend forme aussi bien dans ses œuvres graphiques, que dans ses gravures sur bois, et ses tableaux.
Artiste profondément solitaire, libre de toute école, sauf de celle des vibrations de la nature, Emil Nolde a fait de sa peinture un flux de vie, qui saute immédiatement aux yeux.

Mais s’il étale les couleurs sur les toiles ou le papier, il n’étale point sa vie qui reste secrète et cachée.
La nature des vies silencieuses des choses donne ses secrets dans les couleurs qui sont sa parure et son dévoilement. On peut entendre la croissance des forces cachées dans ses tableaux.

Il semble parfois peindre en état de transe, en oraison et en extase face au cosmos. D’ailleurs il ne peut concevoir de ne s’adresser, dans son protestantisme enflammé, que directement à Dieu et au cosmos, sans intermédiaire. En fait paganisme semble avoir autant de puissance dans sa foi que la Bible, et un certain animisme monte de ses tableaux de la nature qui semble vivre pour elle seule.
Souvent, devant un paysage, des fleurs, la mer, il se livre à la peinture comme dans une crise mystique.
« J’avais un nombre infini de visions à cette époque-là. Car, où queje tourne mes yeux, la nature, le ciel, les nuages, les branches de chaque arbre, partout, des images bougeaient et vivaient leur vie à la fois tranquille et sauvagement animée. Elles éveillaient mon enthousiasme et me tourmentaient en voulant que je les peigne...».

Étant fièrement fils de paysan, ne trouvant « son origine qu’au plus profond du sol natal », il était aussi farouchement indépendant, et attaché autant au sol qu’à une mythologie de « l’art éternel allemand ». Il professait le mépris des intellectuels et se targuait de « son inculture ».
Volontiers replié sur lui-même, presque misanthrope, il aura été avant tout un créateur unique et original. Il était fasciné par l’obscur des êtres et des choses, d’où son attirance vers les mythologies primitives nordiques, et celle coupable vers le monde nazi. Il semblait hanté par l’ambiguïté du mal et un pangermanisme ancré dans le droit du sol autant que dans le droit du sang et s’inventant des mythologies des origines pour se persuader d’être le peuple pur; Nolde est porté par un art ancestral fantasmé.
Aussi il fut longtemps un compagnon de route du national-socialisme, car il voulait construire un « nouvel art allemand » et donner corps à son antisémitisme assumé et virulent.
Ce qui ne va pas l’empêcher d’être rangé dans « l’art dégénéré » » et interdit de peindre et de voir ses toiles saisies, vendues ou brûlées.
Mais cette réclusion forcée dans sa maison du Schleswig-Holstein, entre ciel et mer, sera le tournant de sa vie d’homme et de peintre, une rédemption. Il était devenu un résistant de l’intérieur.

Il avait effectué « sa migration intérieure ».

Ce fut sa régénération, car au péril de sa vie, surveillé en permanence par la Gestapo, il va à 70 ans braver cet interdit et élaborer son « œuvre non peinte », à partir de petites aquarelles faciles à dissimuler et vite exécutées.
Et le reclus de Seebull, son village, va embrasser le monde au travers des paysages de la mer et des landes battues par le vent.
Loin des villes tentaculaires qui le repoussaient, il va se réancrer au sol, retrouver les forces magiques tapies dans le vent et le sel, la terre et les nuages. Ce sera son flamboyant automne.
Avec August Macke et Paul Klee, il a réinventé au 20ème siècle l’art de l’aquarelle.

Lionel Richard a écrit « Emil Nolde ou l’obsession de peindre envers et contre tout ». C’est bien cette soif d’ogre de vouloir rendre par la peinture tout un monde vibrant qui fait la grandeur d’Emil Nolde. Il l’aura réussi.

Emil Nolde est profondément un paysan et un homme attaché à la terre du Nord, celle des landes où le ciel se couche inconsolé. Celle où la mer vient se heurter aux hommes, opposant son infini à la petitesse des hommes.

Il est à la fois un taiseux en tant qu’homme et un bavard intarissable au niveau de la peinture, un fou des couleurs, seule ouverture pour lui vers l’ailleurs et le divin.

L’homme du nord, l’homme des tempêtes des couleurs

« Je voulais qu‘au travers de moi comme peintre, les couleurs se déploient logiquement sur la toile, comme la nature les avait créées, comme se forment les minerais et les cristaux, comme poussent algues et mousses, comme sous les rayons du soleil les fleurs se répandent et doivent fleurir. » Nolde est l’homme du nord, le confident des fleurs et des landes, l’arpenteur des grèves, le contemplateur de la mer.
Nolde il est par son nom emprunté à son village, Nolde il est par tous les oiseaux qui s’envolent sauvages de sa peinture. Il marche dans sa vie en mettant un tableau devant l’autre, et quand l’assignation à résidence avec l’interdiction formelle de peindre lui est ordonnée, il s’enfuit au travers d’innombrables petites aquarelles encore plus éclatantes que ses toiles, mais faciles à cacher.
Pour comprendre Nolde il faut se référer à ses origines, lui si marqué par les origines du monde.

Né dans un petit village dont il prit le nom en 1902, Emil Hansen venait d’une famille de simples paysans. Son pays, à l’extrême nord de l’Allemagne près de la frontière danoise, est fondamental pour comprendre sa personnalité. D’ailleurs il usa et abusa de son origine paysanne, jouant au simplet parfois pour mieux se moquer des intellectuels.
La connexion entre Nolde et la terre, son enracinement dans une forme de culture populaire à la fois protestante dans son rigorisme et païenne par son univers de magie, pétrie de vieilles légendes germaniques, de monstres, de la violence des éléments vont tout entier le façonner.
Elles vont lui inculquer ce patriotisme fervent, agressif parfois, qui en fait un chantre de ses origines et de l’Allemagne éternelle, même dans ses origines nordiques réinventées..
Sa longue vie lui enseignera la sagesse de la contemplation et la vanité des œuvres humaines.
Emil Hansen naît le 7 août 1867 dans une famille de paysans, dans le petit village allemand de Nolde, près de la frontière danoise, dont il prendra le nom. Il est élevé dans le piétisme protestant rigoureux.
Comme rien ne destine à la peinture ce fils de paysan, imprégné de légendes nordiques et de rapport à la magie de la nature, il effectue un apprentissage de quatre ans comme ébéniste et sculpteur sur bois, de 1884 à 1891.
Ceci lui donnera la technique de la gravure sur bois, qu’il enseignera plus tard aux autres membres de son groupe d’artistes.
Nolde enseigne le dessin industriel, les arts décoratifs et le modelage en Suisse, à Saint-Gall, de 1892 à 1897.

Mais la peinture l’attire et le succès de ses petites cartes postales sur les Alpes l’encourage à franchir le pas.

Et en 1895-1896 il réalise sa première véritable peinture à l’huile, Les géants de la montagne, refusée à l’exposition internationale de Munich. Donc c’est très tardivement, à 30 ans, qu’il se lance dans la peinture. Il suit quelques cours à Munich et à Dessau en 1898.

Il se perfectionne enfin, par une formation à Paris, à l’académie Julian en 1899, où les impressionnistes ne le passionnent pas, Van Gogh bien au contraire. Et puis en 1900-1901 il étudie à Copenhague, où il fréquente l’école de Kristian Zartman, l’un des meilleurs coloristes de sa génération. Il rencontre une jeune comédienne et musicienne danoise, Ada Vilstrup qu’il épouse en 1902, et qui va tout abandonner pour soutenir son jeune mari peintre et surtout pauvre, bien pauvre.

Le couple s’installe dans l’île d’Alsen dans une cabane de pêcheur.
De 1903 à 1905, il est dans le dénuement extrême et très malade.

Il effectue un voyage de six mois en Italie en 1905. Il passe les hivers à Berlin.
Il est appelé à rejoindre le courant naissant Die Brücke en 1906-1907 à Dresde. Kirchner et ses amis sont fascinés par ses « tempêtes de couleurs », comme ils désignent ses toiles.
Son œuvre graphique et ses peintures sont alors largement exposées, mais il quitte Die Brücke en 1907, pour préserver son indépendance et ne se reconnaissant pas dans les idées directives de Kirchner.
Pourtant ce solitaire va fonder le groupe Sécession à Berlin avec Schmidt-Rottluff, mais il va quitter ce mouvement en 1910, ne supportant pas l’embrigadement dans un mouvement, et se heurtant au refus de Matisse de le rejoindre. Alors brièvement il fonde la même année la Nouvelle Sécession qu’il abandonnera aussi.
Mais il est reconnu et devient une référence du nouvel art allemand.

Durant l’été 1909, il peint une importante série d’œuvres religieuses dans le village de Ruttebüll, dans le Schleswig, et dans lesquelles affleure autant de monde païen que de monde chrétien.
« J’étais poussé par un désir irrésistible de représenter la profonde spiritualité, la religion et son intériorité, mais sans trop de volonté de vouloir savoir ou de me plonger dans des réflexions profondes. »

Emil et Ada Nolde se plongent dans la vie nocturne berlinoise durant l’hiver 1910-1911, mais il n’y voit que péchés et dépravation, et comédie sociale.
L’apogée du talent de Nolde se trouve dans l’année 1910 dans sa superbe série de « mers d’automne » qui l’amènent tout près de l’abstraction, car les couleurs sont devenues des formes.
Il fait un voyage en Hollande en 1911 où il va admirer les tableaux de Van Gogh.
En janvier-février 1912, il achève son polyptyque en neuf volets de La vie du Christ montré à l’occasion d’une grande exposition de ses œuvres à Hagen. Son œuvre est retirée d’une exposition d’art sacré à Bruxelles, car trop dérangeante.
Il va se retirer en juillet-août 1913 à Utenwarf, près de Seebüll, en achetant une petite ferme.
Il réussit à se faire admettre dans une expédition océanique, organisée par le ministère des Colonies allemandes en décembre 1913. Et il séjourne en Nouvelle-Guinée et en Papouasie. Il réalise beaucoup d’aquarelles et découvre le primitivisme et les méfaits du colonialisme.

Il va visiter longuement le Musée ethnologique de Berlin, fasciné par les cultures extra-européennes.

Des expositions de ses œuvres ont lieu à Hanovre, Munich en 1918.
Il est maintenant célébré dans toute l’Allemagne et refuse un poste de professeur à l’Académie de Karlsruhe. Il peint de nombreuses œuvres religieuses en 1915 et des aquarelles avec des sujets « fantastiques » en1919, qu’il va continuer dans de plus grands formats en 1931-1932.
Il effectue de nombreux voyages dans toute l’Europe au printemps 1921.
En 1926 il construit sa maison de Seebüll, près de la mer du Nord, à 300 mètres de la maison de ses parents. Car « Ici est notre place! »
Déjà un peu compagnon de route des idées nationales-socialistes depuis 1924, il adhère au parti nazi en 1934 et signe même l’appel pour donner tous les pouvoirs à Hitler le 18 août 1934. Dans le nazisme naissant, il voyait l’occasion de refonder un art allemand, et dont il serait le chef incontesté et reconnu par le nouveau régime. Goebbels est son grand admirateur, son protecteur même. Il proclame sans arrêt son allégeance au régime : « Toute mon attitude est une déclaration d’amour à l’Allemagne, au peuple allemand et à ses idéaux, Heil. » (Lettre de Nolde au régime).
Ceci n’empêche pas de voir ses tableaux religieux, dont La mise au tombeau, décrochés à Hambourg en mai 1935.
Et en été 1937 il est catalogué comme artiste éminent de l’« Art dégénéré ». 1052 œuvres de Nolde sont confisquées aux musées allemands, soit à lui tout seul plus que tous les autres artistes « dégénérés ». Certaines sont détruites, d’autres vendues, mais il parvient à en récupérer la plus grande partie, sans doute avec quelques complicités dans l’appareil nazi. Quarante-huit de ses tableaux sont « choisis » comme infâmes à l’exposition « d’art dégénéré » de Berlin en 1938.
Le 23 août 1941, il est frappé par l’interdiction totale de peindre, et la Gestapo est chargée de vérifier qu’il se plie à cette interdiction de peindre et le visite souvent.
À 70 ans il refuse de se plier à ces ordres, et au péril de sa vie il va continuer à créer.
Pour cela, et puisqu’il ne peut se procurer le matériel nécessaire à la peinture à l’huile, Nolde ne peint que de petites aquarelles sur des papiers de récupération, qu’il peut vite faire disparaître.

De 1942 à 1945 Nolde reste cloîtré à Seebüll, tout en peignant abondamment des paysages et des fleurs, plus de 1300 !
Ce sont « ses œuvres non peintes ».
En 1946 la fidèle épouse Ada meurt.
En 1948, il épouse Jolanthe Erdmann, très jeune fille. La vie ne doit pas s’arrêter.
Il est maintenant couvert d’honneurs, et la reconnaissance internationale survient, d’une part pour la qualité de ses peintures, d’autre part pour sa résistance clandestine aux ordres nazis.
Il continue à peindre frénétiquement, plusieurs centaines de peintures jusqu’en 1951, puis jusqu’en 1955 uniquement de nombreusesdes aquarelles.
Le 13 avril 1956, Emil Nolde meurt à 89 ans à Seebüll.

Une peinture de matières et une peinture de la matière

«Les couleurs sont les notes que j’utilise pour créer des harmonies.» La peinture d’Emil Nolde est une peinture du destin des choses et des humains.
Elle est jaillissement, car pour Nolde elle est la manifestation presque spontanée d’un besoin irrépressible d’interroger les origines, de rendre tangible les pulsions de la nature.
Pour transcrir ses élans, ses tourments et ses cris intérieurs, Emil Nolde a fait retentir son ardeur des couleurs et a puisé dans sa foi de paysan Frison envers la terre et la divinité.
Viscéralement attaché à sa terre il ne voyait dans la vie des villes que prostitution et damnation. Il est pourtant attiré par ses lumières et va y passer de nombreux hivers allant dans les cabarets de la vie nocturne, mais toujours se sentant étranger :
« Me revoilà en errance ici, écrit-il, tout me répugne. Cette mégalopole ! Personne n’est proche de mon cœur, je suis plus solitaire que jamais».Sédentaire il rêvait souvent de la Papouasie et de la Nouvelle-Guinée, qu’il avait visitées et qui l’avait envoûté.
Il était un nœud de contradictions, épris d’honneurs et de reconnaissance et misanthrope fuyant le monde, agrippé à son fantasme du pays réel et de la patrie, (Heimat), et en même temps fasciné par la vie primitive. Ce faux rustique se voulait le fer de lance du modernisme. Du mouvement Die Brücke à la Nouvelle Sécession de Berlin, il veut en être le phare, mais ne supporte pas la vie de groupe.
Il se dit peintre maudit, mais il est considéré très tôt comme le chef de file du courant expressionniste allemand dès les années 1920.

Profondément religieux, ses peintures bibliques regardent plus vers le profane que le sacré.
« J’obéissais à un besoin irrésistible de représenter une spiritualité profonde», écrira Nolde.
Il faisait grande profession d’inculture, surjouant son rôle de paysan, et ayant le mépris facile pour les autres. Pourtant il quêtait les honneurs. Il avait réussi à se faire admirer par Goebbels et détester par Hitler.
Cette personnalité confuse était venue fort tard à la peinture, et pourtant il va illuminer l’art de son temps.
Nolde peignait et repeignait jusqu’à l’obsession les fleurs, son jardin, la mer et le vent sur la mer, comme pour aller au-delà de l’apparence des choses au plus près du mystère des origines.

Tant il était attiré par les fleurs qu’il entretenait même un jardin face au vent, dans les terres salées de la côte balte, là où il avait construit sa maison isolée.
Lui qui a vécu si longtemps, jusqu’à 89 ans, avait un rapport patient au temps.

Il le laissait filer au fil de son pinceau.
Artisan de la durée, en oraison devant la nature, cette éternité qu’elle semble porter en elle et qu’il voulait embrasser.

Il attendait la fin des temps.

Sa peinture veut déchiffrer le destin caché qui conduit hommes et fleurs, et pour cela il plonge dans l’obscur. Pour lui la nature est tellurique, menaçante et secouée d’obscur. La fusion avec la nature et ses mouvements profonds et violents le transporte :
« Les vagues et leur fureur, les nuages devant et au-dessus de moi, la plage, les dunes, l’herbe grise, tout m’appartenait...Des heures durant je longeais la plage ou m’enfonçais dans le sable fin des dunes comme pris de boisson, hurlant mes chansons quand je me trouvais seul, criant à l’unisson avec les mouettes. »

Nolde cède aux sortilèges de l’irrationnel et bien des démons surgissent dans ses toiles, dont l’étonnant « L’enfant et le grand oiseau noir », lourd des éternels combats entre le bien et le mal, surtout l’ambiguïté du mal qui le fascine.
Ce qui frappe chez Emil Nolde c’est son besoin vital de peindre, sa soif des couleurs.
Il va vers cette orgie de couleurs qui le caractérise comme en extase, saoul de sensations.
«Les couleurs des fleurs m’ont irrésistiblement attiré, et presque tout d’un coup, j’étais en train de peindre... Les couleurs épanouies des fleurs et la pureté de ces couleurs, je les aimais. J’ai adoré les fleurs dans leur destinée : emportées vers le ciel, en floraison, brillantes, étincelantes, exaltantes, se penchant, se flétrissant, jetées dans la fosse finalement.» Ainsi tout foisonne en lui et sur ses toiles. Croisement réussi entre la palette flamboyante de Vincent Van Gogh et la noirceur d’Edvard Munch, Nolde est pourtant unique en son siècle par son art et sa fougue. Nul n’aura su jouer avec autant de liberté de la couleur. Vibrations et mouvements internes font vivre intensément sa peinture. Il devient un démiurge de la nature, un bâtisseur de couleurs.

On a pu parler de sa «vision émerveillée et tragique », et dans son œuvre on trouve à la fois ce regard d’enfant fasciné par la magie de la nature toujours en création, et le tragique du destin des hommes et des choses condamnés à la disparition.
Aussi le grotesque envahit parfois ses représentations graphiques, car Nolde ne se soucie nullement de l’exacte reproduction du réel :
« La fidélité et la précision dans la reproduction de la nature ne font pas une œuvre. Une figure semblable à s’y méprendre à son modèle n’inspire que du dégoût. Éprouver la nature en y insufflant sa propre âme, son esprit, transforme à l’inverse le travail du peintre en art. »

Il est le peintre des visions oniriques et des figures étranges. Instinctif, Nolde n’était pas un théoricien, simplement son être était chevillé dans sa terre natale, dans les récits de la Bible et des légendes nordiques.
Il empoigne la matière comme on empoigne la terre pour la féconder.
À ces moments de peinture intense pouvaient succéder de grands moments de résignation, et même de destruction de beaucoup de ses œuvres.

Que de tableaux déchiquetés par ses soins !

On retrouve la même ardeur dérangeante tout au long de ses motifs : montagnes enchantées, pays natal, nuits de Berlin, le monde et ses origines, les tableaux bibliques, la patrie, les images non peintes et les œuvres fantastiques, la mer.
En fait Nolde en peignant sans cesse les paysages du Schleswig peignait son enfance, la revivait avec les terreurs et les émerveillements de celle-ci. Il la revivait ainsi avec toutes les pulsions oubliées.
Les sujets religieux peints par Nolde sont au centre de son œuvre, confluence entre paganisme et foi chrétienne très personnelle, et d’ailleurs son tableau le polyptyque La vie du Christ (1909-1912) sera l’attraction de l’exposition sur l’art dégénéré. Car toutes les pieuses traditions sont bafouées devant ce torrent mystique qui introduit le grotesque et le profane pour mieux célébrer la foi.

Nolde a consacré 55 peintures à ces thèmes sacrés, de 1909 à 1951, témoignant ainsi de ses convictions religieuses.

La peinture de Nolde, même non religieuse, est souvent inquiétante, car elle explore la part d’ombre de chacun.
Nolde semble avoir partie liée avec les forces obscures et souterraines des veines de la terre. Parfois elles le submergent, parfois il arrive à les enclore dans les remparts de la couleur, les châteaux forts de la matière.
Nolde profondément terrien regardait la mer avec une sorte de crainte primordiale, mais aussi une fascination émerveillée pour sa violence et ses profondeurs.
Et sa rage de peindre, issue d’une profonde nécessité intérieure, nous aura donné des feux d’artifice de couleurs.
Entre poésie, violence et fantastique, Nolde laisse un univers chatoyant, où la Bible, la mythologie nordique, la magie tellurique de la nature, l’art primitif, tissent des éclats de soleils, des fusées de couleurs.
Ses paysages sont plus que des paysages, ils deviennent des paysages spirituels, des paysages sacrés.
La puissance de son œuvre contient la puissance de la nature.
Il est un passeur en transes entre le cosmos, l’homme et la nature.

Sa peinture est un élan vital, une épiphanie de la couleur.

Elle est saturée d’émotions, envahie de vents, des souffles de la mer, du regard immobile des lacs qui songent, des jours pleins de nuits, de paysages hallucinés qui font disparaître les formes et vont vers l’abstraction. Tout devient écume et nuages profonds qui dialoguent avec la mer, et le monde qui s’endort, dans les bras du ciel qui s’enfuit.
Il faudrait pouvoir contempler ses tableaux comme lui, assis dans sa petite cabane en bois, contempler la mer baltique ou les landes embrasées de soleil couchant, seul et immobile comme lui.
« Ce cousin des profondeurs » est aussi un astre brillant, farouche.
Homme libre il sera resté toute sa vie un peintre libre.

« Il est un bleu argenté, un bleu ciel et un bleu tonnerre. Chaque couleur possède en elle une âme, qui me rend heureux ou me repousse, et qui agit comme un stimulus. Pour une personne qui n’a pas d’art en lui, les couleurs sont les couleurs, les tons les tons... et c’est tout. Toutes leurs conséquences pour l’esprit humain, qui oscille entre le ciel et l’enfer, passent juste inaperçues. »

Gil Pressnitzer

Sources :
Sylvain Almic. Emil Nolde 1867-1956, Paris, Éd. Réunions des musées nationaux, 2008

Un site: Fondation Nolde

Bibliographie

Emil Nolde, catalogue de l’exposition 2008, RMN, 2008.
Emil Nolde, Splendour of Colors, Snoeck
, 2013.
Emil Nolde : Unpainted Pictures, Thomas Knubben, Hatje Cantz, 2000.
Nolde, Lettres 1894-1926, Actes Sud, 2008.
Emil Nolde : L’expressionnisme devant Dieu, Gabrielle Dufour-Kowalska, Klincksieck, 2007.
Emil Nolde: Artist of the Elements, Averil King, Philip Wilson Publishers Ltd, 2013.
E mil Nolde: Mein Garten voller Blumne/My Garden Full of Flowers, Manfred Reuther, DuMont Literatur und Kunst Verlag KG, 2010.
Emil Nolde: Master of the Watercolour, Jorg S. Garbrech, Dumont, 2011.
Emil Nolde: Legende, Vision, Ekstase : die religiosen Bilder, Hamburger Kunsthalle, 2000.