Jean Dieuzaide (Yan)

Images sur arrêt

Salut à vous, Yan qui maintenant allez rester hélas trop longtemps dans la chambre noire, celle du néant. Celle entrouverte le 18 septembre 1983, comme si ailleurs des anges voyeurs voulaient contempler seuls les millions de négatifs épars sous vos doigts. Je me souviens de vous, apparu comme professeur étrange avec un troisième œil rivé au corps. Cet œil-là était le prolongement de vos sens, de vos mains saisissant le monde extérieur : votre cher Leica toujours en sautoir, votre légion d’honneur à vous.

Je me demandais si, par cet œil de verre, vous aspiriez le réel comme dans un tourbillon, ou bien servait-il simplement de rempart entre vous et le temps qui fuit.

Je n’ai pas connu l’époque de l’odyssée du Rolleiflex et de son aventure avec le brai ou les photos industrielles. Cette fuite en avant pour retrouver le bruit de sa vie dans celui du couperet du déclencheur, pour enfouir son visage dans ceux des autres, noyer ses secrets en révélant le dessous des masques du monde. Le cabriolet dans les vents des mers ou des montagnes, la tête dans les étoiles en quête des instants magiques qui figent des parcelles d’éternité et de sens des essences des peuples. C’était dans un centre culturel d’entreprise où un valeureux atelier de photo refusait de servir « d’épicerie à photos » et considérait l’acte photographique comme un art. L’homme qui vous faisait venir, pour nous apprendre le sens du déclenchement au-delà de la technique, s’appelait Jean Daniloff.

Et vous apparaissiez, l’appareil en bandoulière comme signe de ralliement, pour nous dire que la photographie n’était pas affaire d’esthétique, mais d’éthique. Cette exigence, et la sacralisation de ce moment où l’on apprivoise le hasard auront ouvert l’autre côté des miroirs. Celui où nage Orphée l’œil sur le viseur. Les jupes de vos Portugaises ramenant les barques de pêche volettent encore dans mes souvenirs. La noire couleur du brai rend les nuits plus noires. Et ces chevaux d’Espagne et de Turquie unis dans le souffle de leur brume montant de leur peau.

Et la belle odyssée de la galerie du château d’eau, dès 1974, fut un acte de partage et de découverte alors que l’égoïsme des expositions personnelles aurait pu vous submerger. Pendant 300 expositions nos yeux auront bu les fontaines des regards.

La gloire des photos de reporter terrestre ou sous l’eau aurait contenté tout autre. Non il fallait redécouvrir les traces des maîtres et s’effacer devant eux. Depuis ce phare planté presque sur la Garonne l’histoire de la photographie se balisait en d’innombrables expositions éclairées par ces petites monographies que je collectionnais avec ferveur : ainsi Minor White un jour est apparu, soleil noir de la photo, et l’épreuve photographique a mérité son nom. Je ne peux plus regarder une photo de cet homme inconnu sans vous sans trembler. Bien sûr il fallait être présent au monde et partout où la vie pulsait, on apercevait votre profil d’oiseau de proie capturant le temps qui passe.

Plus tard dans cette éphémère boutique, place Saint-Etienne, je venais prendre le thé de vos paroles, le tonnerre de vos imprécations contre le scandale des nouveaux papiers photographiques, véritable passoire de la mémoire. Vous ne croyiez qu’à la petite éternité du noir et blanc montant des puits de vérité des révélateurs. Missionnaire du papier baryté vous ne vouliez pas que tout s’efface un jour.
Savonarole des photos éphémères, pourfendeur des futiles, vous vouliez être pilote (ah ces tirades sur Jean Mermoz ou cet émerveillement de gosse devant le Concorde, vos visites d l’Atelier d’aéromodélisme, vos questions sur électronique de bord des avions s auxquelles je ne savais pas toujours répondre), vous vénériez les avions et les bolides, mais c’est la photographie qui vous a pris. Depuis que cette empreinte lumineuse est devenue votre lumière intérieure vous avez fait don de l’essentiel, du signifiant des visages et des objets.

Vous ne pouviez concevoir la vie et la photographie que comme un corps à corps, vous avez lutté pied à pied, rêve contre rêve. Certains ne sont que des petits rapporteurs de la vie, des reporters du temps, vous l’apprivoisiez et elle accepté de se tenir calme dans votre boîte, se sachant déjà révélée. Cet amour profond pour l’épreuve définitive, toujours tirée comme une alchimie délicate en votre atelier et sous yeux scrutant l’éternité, était celui de l’artisan des cathédrales. De cet homme têtu et emporté, qui aura au passage inventé la photo sous-marine, la photo aéronautique, celle des statues médiévales, celle des saints et de leurs indulgences, des sportifs, des musiciens, celle de la Libération de Toulouse, celle de De Gaulle qui lui permettra de vivre enfin d’un cliché, de cet homme donc il ne restera aucun autre cliché que ses photos, tellement il était atypique.
Il était tellement à rebours de sa profession, de son temps, terrassant tous les moulins à vent, créant ici les Rencontres Internationales de la photo d’Arles, là une galerie au fil de la Garonne.

Toujours en mouvement, toujours en lutte.

Yan (petit Jean en gascon que vous fûtes) vous allez être la mémoire d’une région le Sud-Ouet, mais de pays entiers, des barques portugaises voguant au travers des jupons des femmes, aux visages burinés du flamenco que Michel, le fils tumultueux, perpétuera, ajoutant une bande-son. Révélateur et fixateur des trames intimes du monde, vous devez faire déjà les cent pas ailleurs guettant le moment unique, cet éclair de conscience qui s’imprimera dans celui qui regardera.

De vos bacs aux merveilles montent lentement tous les visages de la vie.

Merci Yan.

Tous les iris du monde se referment dans un fondu enchaîné.

La lampe inactinique de la mort s’est allumée, plus personne ne doit rentrer.

L’impression des rêves se fait dans le caché du monde, dans l’indicible et la transcendance.

Gil Pressnitzer

Bibliographie

1- 1974 « Mon aventure avec le brai », préface Jean-Claude Lemagny, édité à compte d’auteur.

2- 1978 « Jean Dieuzaide et la photographie »,préface Jean-Claude Lemagny, texte Claude Bedat, éditions universitaires de Toulouse-Mirail.

3- 1981 "Toulouse, cité du destin ",texte René Mauriès, Havas éditions.

4- 1983 «Voyage en Ibérie », textes Gilles Mora, éditions Contrejour.

5- 1985 « Toulouse d’hier et d’aujourd’hui », texte Fernand Cousteaux, Michel Valdiguié, éditions Briand.

6- 1994 « Jean Dieuzaide,Yan. L’authenticité d’un regard », préface Robert Doisneau, texte Jean-Claude Gautrand, monographie, éditions Marval, Paris.

7- 1998 « Toulouse 1944-1969, mon album de photographies », préface René Mauriès, textes Charles Mouly éditions Briand, Toulouse.

8- 1999 « Portugal des années cinquante », texte Eduardo Lourenço, éditions En Vue.une Élégie espagnole de Luis Cemuda »,livre de bibliophile à tirage limité avec 4 photographies originales signées, éditions Fata Morgana.

9- 2000 "D’autres images", textes de l’auteur, éditions Le Temps qu’il fait

10- 2001 « Pays basque au tournant d’un siècle », texte Txomin Laxait, éditions Atlantica Biarritz.

11- 2002 "Jean Dieuzaide, un regard, une vie" éditeur : Somogy

12- 2002 "Dans l’intimité des Pyrénées », texte Philippe Terrancle, éditions Milan, Toulouse.

13- 2004 « Lourdes " éditions Le Temps qu’il fait.

14- 2004 "Une vie de photographes" éditions Le Temps qu’il fait.