Eugène Atget

Le piéton de Paris ou le photographe moderne malgré lui

Eugène Atget serait tombé dans les toiles d’araignée du temps si une Américaine, Bérénice Abbott, n’était tombée en admiration éperdue devant ses images d’un Paris réel et irréel tout à la fois. Une exposition à New York a émerveillé des photographes comme Walker Evans (1903-1975), Edward Weston (1896-1966), et Ansel Adams (1902-1984), qui après le choc reçu par ses images en firent le précurseur de la modernité en photographie et se lancèrent dans ce qu’ils avaient pris pour un nouveau chemin.

Chemin basé « sur la faculté de voir sans subjectivité, sans idées préconçues, sans interprétation, et donc de penser directement en créateur ».

C’était beaucoup prêter au modeste Eugène Atget qui lui plantait simplement son appareil en face de ses modèles, en se cachant sous un drap noir pour saisir le bon moment, et ainsi fixer artisans et petits métiers, monuments, parcs, maisons closes.
Il ne voulait faire qu’œuvre documentaire, mais celui que Man Ray qualifia « de petit boutiquier, post mortem ! », un simple petit photographe de rue sans beaucoup d’imagination, ni d’intelligence, fut en fait immortalisé en 1930 par les surréalistes, Robert Desnos en tête, après l’épiphanie américaine. Et puis vinrent les écrits enthousiastes de Walter Benjamin sur son œuvre.
Eugène Atget pourra alors clamer « Je possède tout le vieux Paris », et sa gloire était en marche.
Comment ce comédien raté, ce peintre médiocre, aura-t-il eu tant d’influences sur les autres, écrivains ou photographes ? Et bien par la beauté surannée de ses photos, leur poésie involontaire due aux voix chères qui se sont tues que sont tout ce monde disparu du début des années 1900. Certes ce n’est pas Léon-Paul Fargue, mais un témoin méticuleux de ce qui fut, photographié de plain-pied, sans sophistication, presque déjà de la Straight Photography si chère à Paul Strand. En tout cas de la photo documentaire, et à ses tout débuts.
Eugène Atget voulait établir un inventaire, et nullement poser les fondations de la photographie moderne. Et pourtant cela se fit ainsi, malgré lui sans doute. Il n’avait pas une approche humaniste, car n’est pas Izis qui veut, mais il rendait compte des petites gens plus pittoresques pour lui que porteurs de vérité humaine, des cours des immeubles, des jardins publics et des châteaux, des hôtels particuliers et leurs intérieurs, des fêtes foraines, des maisons de plaisirs, des exclus, des zonards de la ville, des calèches, enfin de toutes les petites boutiques.

Toutes ses longues séances de photographies étaient ses archives du regard. Son vieux Paris dont il connaissait chaque empreinte.
Il marchait ainsi dans l’histoire d’une ville. Ce fut sa véritable profession d’en rendre les transformations, les derniers sursauts du passé révolu.
Pendant trente ans, il fut le piéton de Paris, avec sa chambre sur le dos, s’arrêtant là où son œil s’arrêtait.
Il pensait laisser et vendre des documents à des peintres.
Il a laissé tout l’inventaire des choses maintenant invisibles et qui par lui nous regardent encore. Tous ces quartiers historiques, où ce flâneur des instants a passé, auront noué un lien vital avec ses photographies.
Lui mort dans l’indifférence générale est devenu fondamental dans l’histoire de la photographie.
Eugène Atget n’est pas le Facteur Cheval de la photographie, ni surtout son Douanier Rousseau, car il n’avait pas le sens du primitif. Mais l’un de ses premiers grands maîtres et sans lui rien n’aurait pu être pareil. Ses milliers de clichés de Paris sont devenus de la mémoire.

Oui il a le droit de proclamer « Je possède tout le vieux Paris ». Plus tard, bien plus tard les Prévert, les Doisneau reprendront sa route. Mais c’est lui qui a tracé le chemin. Lui le modeste, le bougon, même hargneux envers ses nouveaux zélateurs, lui l’obstiné a fait l’histoire comme un monsieur Jourdain de la photographie. Artisan avec son matériel vétuste et encombrant il sera le rempart comme la hausmannisation des consciences et des rues.

L’histoire d’un artisan qui ne voulait pas être un artiste

« On se souviendra de lui comme d’un historien de l’urbanisme, d’un véritable romantique, d’un amoureux de Paris, d’un Balzac de la caméra, dont l’œuvre nous permet de tisser une vaste tapisserie de la civilisation française » (Bérénice Abbott)
Une biographie de cet homme effacé, qui n’est parvenu à nous que par sa gloire posthume, se doit d’être comme lui discrète, succincte, presque muette. D’autant plus que l’on ne sait pas grand-chose ni de lui, ni sur lui.
Laure Beaumont-Maillet a eu cette description frappante: «Ce comédien ambulant, ce peintre raté, cet original solitaire, est l’auteur d’une œuvre d’une force et d’une originalité telles, que l’image de Paris que chacun de nous porte avec lui s’en trouve nécessairement imprégnée. Atget commence à photographier en 1890, pour des peintres, mais très vite il s’attaque à son grand œuvre : la description de Paris, à laquelle jusqu’à sa mort en 1927, il consacre plus de 3 000 clichés. Rues et façades, balcons, grilles, escaliers, cours, heurtoirs, mais aussi voitures, petits métiers, intérieurs bourgeois ou prolétaires, vitrines, composent un tableau étrange et fascinant. »
Cet homme qui ne voulait pas être roi, est un peu l’Érik Satie de la photo, l’humour en moins, le mysticisme en moins, le génie photographique en plus. Et sa litanie des petits métiers semble une chanson de Juliette. Mais lui quelles sont ses traces ? Il ne se laissa photographier qu’à la fin de sa vie par Bérénice Abbott et seulement dans son atelier. Son portrait imaginaire nous est inconnu.
Il est né à Libourne le 12 février 1857, fils d’un charron. Et cinq ans plus tard il est orphelin de père et de mère. On le retrouvera comme mousse dans la marine marchande de 1875 à 1878. En 1878 il se dit : à nous Paris ! Après quelques échecs, il entre en 1879 au Conservatoire national de musique et de déclamation, tout en faisant en même temps son service militaire, ce qui l’empêche de suivre correctement l’enseignement. Comédien médiocre, il cachetonne dans des troupes ambulantes, puis quitte ce métier, autant que ce métier le quitte. La peinture ne lui réussit guère plus.
Alors en autodidacte il décide qu’il sera photographe, et en 1890 il commence « à réaliser en autodidacte des documents photographiques pour les artistes », car il ne se considère vraiment pas comme un artiste. Ce sont les paysages et les végétaux qui sont sa préoccupation, car plus facile à écouler chez les peintres à la recherche de modèles. Il se vend ainsi par petites annonces : « Paysages, animaux, fleurs, monuments, documents, premiers plans pour artistes, reproductions de tableaux, déplacements. Collection n’étant pas dans le commerce. »
En 1898 se crée la Commission du Vieux Paris, alors il va méthodiquement sillonner et photographier les vieux quartiers en cours de disparitions, les petits métiers tués par les grands magasins. En 1901 ce sont les gros plans d’éléments décoratifs, qui passent inaperçus le plus souvent, qui le fascinent : détails de fer forgé, balustrades, rampes d’escaliers. Il se permet même d’aller autour de Paris pour rendre compte des parcs, des châteaux, des monuments. Mais aussi pour partir sur les traces du peintre Claude Monet.

Il aime procéder par séries (Paysages, Vieille France, Costumes religieux, Paris pittoresque, Vieux Paris, Intérieurs, Parcs et jardins...). Il opère comme un collectionneur, mais ce sont ses photos de la fin de sa vie basées sur les illusions des vitrines, leurs reflets, qui seront les plus abouties et vénérées par Robert Desnos et surtout Brassaï et son assistante Bérénice Abbott.
Reclus, il croit avoir piégé comme papillons en images tout le vieux Paris, qu’il croit alors possédé dans le coffre-fort de sa mémoire.
Il ne comprend pas la soudaine agitation autour de lui et s’enferme encore plus.
À sa mort en 1927, Bérénice Abbott achète la plupart des lots de photographies, d’albums, et de négatifs. Elle en fera des expositions et des livres. En 1968, elle vend sa collection au Museum of Modern Art de New York. Pour sa part le musée des monuments historiques de Paris acquiert 2000 plaques de son travail.

La légende peut se mettre en mouvement : « Sitôt que la figure humaine tend à disparaître de la photographie, la valeur d’exposition s’y affirme comme supérieure à la valeur rituelle. Le fait d’avoir situé ce processus dans les rues de Paris 1900, en les photographiant désertes, constitue toute l’importance des clichés d’Atget. Avec raison, on a dit qu’il les photographiait comme le lieu d’un crime. Mais chaque recoin de nos villes n’est-il pas le lieu d’un crime ? Chacun des passants n’est-il pas un criminel ? Le photographe – successeur de l’augure et de l’haruspice – n’a-t-il pas le devoir de découvrir la faute et de dénoncer le coupable sur ses images ? Dans le procès de l’histoire, les photographies d’Atget prennent la valeur de pièces à conviction. C’est ce qui leur donne une signification politique cachée. » Walter Benjamin.
Sans doute, mais plus que des preuves d’amour ou de crimes, c’est l’étrangeté de son univers, vide souvent, inquiétant parfois qui nous reste et nous fascine encore.

Une ville en bandoulière et la légende aux trousses

« Ce ne sont que des documents, des documents que je fais. » Il ne voulait pas réenchanter une ville, dont il connaissait chaque dédale, pour l’avoir hantée cette ville de 1897 à 1927. Il voulait méthodiquement laisser des témoignages contre le temps qui malmène encore plus les villes que les hommes.
Son Paris à lui n’est pas le Paris moderne en train de s’édifier. Pas de modern style ou d’art nouveau. Pas de Tour Eiffel ou de nouvelles bâtisses s’élançant vers le futur. Il aimait profondément sa ville.
Atget en fait détestait la modernité et la foule. Atget photographiait le vieux Paris, c’est-à-dire les quartiers épargnés par le vaste chantier de rénovation urbaine que le baron Haussmann avait lancé dans les années 1853 à 1870.
Il portait en lui le sentiment de la perte. Aussi il accumulait les preuves de ce qui fut jadis.
Il prenait presque industriellement des vues des rues et des façades, des hommes aux heures creuses, abandonnées, les plus favorables, quand il n’y avait personne alentour. Il utilisait un appareil à plaques encombrant, mais qui rendait tous les détails possibles.

Son Paris est tissé de facettes multiples, mais toujours tourné vers ce que l’on ne voit que si on s’attarde, que si on ressent les fissures du passé à l’œuvre. Les rues sont sombres, étroites et destinées à être détruites bientôt. Les édifices sont les vieux édifices d’avant la folie immobilière de transformation de Paris en capitale. Paris pour Atget est une suite de villages, avec ses camelots, ses métiers comme les marchands de fouets ou les rémouleurs, les prostituées lasses des quartiers pauvres, ses jardins déserts. Le pittoresque le fascine, pas la vibration des choses.

La question taraudante est de comprendre pourquoi un modeste photographe, inconnu, a pu presque à titre posthume – l’exposition qui fit changer la route de Walker Evans est de 1920 et Atget est mort anonyme en 1927 -, pour devenir pour tous les créateurs de l’avant-garde photographique des années 1920 «le père fondateur de la photographie moderne ». Lui,Atget le solitaire, avait toujours fui tous les courants, méprisé tous les cénacles et le voici déifié, ce qui l’aurait mis en rage, lui qui n’a même pas pu vendre convenablement ou placer ses clichés. Il était sans descendant, sans ami, sans croyance au futur de son œuvre. « Quand ses illustres voisins de la rue Campagne-Première -Man Ray, De Chirico- l’auront « découvert », toujours il se défendra d’être un artiste ».
Cela fait partie de l’ambiguïté cruelle de l’histoire : Eugène Atget a été en fait créé par Walker Evans et Bérénice Abbott dans un premier temps. Ils l’ont placé sur la route et le champ de la modernité. Cela a orienté toute leur démarche et il fut leur déclic, leur démiurge. Dans les tirages désuets d’Eugène Atget, ils ont découvert les tables de la loi. Pour eux, intellectuels rigoureux, Atget n’était pas le poulbot de Paris, pas plus que la coqueluche de ces Américains si nombreux à Paris alors (Henry Miller, Hemingway, Scott Fitzgerald...). Mais il deviendra celui qui avait conçu une œuvre de grande valeur artistique et visionnaire à la fois.
D’ailleurs Bérénice Abbott va acheter et ramener des caisses entières de clichés pour elle et pour les collectionneurs américains.- et lui Atget qui ne vendait presque rien à Paris !

Puis les surréalistes un peu plus tard l’encenseront. Pour eux la beauté convulsive était en marche dans les clichés d’Atget. Comme dans Nadja de Breton ils y décelaient mille signes étranges et prémonitoires. Surtout qu’Atget adorait photographier les vitrines des boutiques et des magasins, avec tous les reflets des vitres. Ces fantômes en attente ne pouvaient que ravir comme autant de cadavres exquis nos amis surréalistes, extirpant les rêves du plus simple habillage du quotidien.
Mais comme le disait un surréaliste repenti, Paul Éluard, il n’y a pas de hasard, il n’y a que des rendez-vous, et les photographies d’Atget avaient rendez-vous avec l’histoire.

Si elles avaient été quelconques le soufflé serait retombé et l’art de la photo documentaire enseveli. Atget est un mythe, il en est de moins nobles. Cette légende est venue après lu,i pour cet homme seul, qui portait en lui une profonde mélancolie, et à part ses petits marchands, ce qui frappe dans ses photos c’est le vide, la béance des humains. Les hôtels, les édifices sont déserts. Tout est clos, tout est maison close à jamais.

Walter Benjamin l’avait bien remarqué : « Atget est presque toujours passé à côté des « grandes vues et de ce qu’on appelle les caractéristiques », mais jamais à côté des cours de Paris où du matin au soir, sont rangées les charrettes à bras,...non à côté des bordels des rues... Or il est remarquable que presque toutes ces images soient vides. Vides les fastueux escaliers, vides les cours, vides les terrasses de café...Non seulement solitaires, mais sans atmosphère ; sur ces images la ville est vidée comme un logement qui n’a pas encore trouvé de nouveau locataire. Dans ses œuvres Atget prépare ce salutaire mouvement par lequel l’homme et le monde ambiant deviennent l’un à l‘autre étrangers... »

Eugène Atget est en fait un romantique triste qui voit disparaître entre les deux guerres tout ce qu’il avait aimé : pierres, marchands, boutiques, rues. Son monde est détruit, son décor de théâtre a brûlé, seule la lanterne magique de son vétuste appareil s’en souviendra. Il porte en lui profondément le spleen de Paris. « Celui qui regarde du dehors à travers une fenêtre ouverte, ne voit jamais autant de choses que celui qui regarde une fenêtre fermée.....Ce qu’on peut voir au soleil est toujours moins intéressant que ce qui se passe derrière une vitre. Dans ce trou noir ou lumineux vit la vie, rêve la vie, souffre la vie. (Baudelaire).
Il n’aurait pu être qu’un fournisseur de cartes postales, il sera le narrateur de la modernité photographique en marche.

Ces images jouent un rôle capital dans l’histoire de la photographie de ce siècle et fondent la photographie documentaire et le refus de la subjectivité. Mais c’est son extraordinaire modernité qui, dès les années 1930, retient l’attention de Walter Benjamin et inspire des photographes comme Man Ray, Bérénice Abbott ou Walker Evans. L’œuvre d’Atget séduisit les surréalistes par l’aspect étrangement désert de ses paysages urbains. Elle demeure énigmatique à force de clarté de détails.
Personne n’a représenté Paris comme l’a fait Eugène Atget, trente ans durant. « Et pas un espace de la capitale n’a échappé à l’œil du photographe, qui a saisi, obstinément, tout ce que Paris contient de vivant et de figé, de pierre et de bois, de carrioles et de devantures. Paris, avec ses ouvriers, ses bourgeois, ses exclus aussi, ses marginaux, ses maisons closes et ses belles de nuit »Céline Darner

Gil Pressnitzer

Bibliographie

Publications en français

Paris, Eugène Atget, essai d’Andreas Krase, éditions Taschen 2008 Eugène Atget (1857-1927), éditions Hazan,2007
Eugène Atget, Actes Sud, Photo Poche 2010
Eugène Atget, Livre d’art, Gallimard, 2012
Eugène Atget ou la mélancolie en photographie, éditions Jacqueline Chambon,1998

Publications en anglais, sélection

Atget-Paris, Beaumont-Maillet, Hazan et American ed 2003
Atget’s gardens, Double day, 1979
A Vision of Paris: the Photographs of Eugène Atget; the Words of Marcel Proust, Mac Milan 1963