Jacques Mataly

La rémanence du réel

 

Jacques Mataly est un photographe constant dans son cheminement : attentif aux lignes de fuite et aux moments
d’humanité suspendus, il utilise la photographie pour fixer l’éphémère, les traces. La poésie envolée des choses et des êtres qui hantent ses images déborde du cadre, s’insinue en nous par lente osmose.
Ce photographe, qui vit à Toulouse, a fait l’objet de nombreuses expositions et travaille aussi pour la télévision.

Il est représenté ici, en galeries virtuelles,
par quatre travaux :

rémanences
légèreté
contacts
ligne

Le lien qui court entre ces thèmes est une recherche de l’immanence, de la persistance de l’éphémère qui reste en nous en nappes de mélancolie que laissent les éléments et les humains à la surface du monde.

Rémanences

 

Ces images arrivent comme une allégorie de l’intimité ; et les fumées des visages montent en nous.
Voix du temps où ces êtres vivants reviennent dans l’estuaire de la mémoire.
Elles avancent comme la rumeur de la vie, comme un frôlement, comme des ombres qui nous aiment, telles un regard au-dessus de la foule; des corps qui s’abandonnent, revenus de la tension des joutes, des yeux qui cherchent une lueur dans les vôtres ou dans les cieux, comme un pas de plus hors du silence.
Et persiste en nous l’entrevue des images.
Entrevues, entre-vies, traversées d’un instant saisi, enfuies et enfouies par la persistance de l’attente.
Un froissement d’humanité sillonne ces moments captés.
Les furtives ombres de la mélancolie se cachent dans le flou, et nous hantent.
Rémanences. Ces murmures photographiques font quelques blancs dans l’éphémère.
Ils parlent pour tous ces exilés de l’intime qui nous regardent.

Légèreté

 

« Une tasse à café, un pont à haubans, un paysage d’hiver, des buildings la nuit, des phares sous la pluie, un oreiller froissé…
Rien qui ne paraisse particulièrement destiné à rendre compte de la légèreté ou de ses proches dérivés, que ce soient l’évanescence, la délicatesse ou l’insouciance.
C’est là qu’intervient « celui qui décante le monde » et finit par détourner la sémantique : le photographe. » lit-on dans la présentation de cette exposition.
Une tasse devient le reflet incertain d’une présence humaine.
Des fantômes de lumière qui s’attardent et témoignent autant de la fragilité que de la légèreté.
Loin, déjà loin et oubliée, est la violence de la vie. Tout est en suspension, tout est tendres preuves de la vie écoulée.
Oiseaux d’âmes, ils sont là immobiles, assis face à la légèreté du subtil, du déjà en allé.
Et ce grand lit calme qui nous attend.
Le monde est au calme, aux aguets.
Légèreté est l’expérience de la lumière vue par le vitrail des hommes et du temps en arrêt.
Depuis la déchirure des nuages, depuis les draps froissés de l’amour à venir ou encore chaud, elle demeure comme le passage d’une aile, d’un souffle.
« Glissez mortels, n’appuyez point », nous conseille Montaigne ; et tout, dans ces photographies, semble glisser comme preuves à peine suggérées de notre passage terrestre. La légèreté retenue dans la fragilité des voiles, est ici un flottement de l’intime.
Des traces de ce qui est juste passé.
Mais si près de nous.

Contacts

 

Comment sommes-nous présents au monde ?
Par un caillou en marge des autres, par une silhouette qui s’éloigne sur un chemin, par des êtres dans un moment suspendu, par des mains nouées et dénouées.
Cet homme à cheval, palmier parmi les palmiers, semble un messager des lointains.
Un étrange morceau de fer paraît célébrer un culte perdu entre la terre et le ciel.
Une ombre furtive sur les marches suppose un ailleurs énigmatique.
Dans la blanche crypte d’un couloir d’arènes un homme muet attend sans doute notre parole.
Comme on tient en tremblant un visage entre ses doigts, ces images tiennent des bribes de vie.
Et ces mains qui ont tant su, tant aimé, se replient sur la mémoire avant le train de l’oubli.
Tout est signe.
Ces photographies, conversations avec le monde, par le titre "contacts", annoncent un regard vers la vie qui se dénoue.
Dans la chute des solitudes, la main fraternelle de ces images retient tout cela.

Ligne

 

« Interminable limite où je parviens
là où rien ne se termine,
là où le non-être
commence interminablement à être
pure imminence. »
José-Angel Valente ( fragmentos de un libro futuro-2001).

Seul, avec elle seule, le photographe a le temps. Celui d’attendre la vague. Celle du temps qui passe et qui revient, égal. Celui d’attendre la ligne. A l’intérieur de ce temps là. La ligne ! Elle sépare aussi. Les masses : l’eau et le ciel, la blancheur grisée des nuages et le clair bleuté de l’écume des vagues, le temps d’en haut et celui d’en bas. Du calme à la tempête, le photographe a le temps. Celui de voir. Puis de savoir ce qui, dans sa boîte à contenir el regard, va peu à peu devenir juste. C’est dans cet adjectif, simple autant qu’essentiel, que règne la force des images de Jacques Mataly. Dans le juste qu’elles opposent à l’agitation désordonnée et arbitraire des masses, au creux du temps qui en ce monde nous est alloué. Le juste, indispensable à la perception que nous tentons d’avoir des œuvres d’art, car détenteur d’un élan qui nous porte à l’identification. A rejoindre en notre éphémère condition, puisque le temps, on le sait ne passe pas ! Il est. Dessinant une ligne sans fin, entre deux ciels qui s’inversent.Michel Dieuzaide

Homme de l’aube, celui du moment indécis où tout pourrait naitre ou disparaître, il part sur les falaises du monde guetter non pas le rayon vert, mais la naissance des rites magiques des épousailles entre ciel et mer.
Pêcheur d’horizons, dans l’attente de la vague absolue, Jacques Mataly trace une ligne sans fin, et mer et ciel deviennent des ciels inversés où seule une ligne leur sert de point d’appui, de fuite vers eux-mêmes.

La mer est là au bout des lignes, par-dessus l’écume du réel apprivoisé.
Et l’apaisement monte de la nuit qui se couche sur elle, en attendant un jour.
Les horizons se dressent comme encens pour la célébration du néant.
Pâles, ou déjà prêts à chuter dans le sombre, jetés d’un seul trait, ils ne laissent que graffitis qui témoignent de l’ailleurs sur l’épaule de la mer.
L’horizon est ce puits vers l’occulte. Tout recule vers l’illusoire, vers une légende du monde secret.
Il ne reste qu’une déchirure où passent la faux du vent et la consolation des nuages.
Et tout semble lié au jour qui tombe et entraîne vers la traversée des miroirs.

Une ligne sert de clivage à nos perceptions. Le paysage est coupé en deux,
pour mieux nous faire mesurer la distance entre nous et nous, le basculement vers l’interdit.
Ici s’arrêtent l’image et le réel.
Un pas de plus et il n’y a plus de temps, que de l’espace intérieur.
La lumière parle à l’horizon du passé. Elle ne veut plus réapparaître.
Au bord de la falaise de la fable du monde la mer devient muette, tout devient tendu vers l’éternité.
Tout scintille dans le temps arrêté.
Le plafond du ciel couvre l’eau.
Le jour est à peine froissé.
L’opaque attend au pied, au plus près.

il s’agit bien de la rencontre entre les masses de la mer et du ciel s’unissant pour former une seule ligne.
Cette recherche depuis longtemps entreprise, cette fascination de l’horizon est plus que de la photographie, elle est une quête éthique de l’infini, du temps aux aguets.

Dans cette attente de la lumière surgit d’un instant, de la couleur un moment donné, une contemplation, un véritable sens du sacré affleurent, démarche sur les chemins de l’intangible, de l’éphémère absolue, vague après vague.

« obscur le bord de la rivière
où rien ne
réapparaît
plus »

(Valente)

Le visible devient de l’invisible immobile.

Le soir est venu, voici la ligne marquant la limite et l’inaccessible.
Le rien devient le désir. Le désir une exigence d’immensité…

Le haut et le bas, le dehors et le dedans, se confondent à jamais.
Parfois les nuages servent de miroir et à l’un et à l’autre.
Des bleus profonds, des verts d’algues enfouies, des gris indécis, et des zébrures de rouge ou jaune comme traces du soleil enfui, sont les seuls personnages saisis en pleine méditation intérieure.
Seule l’écume du moment qui n’ose plus passer semble chuchoter dans ses toiles, plus que photographies d’ailleurs.
Travail d’infini patience, de grande rigueur, d’obsessionnelle chasse à l’impossible, au risque du vertige de l’horizon et du vide, les photographies de Jacques Mataly ont tendu leur ligne où le temps a bien voulu se laisser prendre.

« Une ligne
si fine
Au-delà
en-deça
l’abîme »
(Edmond Jabès)

Gil Pressnitzer