Josef Koudelka

L’insoutenable profondeur des images

« Je dis toujours que comme il y a des personnes qui ont l’ouïe absolue, lui a la vision absolue. C’est un visionnaire absolu. Il voit, il dépeint la réalité par son objectif avec une maîtrise absolue. » (Anna Fárová).

Josef Koudelka est peut-être une sorte de Josef K. proche de son cher Kafka, par son aspect lunaire, toujours en partance, toujours nomade, toujours ailleurs.
En tout cas il est ce photographe hanté par Prague et le peuple gitan, qui semble avoir un exil perpétuel en lui, et une roulotte en lieu et place d’un appareil photo.
Rendu célèbre par ses photos, parues anonymement, sur le Printemps de Prague de 1968 écrasé par l’URSS et ses vassaux, et par ses reportages dans l’est de la Slovaquie de 1962 en 1968, sur les gitans plus ou moins parqués dans leur propre pays, eux les hommes du voyage et des étoiles, et auxquels il consacrera dix années de sa vie et toute son humanité.

Célèbre, presque une légende, lui le photographe aux semelles de vent fuit les expositions et la gloire.
Par exception, et pour célébrer la suite de ses hommages aux gitans dont il a voulu clore l’errance par « la fin du voyage », il fut l’invité principal des rencontres d’Arles en juillet 2012, pour compléter son premier livre paru en 1975.
Son ouvrage Cikán i (Tziganes en langue tchèque) avait été finalisé en 1968 et aurait dû paraître à Prague en 1970. Il ne paraîtra jamais sous cette forme, car les chars russes sont arrivés. Il sera le témoin de cette invasion, de cette répression féroce en août 1968. Il le complétera pour cet ouvrage final de 109 pages avec des reportages en Moravie, en Roumanie, en Hongrie, en France, en Espagne et surtout en Bohème.

Cette quête depuis les origines en Inde, jusqu’à la situation actuelle de ces populations lui tenait tant à cœur qu’à peine arrivé en fuite à Paris, il se remet en route pour capter d’autres visages de gitans. Il fait sienne cette maxime de son alter ego Milan Kundera :
Celui qui veut se souvenir ne doit pas rester au même endroit et attendre que les souvenirs viennent tout seuls jusqu’à lui ! Les souvenirs se sont dispersés dans le vaste monde et il faut voyager pour les retrouver et les faire sortir de leur abri ! (Le livre du rire et de l’oubli).
Sinon il fuit, il glisse dans le temps et hors du temps, il voyage au travers de l’humanité, toujours en route vers les visages.
Lui le tchèque, maintenant citoyen français, se refuse à bien parler et l’anglais et le français, volontairement sans doute pour échapper à la horde des questionnements.
Atypique, sauvage, solitaire, il va là où le vent le pousse, souriant et insaisissable.
Il vit dans une sorte d’ailleurs dont parfois il daigne restituer quelques images, en gardant jalousement par-devers lui la plupart.
Ce pèlerin de l’invisible, de la fusion de l’image avec le sensible, est avant tout un tendre visionnaire cherchant la fervente humanité, celle des réprouvés, la beauté nue des paysages déserts. Alors il va, alors il marche, photographiant sans cesse, et montrant peu de son travail.
« La seule chose qui m’intéresse, c’est de faire des photos, continuer et ne pas me répéter. Aller plus loin et essayer de voir où sont mes limites. »« Qui cherche l’infini n’a qu’à fermer les yeux. » Milan Kundera
Mais pour chercher l’infini qu’il dévoile, il faut ouvrir les yeux, et garder le silence. Et également pénétrer au-delà du réel brut, lui le voyant qui marche et regarde « avec son œil absolu», et sa tendresse immense.

L’histoire d’un certain Josef K.

Mon temps exerce sa pression sur moi comme une multitude de voix et de visages. (Czeslaw Milosz ). Joseph Koudelka est né le 10 janvier 1938 à Boskovice, en Moravie (Tchécoslovaquie). Il a fait des études à l’Université technique de Prague (1956-1961). Il devient ingénieur en aéronautique et travaille à l’aéroport de Prague de 1961 à 1967, tout en photographiant le théâtre à Prague et les gitans au fin fond de la Tchécoslovaquie.
Ainsi de 1965 à 1970, il collabore au théâtre Za Branou de Prague.

« J’ai travaillé 7 ans dans le domaine aéronautique. J’ai adoré les avions comme j’adore la photo. J’ai oublié une grande partie des choses apprises, mais j’ai conservé la méthode, un système de pensée, un équilibre qui se ressent dans mon travail. » Il démissionne alors pour se concentrer entièrement à la photographie à partir de 1967.
« Je gérais alors 60 avions pour l’agriculture, 20 aérotaxis et quelques hélicoptères. Les pilotes étaient des passionnés comme moi, mais ils faisaient aussi cela pour de l’argent; j’appartenais à une société à laquelle je n’adhérais pas. Je voulais être un homme libre. »

C’est alors que survient l’invasion soviétique en 1968.
Ses images mythiques sur l’invasion dans la nuit du 20 au 21 août 1968, par les troupes du Pacte de Varsovie, de la Tchécoslovaquie, resteront à jamais gravées dans la mémoire du monde, comme la résistance d’un peuple face aux tanks. Elles sont plus fortes que tous les témoignages, car prises en urgence dans cette semaine folle et dramatique. Josef Koudelka avait été averti par cette intense bouche à oreille qui maintenait en éveil tout un peuple tenaillé par l’angoisse :
« Je revenais juste d’un voyage en Roumanie où je photographiais les Roms, je suis allé dormir, et au beau milieu de la nuit, vers trois heures, le téléphone a sonné. C’était une de mes amies qui m’a dit : les Russes sont ici ! J’ai raccroché en pensant à une blague. Mais elle a rappelé trois fois et elle m’a dit d’ouvrir les fenêtres et d’écouter. Et là, j’ai entendu le bruit régulier des avions. J’ai compris qu’il se passait quelque chose, j’ai pris mes appareils photo et je suis sorti. »

Et Josef Koudelka, va presque de façon hallucinée, appuyer frénétiquement sur son déclencheur, être partout présent au risque de sa vie, immortalisant à jamais tous ces visages dressés contre le totalitarisme : des drapeaux trempés de sang, des larmes, des peurs, des jeunes défiant la mort, des gens accablés, des soldats du pacte hébétés, partout des humains face à l’oppression.
« Je n’ai même pas réfléchi... À l’époque, la photo m’intéressait... Et il s’est passé quelque chose dans mon pays, c’était un pays dont j’étais le citoyen, pour moi, il était évident que je devais prendre des photos, je n’ai pas réfléchi. »« Et les tanks sont arrivés » sera le titre d’une exposition Invasion 1968 des photos de Josef Koudelka

Souvenons-nous qu’à cette époque il n’avait qu’à peine une trentaine d’années, et il n’était qu’un photographe de théâtre, un photographe de plateau donc, habitué à cerner les visages et les mouvements, et que sur les milliers de clichés, seulement 250 feront l’objet plus tard du livre mythique « Prague 1968.»

Ses photos publiées clandestinement de façon anonymesous les initiales P. P. (pour Prague Photographies)lui ont valu à titre anonyme la médaille d’or RobertCapa de l’Overseas Press Club.

Car elles passeront vers l’Occident sous forme de microfilms, et seront un choc considérable, un événement mondial. C’est sa grande amie Anna Fárová qui les fera passer aux États-Unis, jusqu’à l’agence Magnum. C’est ainsi que les photos seront attribuées à un « photographe anonyme tchèque ».

Et ce n’est qu’en 1984, après la mort de son père resté en Tchécoslovaquie, et 14 ans après son émigration, que Josef Koudelka révélera son identité et signera ses photos.L’étau se resserrant sur lui, il choisit l’exil en 1970 et part se réfugier en Angleterre, qui lui offre le droit d’asile et devient apatride.

Il décide de rejoindre l’agence Magnum Photos en 1971, mais l’exil est en lui.

« Si vous décidez de partir, si vous êtes obligé de partir, comme moi j’ai dû partir de Tchécoslovaquie (parce que si j’étais resté, je serais allé en prison très certainement), mais si vous prenez la décision, il faut absolument se dire : je ne reviendrai plus. Il faut l’accepter comme un fait. Que la maison brûle que je dois recommencer à zéro, reconstruire la maison. Il faut aussi profiter de la possibilité que vous offre l’exil, que vous vous retrouvez dans un autre environnement, avec d’autres personnes, qui ne savent pas grand-chose de vous. Vous pouvez commencer quelque chose de nouveau. J’ai fait un livre qui s’appelle Exils, et l’écrivain polonais Czeslaw Milosz y dit : l’exil détruit, mais s’il ne vous détruit pas, il vous rend plus fort. »

En 1980, il s’installe en France où il sera naturalisé en 1987. Il se lie d’amitié avec Henri-Cartier Bresson et Robert Delpire, et poursuit sa quête sans fin des êtres et des lieux.Il a fait partie de la mission photographique de la DATAR pour illustrer le paysage urbain et rural en France.

De nombreuses expositions, au MoMA en 1975, à Hayward Gallery (Londres), au Stedelijk Museum d’Amsterdam et au palais de Tokyo à Paris, le rendent célèbre.

De nombreux prix lui sont décernés.

Mais tout cela ne le change en rien, et il reste cet éternel nomade, sans possession, sans véritable lieu fixe autre que le vaste monde.

Après 20 ans d’exil, il retourne en Tchécoslovaquie en 1990 et commence à photographier en Europe de l’Est, surtout en Bohême du Nord. Les photographies du Printemps de Prague sont présentées et publiées pour la première fois dans son pays, avec l’aide d’Anna Fárová.

Il va passer beaucoup de temps à dénoncer les ravages industriels dans les carrières de Bohême, de Saxe, de Pologne, de la République Tchèque.

Il suivra Théo Angelopoulos sur le tournage du Regard d’Ulysse et photographiera à sa façon les Balkans.

Il est actuellement installé à Paris et à Prague, mais en fait cela ne lui sert que de base, car il n’est nulle part et de partout, là où le hasard ou son intuition l’appellent, et ses migrations de bel oiseau du monde le saisissent à chaque printemps, libre et sauvage.

Le nomade du temps, l’homme de l’exil

La mémoire ne filme pas, la mémoire photographie. (L’immortalité, Milan Kundera).

Et jamais la fin du voyage ne s’imagine chez cet homme qui refuse les interviews, montre à regret une petite partie de ses photos, et semble errer dans le vent et le hasard.
Ses photos existent d’abord et avant tout pour lui-même :
« La chose qui compte le plus pour moi, c’est faire les photos, continuer et ne pas me répéter. Aller plus loin. Voir jusqu’où je peux aller.
J’essaye d’apprendre à partir du processus. Je fais un maximum de petits tirages. Je les étudie de près. Je les groupe. J’élimine beaucoup. Je les montre à des amis. Peu restent.
Je me souviens, quand je n’avais pas d’argent, j’imaginais que quelqu’un viendrait et me dirait "Tiens je te donne de l’argent. Tu fais les photos que tu veux, mais tu ne les publies pas". J’aurais accepté sans hésiter. Le fait qu’elles existent suffit pour moi.»

Lui, il explore l’existence et parfois en ramène quelques traces lumineuses, qu’il laisse comme des signaux obscurs dans ces images en noir et blanc.
Il a su devenir l’ami des gitans de Bohême, de Slovaquie, d’Espagne, de Hongrie et d’ailleurs. Car très jeune, à 24 ans il est allé vers eux avec bonté, avec pureté. Et les gitans l’ont adopté, et lui les a aussi adoptés comme son autre peuple, et son compagnonnage de plus de dix ans aura été celui du respect et de l’amitié :
« Je ne sais pas trop pourquoi j’ai commencé, pour la beauté sans doute. Mais je sais pourquoi je n’ai pas pu arrêter, pour la musique. »

Ses images sont mises en scène pour mieux rendre la vision des liens subtils des groupes, des clans, de leurs joies et de leurs malheurs.
Ses images sont des preuves à charge pour défendre les peuples réprouvés, tchèques envahis, ou gitans parqués dans des campements insalubres.

Ce ne sont ni des photographies de guerre, ni des documents ethnographiques, mais un cri, une main tendue. En tout cas des pièces à conviction pour l’histoire.

« Secrétaire de l’invisible » cette belle définition de Koudelka par Bernard Cuau s’applique bien à ce lutin mystérieux, à « l’œil sauvage », qui nous parle aussi bien des visages des gitans ou du peuple tchécoslovaque en lutte, que maintenant de ces paysages presque vides d’êtres humains.
Il est l’homme libre sans possession inutile, il va éperdu de liberté, mystérieux, marchant dans son silence et les sentiers du monde.
Maintenant sorte d’exilé volontaire il traverse le monde de part en part pour rencontrer les tensions des êtres ou des paysages.
Toujours en empathie avec les vies croisées, il fixe son regard intense sur l’invisible qui affleure à peine. Proche de la vie il va fraternellement vers les objets et les hommes, discret, et comme coquillage des marées du temps, ses images nous rendent les bruits de ses rencontres.

« L’œuvre de Koudelka pétrifie et métamorphose : elle change les larmes en pierres et les pierres en blessures, elle élève l’âme dans le dur. L’instant qu’elle arrête, contient les siècles. L’espace qu’elle enferme, ouvre le champ de l’univers, dedans et dehors confondus. Théâtre aux cieux opaques, où les hommes sont une si petite chose et un si grand mystère (...). » (Dominique Eddé).
Il refuse de se mettre en scène, de s’expliquer, de théoriser ou de se défendre. Il semble faire perpétuellement l’école buissonnière, armé de sa boîte noire et de son sourire de gosse.
Il a le temps, il prend le temps comme compagnon de voyage. Avec pour bagage son innocence et son instinct, il va vers les rencontres :
« Moi, j’arrive dans un pays dont je ne veux rien savoir. Je préfère marcher seul, découvrir, réagir. Je n’essaye pas de comprendre les choses. Pour moi, le véritable bonheur est de me réveiller, de sortir, d’aller regarder. Regarder tout. »
Tout semble fixe et suspendu parfois, à peine un frémissement qui parcourt l’intérieur de ses sujets, et ce sont autant de tableaux composés de la présence de tant d’émotions enracinées sur cette terre.
Mes planches contact sont la mémoire personnelle de ma vie. Elles sont mon journal, où je dors, où je mange et comment je suis face à elles. Mes photos ne sont pas un journal intime, mais un reflet de moi-même au monde.Sous la surface de ses photos bat le cœur du monde. Et le monde il le voit en noir et blanc :
« Techniquement, l’émotion du noir et blanc me correspond plus. »
Il compose de véritables paysages graphiques, attentif à la composition des lignes et des équilibres entre les lignes verticales et horizontales. Son amie Anna Fárová a parfaitement cerné l’art de Josef Koudelka :
« Mais c’est la justesse de la vision, chez Koudelka, ses photos, on ne les oublie pas. On les garde en mémoire pour toujours. Ce que je souligne toujours chez Koudelka, c’est son esthétisme. Je dis toujours que comme il y a des personnes qui ont l’ouïe absolue, lui a la vision absolue. C’est un visionnaire absolu. Il voit, il dépeint la réalité par son objectif avec une maîtrise absolue. C’est ce qu’on retrouve dans toutes les étapes de son œuvre, que ce soit le théâtre, les gitans, l’exil, ou même ses photos panoramiques. Il y a toujours cette composition spéciale, cette suite des ombres, des gris, des blancs, tout cela est dans une harmonie totale. Elles sont composées avec une telle virtuosité ! Mais ce n’est pas de l’art pour l’art : ses photos parlent en même temps... Il y a cette maîtrise de tous ces éléments, et en même temps, un esprit unique. »

Lui l’atypique, l’indépendant farouche, a voulu que l’exil qu’il porte sur son dos le construise, mais la brûlure est toujours présente en filigrane, même dans le vertige des voyages et la griserie des routes.
« Il est possible qu’il n’existe pas d’autre mémoire que celle des blessures» (Czeslaw Milosz).

Josef Koudelka porte en lui ces mémoires, et plus qu’un photographe, il est un elfe voyageur.

Gil Pressnitzer

Sources : Radio Prague Culture sans frontières : Josef Koudelka ou « l’œil absolu ».

Bibliographie

En français, sélection

Prague, 1968, Actes Sud, Photonotes
Invasion 68 :Prague, Tana, 2008
Josef Koudelka, Actes Sud. Photopoche, 2012.
Chaos, Delpire, 2005
Piemonte, 2009
Théâtre du temps, Romme 1999-2003, Actes Sud,2003
Exils, Delpire, 1999
Lime, Xavier Barral, 2012
Camargue, Actes Sud, 2006
Gitans, La fin du voyage, Delpire, 2011
Koudelka, Delpire, 2006

L’épreuve totalitaire, avec un essai de Jean-Pierre Montier, Delpire, 2004