Louis Soutter

Les hiéroglyphes de la survie

Louis Soutter (1871-1942) aura peint envers et contre tout. Six pieds sous terre il doit peindre encore, avec ses doigts, avec ses lucidités d’outre-tombe, faisant monter du ventre de la terre ces figures de l’origine, ces masques du magma du monde.
Ce peintre et dessinateur suisse remonte du temps oublié grâce à ses amis ou admirateurs : Le Corbusier son cousin, Hermann Hesse, qui lui dédia un poème, Jean Dubuffet qui l’annexa dans son art brut, Ramuz, Stravinsky, Valère Novarina qui le magnifia …et à des expositions récentes à La Maison Rouge à Paris qui a révélé, pendant l’été 2012, 250 œuvres dessinées, sous le titre judicieux de « Louis Soutter, le tremblement de la modernité ». Mais belle floraison d’été 2012 quelques œuvres ont aussi été montrées au Centre culturel suisse et à la fondation Le Corbusier, toutes deux à Paris.

Cela faisait 20 ans que ses œuvres n’avaient pas été présentées en France, alors qu’il est vénéré en Suisse,
Ces obsessions mythologiques, religieuses mais surtout ancrées dans ce théâtre absurde du monde sont racontées par un « fou », comme on avait étiqueté cet artiste si loin de toute normalité. Si loin aussi de l’archétype de l’artiste de l’art brut voulu par Jean Dubuffet, car il n’était pas le bon sauvage allant vers une expression élémentaire de ses émotions, mais un homme aussi versé dans la peinture que dans l’architecture et la musique.
Il n’était en rien « indemne de culture artistique ».
C’est par un effondrement intérieur qu’il quitte tout académisme pour, pendant les vingt dernières années de sa vie, retranscrire les pulsions élémentaires de la terre.

Lui le « suicidé de la société » que l’on avait pris grand soin d’enfermer pour ne pas ternir le renom de la famille, aura dans son hôpital d’aliénés presque inventé un art moderne plus qu’un art brut.
Sans naïveté, sans apitoiement sur lui-même, il a tracé les mystérieux signes et grimoires d’une réalité plus vraie que la nôtre.

Un souffle intérieur le soulevait vers la transcription des êtres et des âmes, ceux qui flottent comme papillons noirs dans les recoins du monde, de son monde surtout.
Il est le désarçonné de la société. Lui qui semblait aller vers une brillante carrière, après un beau mariage avec une riche américaine, allait tout droit vers l’académisme et la notoriété.
Mais tout chez lui est sous le signe de la rupture sociale et mentale.
Il est rejeté par sa femme, et entreprend alors une longue errance qui va le conduire au profond de lui-même.
Ses « excentricités » ont vite lassé sa famille qui l’enferme de force à 52 ans dans un asile de vieillards où il a passé les vingt dernières années de sa vie.
C’est là qu’il va renaître en recommençant à dessiner sur ce qui lui tombe sous la main. Rarement des toiles, des cahiers d’écoliers.

Souvent il peint au verso de ses œuvres pour économiser la matière. Puis quand il ne peut plus tenir un pinceau, il peint directement avec ses doigts.

Que peint-il alors ? Rien de ce qu’il peignait jadis. Il dessine surtout et il sait ce qu’il arrache aux tourments de sa vie :
«Mes dessins n’ont aucune prétention, sauf celle d’être uniques et imprégnés de douleur.»
Et la douleur affleure et vient poser son mufle chaud contre ses transcriptions de son monde intérieur.
Les titres de ses œuvres sont autant d’aveux : « êtres », « âmes », « crucifixion », « les employés du sang », « vivants enserrés », « nous allons périr en chemin », « le culte ». « Si le soleil me revenait », « Famille de sans Dieu sur terre », « Madone de sang », « fée du grand passage », « confiture aux péchés », « avant le massacre »...

Il avait conscience de sa conscience en éclats, lui l’enfermé, le prisonnier de l’ordre moral et familial.
Loin de la prostration, il se saisit du moindre matériau qui lui tombe sous la main, du moindre papier, des emballages, des cahiers d’écoliers, quitte à peindre recto-verso.
Son cri a su passer par-dessus tous ces fragments, il continue à rouler et hurler dans la nuit.
Au-delà des limites de la conscience, Louis Soutter entasse des hiéroglyphes mystérieux qui, au milieu de cet asile pour vieillards gâteux, sont sa planche de salut. Il peut se recentrer sur sa conscience déchirée.

« Si l’impossible existe, alors je suis sur la voie, Louis est sur l’abîme ». (Soutter).

Une errance en lui-même

« Comment retrouver la propreté de vivre, il faut être digne, sans défense, sauf celle de l’honneur…celle du simple » (Soutter)

Il était né en 1871 à Morges près de Lausanne, et il est mort en 1942 à Ballaigues, dans le Jura vaudois. Entre ces dates une existence promise à la gloire et au succès, tant ses dons à la fois de musicien et de peintre étaient éclatants, et qui va se transformer en un long dérèglement mental autant que physique.
Lui le fils prodigue d’une « très honorable » famille bourgeoise suisse va après son mariage catastrophique et son retour en 1903 en Suisse, sombrer dans la clochardisation. Une longue litanie de deuils, de maladie, d’échecs, forme le long cortège noir d’après son divorce. On a pu parler « d’une névrose de l’échec », plus que de fatalité et de destinée malheureuse.

C’est par ce suicide social qu’il pourra libérer en lui le fleuve de son expression, libérer ses démons intérieurs, suivre son chemin de croix inéluctable et transfigurateur, lui qui s’identifiait si fort au Christ.

Sa famille ne pouvait supporter cette apparente déchéance qui était sa liberté retrouvée et l’enferme de force dans un asile de vieillards pendant les dix-neuf dernières années de sa vie. Il n’en sortira vivant uniquement de l’intérieur, que par ses dessins et ses peintures. Et il mourra solitaire et ignoré jusqu’à ce que Le Corbusier, Dubuffet et d’autres fassent revenir Soutter sur terre, par son œuvre enfin montrée.

Artiste maudit, homme maudit, Louis Soutter est fascinant autant par sa vie brisée, que par la beauté de son œuvre.
Sa vie est édifiante pour éclairer sa peinture.

Citons quelques moments qui sont autant de tournants ou de volte-face.

Né le 4 juin 1871 à Morges dans une famille protestante à la longue lignée, avec un père pharmacien qui permettra à son fils de suivre une formation artistique complète aussi bien en musique qu’en peinture, il était sur une voie royale pour une vie riche et apaisée. Il avait un frère, Albert, son aîné de deux ans, et une sœur Jeanne sa cadette. Dans ce milieu musical, il aura une enfance choyée : « J’étais jeune, aimé, célébré… ». Mais déjà absent de sa vie.

Après des études scientifiques qui ne le passionnent pas, il se tourne vers des études d’architecte, mais il préfère en 1892 se lançer dans la carrière musicale et pendant trois ans il étudie sérieusement avec Ysaye le violon. Il est doué mais la musique l’épuise nerveusement et il se met à la peinture.
En 1894, à Bruxelles, il rencontre son ange noir, l’américaine Madge Fursman, jeune élève d’Ysaye, mais dans la classe de chant.

Et il va sans doute confondre son vertige envers la musique et la découverte du désir de la femme.
Il s’établit en 1895 à Lausanne pour apprendre la peinture pendant deux ans. Il devient un peintre très académique.
En 1897 il part pour les États-Unis, pour finalement s’établir à Colorado Springs auprès des parents de Madge, qu’il épouse le 24 juillet.

Il donne à la fois des leçons de peinture mais aussi de violon. En moins d’un an, en 1898, il devient directeur du département des beaux-arts du Colorado College !
A ses ennuis de santé s’ajoute la demande de divorce de sa femme aux torts de son mari, pour des raisons d’extrême cruauté physique et mentale à son égard, et elle se déclare officiellement veuve en 1903. Leur couple prenait l’eau depuis sept ans déjà.
Brisé, en état alarmant de « délabrement physique et mental » il s’enfuit des États-Unis pour Paris, puis à Morges.
« Un jour la mort m’a regardé » lui fera dire Hermann Hesse.

Il est déjà séquestré en lui-même et plongé dans son univers morbide, brassant ses échecs et bientôt ses deuils.
La mort de son père en 1904, puis celle de sa sœur, ajoutent à son désarroi qu’il tente de combler par la musique.

En 1907 il devient premier violon à l’Orchestre du Théâtre de Genève, à l’Orchestre symphonique de Lausanne, puis à l’Orchestre de Genève.

Mais en 1915 il devient musicien ambulant jusqu’en 1922, jouant dans les petites villes dans les kiosques à musique, dans les salles de cinéma pour accompagner les films muets, dans les cabarets et autres lieux plus ou moins interlopes. Famélique, il erre dans sa propre vie maintenant son statut de dandy par des dépenses somptuaires en costumes et chapeaux et bien d’autres excentricités.

« Ils m’ont rattrapé, ils m’ont enfermé » (toujours Hermann Hesse)
Sa famille s’alarme et le met d’abord en tutelle en 1915, puis enfin en 1923 à l’Asile du Jura à Ballaigues (Vaud), non pas asile psychiatrique, mais asile de vieillards, souvent des ouvriers agricoles gâteux.
Le temps vient de se refermer sur lui, figé à jamais. Il est enterré vivant.

Seul son violon est sa bouée, avec la lecture de Rilke et au milieu des sarcasmes des autres pensionnaires. Puis enfin il se remet aux dessins et jette sur des cahiers d’écoliers ce qui était enfoui en lui. Il en fera quelques milliers dont une grande partie a disparu.
Il dessine aussi fébrilement dans les marges des livres. Il lutte contre toutes les contraintes, s’installant à la poste quand il manque de papier et surtout d’encre.

Ainsi l’internement a fait sauter les écluses de la culpabilité obsessionnelle chez lui, et il se libère en dessinant sans trêve.

Lui le réprouvé, l’exclu du monde, va vivre dans un monde parallèle où nul ne peut le suivre et l’enfermer.
Pourtant il s’en échappe parfois et se fait toujours rattraper.
En 1930 il se lance dans la peinture à l’huile, ce que Théroz appelle sa « période maniériste ». Le Corbusier, Jean Giono essaient de faire reconnaître sa peinture et en 1936 des articles et une exposition sont effectués.
En 1937 sa vue baissant, et ses mains ne pouvant plus tenir les pinceaux, commence la période de « la peinture au doigt ».

Il compose dans l’urgence beaucoup d’œuvres, de plus en plus noires et désespérées.

Le 20 février 1942 il meurt dans son lit à l’Asile de Ballaigues.

L’art soupirail contre les murs de la réclusion ou « si le soleil me revenait »

Louis Soutter ne fait pas de la peinture d’un malade mental qu’il n’est pas, mais celle d’un reclus emprisonné en son corps et en sa tête.

Pleinement lucide il arpente les caves et les greniers de sa mémoire, de ses désirs, de ses blessures.
Brasseur d’images noires, il semble tracer sur les parois de sa grotte les mains positives et surtout négatives de sa vie brisée, en faisant surgir comme un chaman, des figures primitives et angoissées de son tréfonds.
Ce ne sont pas des délires mais des projections de toutes ses ombres amassées autour de lui et en lui.
II ne faisait pas la peinture d’un fou mais était fou de peinture, seul rempart contre l’aliénation et seul lien vers le monde antérieur, une ultime danse avec les morts de sa mémoire, les trahisons et les désillusions tragiques. Tout le monde du dehors va se retrouver dans son dedans.

Alors la peinture sera partout, ses innombrables dessins envahissent la normalité des choses. Il devient flux d’étrangeté, fleuve d’inquiétude, se déversant au travers de tous les déchets de matériaux possibles pour aller à la mer, la mer de la révolte et du néant. Il va utiliser toutes les techniques qui lui tombent sous la main : plume, crayon, doigt, tâches de couleurs, lacérations…

À quoi bon faire de la bonne peinture comme il savait le faire du temps de son académisme, la tension intérieure était trop prégnante. Il avait quand même la certitude de la valeur de son œuvre fabriquée en fragments d’infini. Lui « dévoré de lumières intérieures », (Jean-Baptiste Mauroux), mais aussi de bien des ténèbres, fait une œuvre de voyant. Les orages déjà advenus ou encore à venir se trouvent dans ses dernières peintures au doigt. Il arrive à se délester de tout savoir pictural, toutes les consignes apprises pour entreprendre une fresque de la souffrance humaine.

Et toutes ces créatures, ces crucifixions, ces visages d’homme, ces femmes désirées puis méprisées, haïes, ces silhouettes qui passent, sont des autoportraits de ses sentiments. Et la vie continue malgré tout à battre et à se battre dans ses images qui semblent parfois issues de la grotte de Lascaux, avec le même sens primitif du sacré.
Louis Soutter semble être remonté vers la source immémoriale, sans vouloir pour autant regagner le présent, trop horrible pour lui le condamné à l’asile. Il suit son très long rêve solitaire.

«Il a appris à regarder en dedans. Par lui, nous pouvons regarder dedans un homme. Un homme racé, cultivé, ayant passé par tous les luxes de l’argent et d’une vie intelligente. Et qui aujourd’hui, remontant du réfectoire triste, couvre chaque jour, à soixante-cinq ans, un papier blanc de ces âpres, fortes et admirables compositions». (Le Corbusier, son cousin).

Et par ses hallucinations, ses allégories, âpres, désespérées souvent, jetées à la volée sur ce qu’il trouvait, se fixe son errance de mémoire.
Avec toute son énergie tremblante, lui qui ne pouvait faire sortir son corps de cet asile de vieillards, aura fait sortir de sa tête toutes ses chimères. Il aura fini par montrer du doigt l’apocalypse du monde.

De sa main ankylosée se sont échappées des visions noires qui depuis sa mort errent en liberté parmi nous.

Des "anthropoglyphes" dit Valère Novarina.

Son biographe Michel Thévoz parle d’écriture du désir, il semble pourtant surtout émerger une panique de ses dessins de femmes, une rancune voire une vengeance et nul désir. Il n’y a ni folie, ni psychose, mais une tentative forcenée de s’évader par l’art de sa réclusion. Corps à corps, nuit contre nuit il trace ces figures soit animales soit à peine humaines, des étranges êtres, des christs aussi lacérés que ses dessins. Ces vivants enserrés, sont les projections sur le mur de la grotte de sa conscience, de sa vie enfermée.

« Je peins souvent des hommes sur du mauvais papier, / Je peins des femmes, je peins le Christ, / Adam et Eve, Golgotha, / Ce n’est ni beau ni correct, c’est exact / Je peins avec de l’encre et du sang, je peins vrai. La vérité est terrifiante [...] » (Louis Soutter poème de Herman Hesse)

Dans ce chaos il passe des moments de folie, de fin du monde. Ainsi, par terre, souvent nu, il éclabousse de cris prophétiques l’univers de la peinture. Lui qui voyait la vie et la mort des êtres enchaînés jusqu’à la fin de leurs jours, aura ainsi son passage douloureux.

« Vivre n’est que d’aller de son corps au néant, de la forme à la nuit, du sens à l’oubli… » (Soutter).

Valère Novarina dans un texte flamboyant La main, dans un catalogue a tout dit sur Louis Soutter qu’il nomme Louis d’ombre, Louis le Touchant, Louis Soutre, Louis des mains.

Il dresse un chant d’amour et de reconnaissance à Soutter :… aller où l’espace s’ouvre, au lieu du déchirement de la parole. Ici l’espace percé au cœur. D’ici s’ouvre la bouche de la parole et de la pensée paradoxale qui nous a répandus et appelés. Ici est notre croisement, notre passage, notre tourment et notre signe d’inversement. Par la croix je signe, j’apparais, j’apprends mon nom. Je signe par rature que j’apparais-disparais en Louis Soutter ou Louis Soutre... Ici, se débarrasser de l’espace comme d’une feuille… Louis de la croix –Novarina.

Ainsi ce peintre inclassable remonte vers nous, hagard, famélique, possédé, et la malédiction est abolie : Soutter est parmi nous.

Il rêve encore, seul en lui-même. Et avec lui nous reviennent ses « secrets imaginaires ». On a pu le rapprocher de Robert Walser.
«... Je courais dans le monde clair, ouvert
J’étais jeune, aimé, célébré...
Par la fenêtre, toutefois, un jour,
Riant de ses mâchoires édentées,
La mort m’a regardé, et de ce jour
Le gel n’a plus quitté mon cœur.
Je me suis enfui,
J’ai couru, j’ai erré partout.
Ils m’ont rattrapé, ils m’ont enfermé
Année après année. Par la fenêtre,
Au-delà de la grille elle regarde,
Elle me connaît. Elle sait. »

(Extraits de Louis Soutter de Hermann Hesse, 1961).

Gil Pressnitzer

Sources :
blog de Jean-Claude Bourdais
Si le soleil me revenait de Valère Novarina
Michel Thévoz, Louis Soutter, Lausanne, L’âge d’homme

Bibliographie

Louis Soutter, si le soleil me revenait - Monographie sur l’artiste. (Exposition, Paris, Centre culturel suisse, 25 octobre 1997-25 janvier 1998) par Valère Novarina, Hervé Gauville. 1997.
Michel Thévoz Catalogue raisonné de l’œuvre de Louis Soutter. Lausanne: l’Âge d’homme, 1976.

Michel Thévoz, Louis Soutte r, Lausanne, L’âge d’homme (collection de poche), 1989.
Louis Soutter et les modernes, Louis Soutter, Collection de l’art brut Hatje Cantz Verlag, 2002 -