Marcel Pistre

Un itinéraire esthétique exemplaire

La démarche esthétique de Marcel Pistre - telle qu’elle peut déjà nous apparaître après plus de quinze ans de peinture - ressemblerait assez à un parcours par l’intérieur des grandes étapes qui ont marqué l’évolution de la peinture occidentale.
Un parcours constamment balisé par une conscience fine de l’avancée, par une assimilation remarquable des mutations corticales de cette peinture, recommencée par le peintre et pour son propre usage jusqu’au temps où, libéré des rhétoriques et des influences, il parvient à entendre sa propre voix, à lire sa propre toile et à donner à voir cette peinture si personnelle qu’il nous offre depuis plusieurs années et que l’on pourrait définir par ces mots que Stéphane Mallarmé appliquait à un autre grand peintre :
« une œuvre de mystère close comme la perfection ».
Mais il faut retracer cet itinéraire.
Car il est exemplaire. Et démonstration d’une des grandes lois de l’esthétique: plus un artiste se dépouille, et tend à l’économie des moyens, plus il gagne en intensité, en force expressive.

Marcel Pistre naît à Bordeaux, le 30 juillet 1917, dans un milieu bourgeois et cultivé. Par chance, la famille se déplace et le jeune Pistre peut ainsi échapper au climat envoûtant mais étouffant de ce Boston français qu’est la capitale bordelaise.
Il fait, à une époque de formation décisive, un long séjour à Paris puis, après quelque temps passés à Toulouse, revient à Bordeaux se fixer. Entre 20 et 25 ans, c’est un jeune étudiant en pharmacie, qui se cultive lentement, aime les arts, surtout la peinture, dessine un peu mais sans trop y croire, sans trop oser non plus s’engager dans son art.
Mauriac, un autre Bordelais, et lui, un produit pur d’un environnement précis, a bien montré, lucidement, impitoyablement, les raisons de cette réticence (à la fois frein et moteur) à s’affirmer artiste dans une ville où les structures sociales renvoient l’artiste dans la périphérie de la cité, le démarquent avec une rigidité toute anglo-saxonne.
Et si Marcel Pistre se risque tout de même à entrer en peinture, c’est par la porte la plus étroite, la plus humble, celle de la copie. Il se montre sévère, à présent, pour ses premiers travaux (décoration de coffrets XVIIIe, copies de Chardin, très bien venues d’ailleurs), les ravalant au rang d’exercices plus ou moins « alimentaires », comme de nombreux artistes, et non des moindres, en ont, dans leur jeunesse, pratiqués.
Mais, pour le biographe, ce choix délibéré qui le fait puiser uniquement dans les productions d’un siècle qui est en somme, une des « poches synclinales » de l’art occidental, où viennent se déposer les restes de « l’esthétique raisonnante » et s’infuser les prémices du romantisme et de la libération de la sensibilité, ce choix ne peut apparaître que comme révélateur.

Ce travail minutieux, appliqué sur la reconstitution d’un art lui-même minutieux et plein d’une poésie intimiste, donnera pour toujours à Pistre une façon de peindre, élégante et discrète et toujours raffinée.

Mais voici qu’il s’essaie à ses premières œuvres personnelles. Ce sont des portraits d’enfants, des paysages, dans une manière « réalité poétique », qui permettent au peintre d’apprendre son métier et de définir sa forme de sensibilité.
Elle sonne déjà très juste, cette sensibilité, s’accorde bien à l’homme, mais il n’est pas sûr que celui-ci en soit conscient. Il attache encore, pour peu de temps il est vrai, une certaine importance à l’anecdote mais il choisit celle-ci de telle sorte qu’elle lui permette de jouer
sur les nuances, comme il aime, ou qu’elle l’autorise, dans les portraits, surtout à montrer sa tendresse et un certain accord avec l’enfance et ses merveilles regrettées.
On comprend mieux pourquoi Pistre place Marcel Proust au premier rang des écrivains qu’il aime. Il y a sans doute entre eux bien des affinités : la même fixation sur un monde des sortilèges perdus, la même façon d’approcher le réel (volontaire ou subie ? on ne sait trop) en explorant un labyrinthe de nuances, par un parcours sinueux, minutieux, comme si l’oubli du moindre détail pouvait déformer la véracité, et même la réalité, du Tout.
C’est aussi la même perception de la force sûre mais feutrée qui sourd sous le classicisme (et que Proust a si fortement sentie - alliée à la justesse du trait,-, chez Saint-Simon et Sévigné) et la même certitude du pouvoir du Temps qui vient fondre les aspérités du réel, patine les objets et les œuvres, leur conférant ainsi une dignité, une dimension de beauté lisse et différente, polie, et aussi un « charme », un mystère envoûtant.
Pistre dit volontiers des toiles abstraites qui suivront sa période figurative que c’est « quelque chose qui se veut un peu mystérieux, un peu oublié » ayant une palpitation secrète et délicieuse.

Mais pour l’instant, la figuration lui semble la seule forme de peinture possible. Il apporte un peu de maniérisme intimiste, avec ça et là quelques audaces qui étonnent, comme un éclat de voix, dans une conversation chuchotée.
C’est qu’on ne se résout pas si aisément, quand on débute en art, à parler d’une voix égale et la tentation est constante de hausser exagérément le ton.
Pistre, l’homme de la nuance, reste évidemment tenté par son contraire, une peinture de violence et d’expression.
Un voyage en Espagne lui fait découvrir cette impitoyable lumière qui joue sur des murs éclatants de blancheur.
Et cela nous vaut quelques toiles où le blanc joue un très grand rôle, et qui préfigurent bizarrement les harmonies actuelles de sa peinture.
Mais Pistre se lasse vite du spectacle peint et une première mutation s’accomplit dans son œuvre.
On le voit torturer l’objet, le déformer et tenter de réunir cubisme et expressionnisme. Ce cubisme expressionniste est, je le sais, un singulier mélange mais il a pourtant donné en France, vers 1910, d’assez belles œuvres, de Derain notamment, surtout de Vlaminck.
Les toiles de 1951- 53 de Pistre sont d’ailleurs tout à fait dans la manière Vlaminck de cette époque. Les jeux de la palette, sont les mêmes : des verts et des rouges, et quelques bruns pour cerner les plans.
Avec le blanc des toiles d’Espagne, Pistre sentait déjà le besoin cubiste d’aplatir les surfaces. Ici, il recrée un espace purement pictural, à plans très vifs, un peu sec, où les objets se déforment d’une façon un peu gratuite mais souvent agressive.
La toile hésite entre la valeur et la couleur, le découpage des plans reste plus cézannien qu’authentiquement cubiste. En même temps, la tendance expressionniste s’affirme et va vers une autonomie qui amènera Pistre à peindre des personnages (une toile surtout recomposant, avec des accentuations caricaturales, "L’Escamoteur" de Bosch), des natures mortes où se retrouvent l’expressionnisme picassien et un misérabilisme à la Buffet, avec néanmoins des touches très personnelles, dans les matières notamment, qui annoncent le Pistre futur.

C’est en 1954 que Marcel Pistre passe à l’abstraction et sa première toile est un document incomparable. Faite de cinq formes immergées dans du blanc, on sent en elle, si imparfaite encore qu’elle soit, le grand saut dans l’inconnu qu’opère un artiste et ce mélange émouvant de libération encore tâtonnante et de frayeur devant ce pays pour lequel il lui faut découvrir de nouvelles cartes.
Presque tout de suite, Pistre se trouve pris dans le piège de l’ambiguïté qu’il connaissait déjà dans la figuration et que j’appellerai: un parallélisme de pulsions antinomiques, l’une vers l’analyse, l’autre vers la synthèse, le conflit de l’esthétique raisonnante et le lyrisme sans contrainte.
Expressionnisme et cubisme, différenciation des formes ou des plans, mais désir aussi d’unifier la toile par des jeux de matières, de napper les formes ou les objets dans une aura précieuse et palpitante, commune pour créer un climat désuet et lointain, ce quelque chose d’usé, de patiné, « mystérieux et un peu oublié », que le spectateur découvrira lentement, avec ravissement et surprise.

En regardant le peintre qu’il admire le plus, Jérôme Bosch, Pistre a senti que « le côté bizarre des choses tenait à leur précision » - c’est pourquoi les formes qu’il peint sont précises, géométriques - mais ce monde baigne dans un air vibrant (par le jeu de matières imprécises, elles), qui déréalise la structure décorative des motifs.
C’est en voyant un Vasarely que Pistre a pris conscience pour la première fois d’une possibilité de vie, d’existence, d’une peinture qui se passerait de sujet. Mais c’est la découverte de Paul Klee qui l’axe définitivement dans sa recherche. Tout en lui le disposait à sentir la magie de ce peintre. Le goût de l’enfance, cet enchantement de kaléidoscope, l’humour léger, presque français, de Klee et cet intimisme du fantastique qu’il a déjà senti - sous des factures différentes, bien sûr - dans ce XVIIIe tant aimé.

Les toiles de 55-59 participent bien de cette tendance. Pistre les décrit lui - même comme « un petit théâtre de couleurs ». Ce sont « de petites musiques » dit-il encore, les opposant par là aux grandes pièces symphoniques, aux toiles - sommes, dont la densité murale, le poids, le hantent toujours.
Ces toiles sont presque toutes composées de formes à angles vifs - des triangles surtout qui se prêtent le mieux à des variations, des modulations infinies - ou à courbes pures - portions de cercles ou paraboles, semblables à des lentilles convexes vues en coupe - et ces différentes formes se mêlent et s’articulent, remplissant d’une façon très dense, trop dense parfois l’espace du tableau, dans des harmonies toujours justes de bleu et rouge.
Ils créent ainsi une sorte de rythmique, de ponctuation de l’espace pictural, comme une respiration lente et mesurée.

Devant la toile de Vasarely qui lui a révélé la peinture abstraite, Pistre a ressenti comme le battement sourd d’un cœur et c’est un peu cela que - avec d’autres moyens - il parvient à rendre dans ses œuvres.
C’est une peinture « musicaliste » où l’organisation subtile et délicate, avec ses rappels de surfaces et de tons, soit identiques. soit inversés, soit modulés, rappelle l’art du contrepoint et apparente la toile à la fugue.
Cette dimension temporelle trouve son équivalent en peinture dans une extension de la surface dans l’espace et on peut parfaitement la déceler, ne serait-ce que dans les formats utilisés, exagérément allongés et étroits.
On dirait qu’il s’agit d’enclore le plus d’espace possible dans une bande colorée et structurée, lisible comme une partition.

Mais Pistre sait que, si la peinture se parcourt, elle doit aussi pouvoir se lire d’emblée dans sa globalité de toile. C’est pourquoi la matière vient se poser comme un voile sur cette géométrie brillante, unifiant le champ pictural qu’elle semble recouvrir d’une pellicule vibrante, obtenue par une technique minutieuse de frottis, de transparences, de passages insensibles. C’est une sorte de « peau d’usure » qui, appliquée sur la rigueur architectonique, vient créer un charme indistinct, fait comme chez tous les intimistes, de tendresse un peu mélancolique et de poésie.

Mais cette peinture est aux prises avec le dualisme qui l’engendre. Si la matière est informelle, toute en vibrations, en palpitations, le graphisme est géométrique et décoratif. Le spectateur, d’abord saisi par l’aspect mural qui naît de la forme, a envie de s’approcher de la toile afin de détailler, en les savourant, les impalpables jeux de l’épaisseur.
De plus, visiblement, le problème des creux entre les formes préoccupe le peintre. Ils peuvent constamment soit être inesthétiques soit réintroduire un espace figurant et Pistre, à la recherche de son espace qu’il veut délibérément non-figuratif, les élimine en remplissant au maximum la toile.
Il est aussi à la recherche des proportions qui le satisfassent. Il avait bien vu, quand il était figuratif que « le véritable espace du tableau est celui de la réalité. Je n’aime pas, dit-il, ces quelques centimètres carrés sur lesquels on essaie d’inscrire un panorama. C’est truqué. Sauf chez Patinir, s’empresse-t-il de dire ».
Dans ce monde nouveau de l’abstraction, il lui faut trouver une autre échelle, une distance de l’œil à la forme qui soit sienne, qui corresponde au geste créateur.

Ce n’est pas si simple. Le goût de la matière le tire vers un comble de raffinement, la géométrie de ses formes vers la dimension murale. On sent chez lui un écartèlement entre la miniature et la fresque qui tantôt aboutit à une fusion de ces contradictoires, tantôt bascule dans l’une ou l’autre de ces deux tentations.
Une des toiles de cette période montre parfaitement cette fluctuation permanente. Avec ses couleurs pures, des jaunes, des rouges, éteints par des jeux de matière somptueusement raffinés, elle s’apparente à cet art en demi-teintes, tout en nuances fines qu’est l’art persan.

C’est le même hédonisme, mais un hédonisme senti par toutes les fibres, aussi éloigné que possible de cet hédonisme intellectualisé, où seul le cerveau paraît se repaître, et qui nous a valu, depuis le bazar romantico- symboliste, tant de toiles « exotiques » qui sentent encore le touriste à Baedeker.
Si l’esthétique de Pistre s’apparente encore à une « esthétique symboliste », toute de jouissance dans le rare, c’est à la façon baudelairienne.

« Luxe, calme et volupté ».

Mais, de plus en plus, il s’affirme comme un artiste possédant tous ses moyens. La presse artistique le découvre. M. Paul Mesplé, conservateur du Musée des Augustins de Toulouse, le salue dans Arts comme un excellent peintre dominant « ses camarades par la pureté de son art aux résonances rares et par une admirable exécution ».
Son exposition en mai 1962 à la Galerie du Damier, à Paris, lui vaut des critiques flatteuses : « Pistre, dominé par le souci de composition, donne des constructions très contrôlées, méditées, d’une étonnante unité » (Les Lettres Françaises) -
« Pistre, propose des compositions constructives dont la rigueur géométrique est largement atténuée par des superpositions translucides de matière lisse, aux tonalités nuancées, où de beaux bleus, violets, gris et blancs harmonisant leur voisinage, transmettent un rythme dynamique à l’ensemble » (Arts) tandis que le critique Raymond Vrinat parle de « ses promesses déjà bien posées » et croit à son « beau développement ».
En même temps, quelques grands amateurs s’intéressent à son œuvre, notamment Raymond Lopez, architecte en chef des Bâtiments civils et des Palais Nationaux, professeur à l’École Polytechnique.
Mais c’est à ce moment où il se sent peut-être le plus « peintre » que Pistre prend conscience des pièges multiples qui peuvent le guetter. C’est peut-être une conversation avec le grand marchand René Drouin qui lui ouvre les yeux sur le danger de son hédonisme (On sent encore le « plaisir » dans vos toiles ») et qui l’amène à remettre son art en question et à opérer brusquement cette mutation qui le conduit à sa peinture présente.

Devant les toiles actuelles, on a le sentiment que Pistre a soudain jeté à bas tout l’acquis d’une peinture qui représentait un certain art de vivre, une certaine façon d’accorder l’homme avec le monde et qu’il a voulu repartir au point zéro, faisant une peinture de genèse, qui n’aurait plus le plaisir pour finalité mais simplement la création.
Que cette création soit aussi enchantement, pour le spectateur comme pour l’artiste, c’est l’évidence, mais cet enchantement entend concerner non plus une zone précise, localisée, de sensations, mais l’être entier.
Il est ontologique, c’est celui qui accompagne toute « poiema », la création des œuvres, et qui se confond peut-être même avec la « poiesis », l’acte démiurgique absolu.
Le plaisir, lui, est localisé au niveau d’un sensoriel plus ou moins émoussé, bourré d’une confortable et encombrante culture. Il y a, ainsi, toute une hiérarchie dans la délectation.

La manière même dont le peintre se sert pour travailler renforce ce que nous venons de dire. Utilisant des couleurs glycérophtaliques qui lui permettent d’obtenir de la densité dans les vernis, il passe sa toile au blanc, en fait d’abord une surface vierge - mais déjà peinte cependant, différente d’aspect et de texture du blanc initial.
Il crée ainsi « un lieu flagrant et nul » pour reprendre une expression de Saint-John Perse, une surface nulle, lieu d’incréé, sur laquelle va pouvoir se poser et se développer la forme.
Car ce lieu pictural est aussi champ de forces et nous verrons que toute l’heuristique de Pistre s’opère selon certains schèmes inéluctables, comme si une seule possibilité d’organisation s’imposait à lui - avec, bien entendu, une, infinité de variantes.
Tout semble naître en effet, dans la toile, d’un noyau central, de valeur forte, un noir saturé en général, rendu encore plus dense et plus opaque par l’épaisseur de la pâte, qui est compacte, sableuse souvent.
Ce noyau posé là dans sa sombre évidence semble un élément terrestre, une sorte de roche ignée, qui va ensuite éclater, s’accidenter dans ses pourtours, se diluer lentement dans un air liquide, transparent, par d’insensibles passages où valeurs et couleurs viennent coïncider.
Pistre parle au sujet de ce noyau d’un « accident central » et cette notion de centre se révèle importante. Il est de fait qu’elle correspond chez l’artiste à une nécessité aussi impérieuse qu’obscure.
Marcel Pistre semble choqué au plus profond de lui - même lorsqu’on envisage la possibilité qu’il aurait de décentrer le noyau, de créer un accident en d’autres lieux de la toile, déséquilibre qu’il pourrait facilement compenser en adjoignant, par exemple, d’autres noyaux accessoires.
Tout se passe comme si l’essentiel pour le peintre était d’irradier la surface peinte à partir des rayonnements d’un noyau, lequel obligatoirement est centré.

Sans plonger tête baissée dans la métaphysique, on est immédiatement attiré par l’attitude qu’imprime cette conception formelle. Elle ne peut que révéler, sinon ce que l’on appelle, improprement d’ailleurs, « une vision du monde », mais du moins les structures spécifiques d’une « Weltanschauung ».
D’ailleurs, sans quitter le strict plan du formalisme, on est bien obligé de voir que les couleurs, les rythmes, les directions de la toile sont supports d’expression et d’expression particularisée et que, de la seule façon dont un peintre organise une surface, on peut déduire une attitude de l’artiste face au monde, même si cette attitude est inconsciente chez lui.
Toutes les civilisations classiques », qui sont bâties sur « le concept de l’accord » - dans l’homme entre raison et sensibilité, et entre l’homme et le monde et qui en déduisent comme proposition majeure la place centrale de l’Homme dans l’Univers - toutes ces civilisations produisent un art pictural qui prend le centre de la toile comme point privilégié d’organisation, avec des perspectives d’étirement dans les directions ou selon les champs de forces qui lui sont soumis : diagonales ou médianes.

On peut comparer, par exemple, le monde de Pistre, typiquement européen, tout imprégné d’une culture humaniste toute basée sur l’accord, avec tel peintre américain, Kline, entre autres, dont la palette n’est pas si éloignée du peintre bordelais.
On voit tout de suite quelle différence d’attitude les sépare, et cela non seulement dans le domaine pictural mais aussi dans le domaine affectif et même moral. H. Rosenberg a pu dire de « l’action painting » qu’elle était « tension morale, sans affirmation de certitudes morales ou esthétiques ».

On ne peut séparer l’organisation formelle des toiles de Pistre d’un monde tout axé dans des certitudes, d’ailleurs informulées - mais ce n’est pas le propos du peintre de formuler ces certitudes, ni son travail - lesquelles certitudes n’existent en tant que telles que dans la mesure où perpétuellement elles s’incarnent, où elles sont vécues, projetées en tant que tension.

En même temps, on remarque que le dualisme ancien se fond dans la nouvelle manière.
On n’a plus le sentiment de voir deux toiles superposées l’une sur l’autre. La forme perd ses contours trop secs et s’intègre à la matière, devient matière.
Les insensibles glissements de l’« accident central » viennent se perdre dans le blanc, lequel à son tour, aux limites de la toile sort de l’immersion fluide et vaporeuse des transparences pour se fortifier, redevenir terrestre et dense, par des effets similaires mais reproduisant à l’envers la densité du tableau.
Ainsi les accords vont s’élargissant jusqu’à se perdre, tels des cercles concentriques sur de l’eau mais se reconstituent dans l’autre sens, en négatif, comme dans une ample respiration dont les deux temps opposés convergeraient l’un vers l’autre.
C’est un monde à la fois délectable et humain, pur, de rien pour tout dire, qui tente de réconcilier statisme et dynamisme dans une « esthétique rayonnante » où le noyau irradie, se propage en ondes se dissout eu permanence, tandis que le rayonnement renaît sans cesse au centre, à l’infini.
Monde de vibrations, de reflets qui peuvent être ensemble perpétuellement mobiles et figés.

On peut noter corrélativement que ce refuge, ce besoin de sécurité qui poussait le peintre à mettre du passé dans sa toile par le biais de la matière n’existe plus. Il n’est plus besoin de cet appui. La peinture de Pistre, c’est maintenant la description d’un phénomène aride mais raffiné, qui semble participer bien plus d’une éidétique que de sensations. C’est le temps retrouvé ou l’absence de temps. C’est une naissance incessante, surprise an moment de son surgissement. L’instant où :

« ce lac dur oublié que hante sous le givre.
Le transparent glacier des vols qui n’ont pas fui »

commence à craquer dans ses profondeurs et fait monter à la surface une vie neuve qui se déploie dans le silence et la majestueuse lenteur.

Henry Lhong, Dossier Signatures repris en 1992 dans le catalogue de la rétropective Marcel Pistre à Mérignac (25 septembre au 8 novembre 1992)