Harry Callahan

La photographie comme acte rituel et sensible

«Je ne peux pas dire ce qui fait une image. Je ne peux pas le dire. Cela reste mystérieux. »

Harry Callahan (1912-1999) est resté comme l’un des grands maîtres de la photographie, surtout pour ses images en noir et blanc qu’il développait et tirait lui-même. Il photographiait sans trêve, toute la journée, tout entier voué à sa passion, comme une sorte de moine-soldat de la photographie. Et la nuit il développait ses travaux, pour savoir s’il devait revenir sur le modèle.

Pour les photographies en couleur, surtout des diapositives, des cibachromes, durant les derniers 25 ans de sa vie, il les envoyait au traitement, mais ne donnait que parcimonieusement son aval pour les imprimer.
Callahan est un maître du 20ème siècle de la photographie américaine, qui dès 1948 a eu l’honneur d’une exposition personnelle au MoMA. Et pendant presque cinquante ans, il a en sorte dominé la peinture américaine, allant d’évolution en évolution. Passant avec la même belle élégance des façades d’immeubles, aux visages aimés, ou aux abstractions pures, mais déduites du réel. Lui l’autodidacte aura inventé un nouvel art photographique.

Photographier pour lui semblait relever d’un acte de foi, naïf sans doute, mais aussi nécessaire qu’un rituel, qu’une prière dite chaque jour pour qu’apparaisse le bon angle, la lumière jaillie du ciel.
Homme aimable, aimant bien boire de la bière et cultiver ses amitiés, il reste encore une figure peu connue, alors que son influence est égale aux plus grands.
Il savait transfigurer le quotidien en audaces photographiques, mais aussi témoigner de toute l’aura de sa tendresse pour ses modèles constants : son épouse Eleanor et sa fille Barbara.

Il avait de la photographie une conception sensible, subtile, et surtout visionnaire. Que ce soit par son enseignement, ou ses recherches dans une sorte d’expressionnisme abstrait qu’il faisait surgir des choses naturelles, il a marqué l’art visuel de son pays.
Depuis ses premières expériences en multipliant les expositions à divers moments, à sa façon de peindre les paysages urbains en sculptant la lumière, jusqu’à ses travaux en couleurs plus tardifs, Callahan a voulu explorer tout le potentiel de la photographie. Il revenait sans cesse sur le motif pour savoir si sa façon de voir pouvait évoluer.

Il était un créateur solitaire, faisant surgir une poésie visuelle de presque rien, une plage vide, des brins d’herbe, des rues vides, des murs muets.
Il n’a jamais dévié de sa route, épousant élégamment le sens inné des choses, pour les organiser en tant qu’artiste.
Sa découverte de Chicago, où il enseignait à l’Institut de Design lui a fait découvrir l’architecture dite « vernaculaire ». Et il s’est pris de passion pour ses constructions. Il a commencé à photographier les façades des bâtiments locaux en 1948 en noir et blanc, il va approfondir cette recherche en côtoyant des architectes notamment Ludwig Mies van der Rohe. Il va comprendre alors toute l’importance essentielle des espaces ouverts ou clos, et les rapports entre l’intérieur et l’extérieur des immeubles.

Callahan travaillait tôt le matin pour saisir cette lumière froide de l’aube. Il a beaucoup travaillé sur ces mêmes sujets, probablement à l’automne de 1954 et au printemps de 1955. Les fenêtres étaient le cœur de sa vision de l’architecture vernaculaire – il fixait surtout des petites structures en bois, sans beauté particulière et enserrées dans le tissu commercial de Chicago. Elles sont toutes maintenant disparues, happées par le développement urbain.
Quand il photographie une façade, c’est une porte ou une fenêtre qui ouvrent le sens du cliché et sont situées au centre. L’espace entre les immeubles voisins est montré pour comprendre les rapports humains. L’intérieur n’est jamais désigné, car il peut ainsi se lire d’évidence. La géométrie, surtout des rectangles, doit tout exprimer. « Il n’y a pas de sentimentalisme dans ses photographies, rien qui pourrait ressembler à du pittoresque. ».

Il avait fait sien ce conseil de Walker Evans :

Regardez fixement. C’est ainsi que vous formerez votre œil et plus encore. Regardez fixement, soyez indiscret, écoutez et tendez l’oreille. Mourez en ayant appris quelque chose. La vie est courte.

Un mode de vie, la photographie

Le fait est que pour Harry Callahan, la photographie est un mode de vie, sa façon d’entamer une journée et de faire la paix avec elle.

(John Szarkowski).

Et Harry Callahan a mis sa vie au diapason de sa passion photographique. Elle sera le positif de ses images, le révélateur de cet homme

toujours et inlassablement à l’affût de la bénédiction d’une bonne lumière. Il a tant abordé de domaines divers qu’il paraît avoir eu

plusieurs vies. Entre le style géométrique, proche du Bauhaus, de sa fascination pour les bâtiments, et l’espace qui circule autour,

les vitres qui vous regardent, et cette infinie tendresse posée sur les portraits de sa femme, on ne saisit pas au premier abord le

lien profond.
Il ne faisait pas une image en particulier, mais par toute une série d’approches cela devenait un exercice de réalisation de soi.
Il était un photographe pétri d’idéal. Voir une exposition, bien rare en France, ou regarder ses albums, est une manière de lire sa vie.
La photographie est pour moi un ensemble de valeurs que je suis en train de découvrir et de mettre en place comme étant ma vie.

Et il allait et venait avec un calme extraordinaire, un flegme olympien, au milieu des mouvements du monde. Il parlait peu,

s’exprimant par ses images, qui elles aussi dégagent un silence, une sérénité où il n’y a rien à rajouter. L’œuvre de cet homme

est un long voyage, marqué par quelques dates, mais qui renseignent fort peu sur le contenu des clichés.

Quelques repères seulement pour baliser un parcours de vie, et Harry Callahan n’aimait pas se répandre sur sa vie. Il refuse de laisser le moindre journal intime, les moindres écrits théoriques, seulement quelques aphorismes arrachés lors d’interviews :
Il est né le 22 octobre 1912 à Détroit, et en 1936 il épouse Eleanor Knapp qui va être à peu près son unique modèle. Il va explorer son visage, caresser photographiquement son corps tout au long de sa carrière. En 1938, il se passionne pour la photo, mais c’est un atelier avec le photographe Ansel Adams, en 1941, qui va le marquer à jamais, ainsi que sa rencontre avec Alfred Stieglitz, en 1942.

Presque par hasard, on lui offre un poste d’enseignant à Chicago en 1946, où il va vivre et prendre conscience de la vision onirique des façades des immeubles. Il voyage beaucoup, Aix-en-Provence pendant un an, en Europe, l’Espagne, Londres, Rome pendant six mois, mais aussi le Mexique.

En 1964, il part enseigner à la Rhode Island School of Design, dans la ville de Providence. Il prendra sa retraite en 1977. À partir de cette date, il travaille uniquement en couleur. En 1983, il s’installe à Atlanta, Géorgie et y vit jusqu’à sa mort le 15 mars 1999, diminué par une attaque subie en 1995.
Sans doute en photographiant traquai-ilt aussi son ombre, enfermant sa vie dans l’intimité du visible à portée de lui : sa famille, ses rues, sa ville, ses champs, ses plages. Il aura photographié sa vie.

La photographie est une aventure, tout comme la vie est une aventure.

Si on veut s’exprimer photographiquement, on doit absolument comprendre sa propre relation à la vie. (Callahan)

Le photographe des espaces entre les gens, les bâtiments et la vie

Mon mérite, c’est d’être un homme pour qui le monde visible existe. (Callahan).

Depuis les années 40 jusqu’à la fin des années 90, Harry Callahan a photographié ses sujets obsessionnels : sa femme Eleanor, les gens pris à la dérobée dans les rues, et les bâtiments.
Ce qu’il semblait rechercher sont les interstices entre les ombres que chacun porte en soi, humain ou pierre.
Ce vide qui semblait se créer entre l’intérieur des sujets, les ombres et les espaces qui pouvaient ainsi se creuser le fascinait. Et il pouvait revenir refaire des quantités de fois un nouveau cliché pour entrer plus avant dans leur mystère. Il photographia sans trêve :

J’ai dû prendre 40 000 clichés, parmi lesquels 800 photos que j’aime (Callahan).

Jamais il n’a voulu manipuler ses images dans la chambre noire, ou en faire une méthode, une culture, une signature.
Tout pour lui était affaire d’intensité et de passion.
Vous ouvrez l’obturateur et vous laissez le monde y pénétrer.Quand il avait assouvi toute son attention sur un modèle, il savait que cela était fini.

Harry photographiait un sujet jusqu’à ce celui-ci qu’il perde son aura, son attention. Il savait alors qu’il fallait passer à autre chose.
Il n’aimait pas «des expériences occasionnelles», et que ce soit les façades des immeubles, les passants allant vers leur ailleurs, le corps changeant de sa femme, ses visages mille et mille fois observés, magnifiés, comme Dante sculptant en vers sa Béatrice, avec la même dévotion constante.
Quand il photographie les gens, il ne les veut que perdus dans leurs pensées. En fait il les évite, seul leur passage doit laisser traces. Brins de vie dérobés à la sauvette, avec un appareil préréglé, il ne voit que leurs ombres allant vers d’autres ombres.

Que ce soit du noir et blanc ou de la couleur, il y a dans les images de Callahan, même dans ses recherches sur l’abstraction, une tension permanente, une sorte de perfectionnisme élégant et méthodique.
Il faut noter que ses photographies des façades des bâtiments sont contemporaines des portraits innombrables de son épouse Eleanor. Cela est troublant, Eleanor était-elle devenue une statue pour lui ?
Quand on observe la série de ses photos de sa femme et de sa fille dans les rues, il semble sourdre une solitude infinie, un malaise réel. L’amour a saisi ces instants, la prémonition a dû les savoir dégradables.

Je ne pense pas que nous, malheureux humains, ayons droit à quoi que ce soit. Si nous nous sentons heureux, c’est que quelque chose cloche. (Callahan)

Tout son travail était une évolution constante. Et ce qui frappe si longtemps après c’est la jeunesse, la fraîcheur de ses images, jamais marquées par une mode ou une méthode. Il en émane une silencieuse musique, une suite de notes venant de l’intérieur de la photographie. Tout est contraste et luminosité, mais avec une tendresse dans l’étagement des gris qui nous laisse au seuil des rêves.
Il ne s’agit pas de transmettre une vision, mais de toucher les gens avec mes images, était sa devise.
Toujours discrètes ses images finissent par vous imprégner, vous bercer aussi. Il n’était pas un théoricien, bien que paraît-il un excellent professeur :Je ne suis pas un grand penseur. Il faut que je voyage pour comprendre les choses – il faut que je photographie pour comprendre les choses.

Il ne travaillait pas d’instinct, non, mais en artisan de la lumière, en amoureux du visage et du corps de sa femme. Marqué profondément par les images de son ami Ansel Adams, il suivra pourtant son chemin personnel. Il n’a lui nul besoin de paysages sublimes, le quotidien et sa femme suffisent à façonner son univers.Il y a des gens qui pensent que je ne comprends pas ce que j’ai fait. Le comble c’est que je l’ai fait ! Si vous savez ce que vous recherchez et espérez découvrir, vous savez ce que vous faites. (Callahan)
Il y a du secret au creux des images de Callahan, une sorte de méditation douce, un appel de l’innommable aussi. Son art minimaliste cerne au plus près la réalité, qui alors change de forme.

Je pense que chaque artiste ou presque tente sans cesse de parvenir au bord du néant, là où il est impossible d’aller plus loin. (Callahan)

Gil Pressnitzer

Bibliographie

En français

Harry Callahan, Jonatan Williams, Aperture masters of photography, 1999.
Harry Callahan, Variations, Agnès Sire, Steidl, 2010.

En anglais

Harry Callahan : The photographer at Work, Britt Salvesen et John Szarkowski, Yale University Press, 2005.
Harry Callahan, Bulfinch, 1996.
Harry Callahan, Nature, Steidl, 2008.
Callahan, Viking Press, 1976.
Waters Egde/Harry Callahan, Callaway Editions; 1980.
Harry Callahan Early Street Photography 1943-1945, Center for Creative Photography, 1990.
Harry Callahan: New Color : Photographs 1978-1987, Hallmark Cards 1988.
Harry Callahan, Sarah Greenough, Natl Gallery of Art, 1996.
Elemental Landscapes: Photographs by Harry Callahan, Philadelphia Museum of Art,U.S, 2001
Callahan in New England, Brown Univ, 1994.
Harry Callahan, color, 1941-1980, Matrix Publications; 1980.
Eleanor, Callaway Editions (avril 1984)