Mark Rothko, un humaniste abstrait

« Mark Rothko, un peintre juif »
Texte d’Isy Morgensztern

S’interroger pour tenter de comprendre en quoi Mark Rothko est un peintre juif c’est chercher des clés possibles de son œuvre. Des clés essentielles, mais bien évidemment pas uniques. Mark Rothko fut également un homme, né dans un pays balte, au début d’un siècle assez embrouillé. Il a émigré, vécu aux États-Unis, s’est marié, a eu des amis et des enfants. Et il y a plusieurs « manières » d’être juif. Mais parce que l’œuvre d’un peintre est partiellement muette — et qui plus est ici abstraite - il est légitime de penser qu’une part de lui-même, celle qui ne revêt pas un caractère d’évidence, ait pu passer d’une certaine façon « en contrebande » dans son œuvre. Qu’il ait pu traiter de certaines questions perçues comme universelles avec des « outils juifs » et donner des « réponses juives » à ces mêmes questions universelles.

Aussi il sera ici abordé l’hypothèse que Mark Rothko était avant tout un peintre juif, un homme tourmenté par des figures juives et qui avait décidé de les exprimer par la peinture.

Une toute première question vient donc à l’esprit : quels contenus donner au mot juif lorsqu’on l’applique à Mark Rothko ? Viendra à la suite l’autre question : quels liens – ici aussi au pluriel — peut-on faire entre cette façon d’avoir été, dès l’enfance, une manière de juif, et son œuvre ?
Quelques pistes se présentent alors. Elles sont le fruit de ce que nous savons sur l’histoire des juifs et le judaïsme, même s’il est réducteur de vouloir déterminer de manière univoque ce qui constitue un artiste, sans en faire pour autant totalement son seul « système ».

Première question, donc, nécessaire à mes yeux : quel « genre » de juif était Mark Rothko ? Il me faut dire quelques mots de son époque et surtout de son père. Le père de Mark Rothko, Jacob Rothkowicz est né à Michalishek, un bourg situé en zone rurale, en Biélorussie non loin de Kovno. Il est possible — mais pas certain — qu’il se soit retrouvé là en vertu des lois qui vers 1850 ont fortement encouragé les juifs à s’installer à la campagne, afin de se « régénérer ».

Une loi qui sera abrogée en 1882. En tout état de cause Jacob Rothkowicz ne vient pas d’un ghetto.

Il pouvait faire des études supérieures. Et il en fera. Un ukase interdit en 1855 aux juifs de la Zone de Résidence de porter l’habit traditionnel (toujours pour la même raison, les arracher à l’obscurantisme).

Ce même oukase leur ouvre en compensation l’accès à la profession de pharmacien. Jacob Rothkowicz, fera donc des études de pharmacien. Le tsar Alexandre III qui succède au Tsar Alexandre II assassiné en 1881 (Jacob Rothkowicz a alors 22 ans) hésite quant à la politique à suivre à l’égard des juifs, leur ouvrant parfois les portes de la société russe et des Lumières occidentales, les refermant parfois.Mais en gros, pour ceux qui sont pratiquement totalement sortis du cadre religieux, et c’est le cas du père de Mark Rothko, un avenir hors du ghetto est envisageable.

Il est possible — mais pas certain — que Jacob Rothkowicz ait été marqué par ce qu’on appelait alors la Haskala, un mouvement qui proposait aux juifs d’entrer dans le monde occidental par la porte culturelle, d’abandonner le yiddish pour un hébreu modernisé et les inciter à aller vers le patrimoine de l’humanité : la grande littérature, la philosophie, des métiers nobles et les valeurs nées de la Révolution Française.

Breslin dit dans sa biographie que le père de Mark Rothko était un sioniste modéré, d’autres sources disent qu’il était Bundiste, c’est-à-dire socialiste et partisan d’une autonomie territoriale sur place pour les juifs. Les deux assertions peuvent être vraies si nous croyons — et je le crois — que c’étaient là chez le père de Mark Rothko des opinions, et non pas des décisions militantes.Il semble que Jacob Rothkowicz était un homme éclairé, qui espérait que le monde irait avec le temps en s’améliorant, qu’il lui fallait être juif parce qu’il ne pouvait pas faire autrement, et c’est tout.Ce qui plaide en faveur de cette idée est le fait que ses trois premiers enfants ont fait leurs études, pour la fille aînée à l’école publique et pour les deux frères dans une école juive libérale.

La rupture, qui fut un retournement brutal, a lieu en janvier 1905 lorsqu’éclate à St Pétersbourg la première révolution russe.Ce fut comme si un mur se dressait brusquement devant les Rothkowicz.

Une période terrible va suivre, avec des lois répressives, une violence continue et une forme permanente d’instabilité.Et pour les juifs le temps des pogroms, mis en œuvre par l’entourage du tsar Nicolas II pour lutter à la fois contre le libéralisme politique et économique et contre le messianisme révolutionnaire, considérés comme deux complots menés par les juifs modernes contre la Russie.

Jacob Rothkowicz se tourne alors curieusement vers la religion (et pas vers le messianisme révolutionnaire ou le sionisme comme la majorité des juifs alors) et il envoie son dernier enfant, le jeune Mark (qui a alors trois ans) dans une école religieuse orthodoxe, un Heder.Mark Rothko va apprendre comme un jeune enfant, c’est-à-dire par cœur, la Bible, les prières et un peu de Talmud.

Non seulement l’horizon universaliste de la famille Rothkowicz a sombré avec les premiers pogroms initiés par l’État Russe mais le ralliement au judaïsme des « origines » a dû accentuer dans la famille et plus tard chez Mark Rothko un sentiment de régression, mais aussi d’échec.

Pour le père et son fils Mark, on peut comprendre ainsi – probablement — qu’avant d’être une appartenance à une nation, à un peuple, une religion ou une culture, le judaïsme est un destin, une situation, qui reviennent de manière cyclique depuis la nuit des temps.Mark Rothko, qui passera 10 ans à étudier les textes saints du judaïsme et l’hébreu, sera donc juif. Mais à la différence de Haïm Soutine, ou de Marc Chagall, né non loin à Vitebsk dans une famille pauvre proche du hassidisme, et qui pratiquait un judaïsme de cœur dynamique et populaire, le judaïsme de Mark Rothko, né de l’échec dans la marche vers l’émancipation, au sein du territoire du judaïsme de l’étude, là où naît la même année Emmanuel Levinas sera un judaïsme de raison, intellectuel, je dirai un judaïsme "philosophique" qui ne répond pas aux questions posées par son époque (les juifs ne sont pas persécutés en Russie parce qu’ils sont religieux, mais justement parce qu’ils ne le sont plus !), et qui choisit de revenir à une sorte de case départ très ancienne.

C’est sous cet aspect que Jacob Rothkowicz et son fils Mark Rothko sont des juifs modernes, nés de l’antisémitisme, (re)créés par les circonstances. Il y aura – ainsi je crois – par la suite chez Mark Rothko un refus d’exploiter de manière directe ou de vivre pleinement une personnalité juive qu’il ne devrait qu’à la violence des autres.Ce qui est juif en lui va donc devoir passer en « contrebande ».Mais chez Rothko rien n’est simple. Il possède, et c’est assez rare chez ces juifs modernes et laïques nés de « l’hostilité environnante », un important bagage immémorial.Mark Rothko a une bonne, si ce n’est une très bonne, connaissance du judaïsme. Or, en général, on le sait rien ne raccroche ces juifs modernes au judaïsme. Ils ont compris cela : le génocide n’a pas eu lieu parce que les juifs étaient religieux, mais parce qu’ils étaient juifs.

Donc à quoi peut leur servir le judaïsme ?

Rothko est donc à la fois ce juif « abstrait », cérébral, un « concept » dirions-nous, né d’une « situation juive moderne » et pourtant un connaisseur d’une forme puissante et ancienne de positivité juive : l’hébreu et la pensée religieuse juive.On va ainsi trouver, dans l’œuvre de Mark Rothko, je le pense clairement, des lignes de force, des traces de sa situation « classique » de juif moderne, en quête d’une identité intégrable à l’universel, mais également de fortes influences du judaïsme. Elles se rejoindront parfois, et parfois n’auront aucun rapport entre elles. En voici quelques-unes.

Mais avant cela un dernier rappel biographique éclairant : on possède des poèmes écrits vers 18/20 ans par Mark Rothko en hébreu. À la différence de très nombreux juifs de sa génération, il maîtrisait donc très bien la « langue sainte ».Et l’on sait qu’à 24 ans Mark Rothko a travaillé pour un ancien rabbin du nom de Lewis Brown, un auteur de livres populaires, qui lui a demandé de l’assister dans les illustrations d’une Bible « graphique » traitant de l’Ancien comme du Nouveau Testament.

Mark Rothko fit le lettrage d’une centaine de cartes et certaines des cartes elles-mêmes. À cette époque il était donc considéré comme faisant partie de la « famille juive » et suffisamment bon connaisseur de la Bible pour qu’on lui confie ce genre de travail.

Absence de lieu :

"Ce serait bien qu’on puisse construire partout dans le pays des lieux, des sortes de petites chapelles, dans lesquelles un voyageur ou un promeneur puisse méditer longuement sur un unique tableau accroché dans une petite salle" Mark Rothko.

Mark Rothko était un exilé.Ce sera ma première réflexion, car il me semble que Mark Rothko peut être perçu comme ayant fonctionné là comme un juif contemporain : dans un lien difficile avec un lieu « narratif », la communauté Universelle, puis à la recherche d’un Lieu propre.Il a – me semble-t-il – tout au long dans des différents langages qu’il a adoptés — parcouru le chemin classique des juifs modernes et contemporains déçus par la modernité: de l’Universel au Particulier (ici au Lieu) et non l’inverse, du Particulier à l’universel comme le cas pour presque tous les juifs contemporains qui se sont voulus progressistes.

Il a recherché pendant les 2 premiers tiers de sa vie, et de son travail, à élargir son langage, à trouver le style qui lui permettrait de se faire comprendre par le plus grand nombre et de s’en faire accepter, doncégalement qui raconterait ce qui est commun au plus grand nombre. Il dit lui-même, lorsqu’il peint des êtres mythologiques à la manière des surréalistes qu’il voulait par l’usage du mythe « élargir son langage », accéder à ce qui est premier au général et à l’immuable, une forme possible, espérée d’universel.

C’est le sentiment d’échec – à mon avis — de cette stratégie qui l’a amené à vouloir dans le dernier tiers de sa vie bâtir et occuper des Lieux, c’est-à-dire à faire résider la vérité quelque part, puisqu’elle ne peut pas être chez tous.À vouloir passer de la Communication (vers tous) à la Résidence (accueillir ceux qui le souhaitent dans un chez soi « pédagogique »), qui ressemble à ce verset de la Bible hébraïque : « dans la suite des temps, la montagne de la Maison de l’Éternel sera fondée sur le sommet des montagnes, s’élèvera par-dessus les collines. Les peuples y afflueront. Des nations s’y rendront en foule, et diront: montons à la maison du Dieu de Jacob, Afin qu’il nous enseigne ses voies, Et que nous marchions dans ses sentiers. Car de Sion sortira la loi, Et de Jérusalem la parole de l’Éternel» Michée 4,2.

Pour les juifs modernes, qui tous ne furent pas peintres, loin s’en faut, c’est le passage conscient ou pas de leur insertion dans le monde (insertion militante, progressiste, à visée universelle) au sionisme ou à la religion, c’est à dire privilégiant le Temple et la vérité du Lieu qu’ils doivent revendiquer ou qu’on leur impose sur la communauté universelle des hommes.Mark Rothko aura même été plus radical : il changera de langage – de style – en changeant de Lieu : le restaurant « Les 4 Saisons », premier Lieu, la cafétéria d’Harvard puis la chapelle de Houston, seront à chaque fois d’un style différent, comme autant de Résidences différentes, qu’il essaye, teste, une quête. Après avoir tenté de rendre Saint le lien entre les hommes, il a cherché (et échoué - je crois — à ses yeux) à rendre Saints des lieux où les hommes se retrouvent ensemble. Ce qui était en lui (un homme comme les autres), il l’a placé à l’extérieur de lui, confiant au monde le soin d’être la source d’ordre qui l’inclurait, et qui n’était pas trouvable chez les hommes.

Je voudrais raconter ici une anecdote personnelle : il y a quelques années la télévision m’a demandé de faire un film sur un humoriste français, aujourd’hui inconnu, mais qui au début du XXème siècle était l’homme le plus célèbre et le plus célébré de France : Georges Courteline.

Et dans le même temps un film sur l’écrivain de langue yiddish prix Nobel de littérature, Isaac Bashevis Singer. En travaillant sur ces deux auteurs je me suis rendu compte que l’écrivain français, dans la tradition du philosophe René Descartes, du sujet autonome cher aux Lumières et à la Révolution Française, faisait rire en mettant ses certitudes - son assurance d’être l’incarnation de la raison - face au désordre des institutions et du monde.

Un homme pensant et parlant est toujours plus organisé qu’un groupe ou une institution. La bonne marche du monde dépend de lui, croit-il. Ensemble les gens sont incapables et donc comiques.

Singer au contraire (comme aujourd’hui Woody Allen et d’autres) met son propre désordre en face de l’ordre du monde.

C’est le monde qui fonctionne normalement, pas lui. Si lui est « égaré » pour reprendre une de ses expressions (vaincu et désorganisé par ses sentiments) le Monde lui sait où il va. En approchant Mark Rothko je me suis demandé si lui aussi avait confié à ce qui est en face de lui le soin de l’organiser.

La réponse me semble être oui.

La Mezzuzah et les Teffilin :

Cela m’amène au judaïsme, à un élément du judaïsme qui place hors de soi, en face de soi, la vérité et la loi, ce qui nous organise : La mezzuzah et les teffilin. Il est dit dans Deut, VI 8-9 et XI 20 qu’il faut mettre sur le montant de la porte un petit rouleau de parchemin, calligraphié par un scribe « sur la peau d’un animal pur » contenant certains versets de la Bible, dont le Shema Israel, une prière qui annonce l’unicité du Dieu d’Israël (« Adonai est notre Dieu et il est un ») Deut, VI 8-9 dit : « tu les attacheras comme symbole sur ton bras et les porteras en front au devant de tes yeux. Tu les inscriras sur les poteaux de la maison et sur les portes ».

Les juifs Yéménites placent ce morceau de parchemin au milieu de la porte, juste devant leurs yeux.Et il existe une controverse entre un commentateur du nom de Rachi qui voulait que la mezzuzah soit verticale, et son petit-fils Rabbeinou Tam qui la voulait horizontale, (un compromis a été trouvé et elle est de biais).

Mettre devant soi la Parole Divine, une parole organisatrice, qui fait sens sur le monde et donne une architecture à sa vie.

J’ai eu le sentiment que Mark Rothko avait cette volonté lorsqu’il peignait ses tableaux abstraits, aux blocs colorés horizontaux symétriques par le milieu.

Le voile, la nuée :

Dans cette confrontation avec ce qui est hors de soi, en face de soi, les choses ne sont pas claires.

Elles sont souvent voilées et entourées de brouillard.

Le contact – le dialogue – avec ce qui est en face de nous, (Dieu ou nous-mêmes dans un miroir), se fait, dans la Bible et dans la tradition juive ultérieure, à travers un voile et au travers d’une sorte de brouillard.

Le voile que j’ai pensé retrouver dans les peintures de la période « multiform » et la nuée, (le brouillard) dans les tableaux de la période abstraite dite « classique ».

Dans la Bible les mots désignant la Révélation sont empruntés à la perception visuelle, y compris quand on peut penser qu’elle est sonore.

Ainsi au Sinaï le peuple « voyait des voix ».

Et le Divin s’incarne au Sinaï dans du feu, ou le plus souvent dans une nuée.

« Une colonne de nuée le jour et une colonne de feu la nuit » (Exode, XVIII, 21).

Mais aussi : « alors Moïse monta sur la montagne et la nuée couvrit la montagne. La gloire de Yahvé se posa sur le mont Sinaï et la nuée le couvrit pendant 6 jours. Au septième jour Il appela Moïse du milieu de la nuée » (Exode, XXIV, 15-17).

Et lorsque le Tabernacle vient d’être édifié : « or Moïse ne pouvait entrer dans la Tente d’Assignation, car sur elle demeurait la nuée et la Gloire de Yahvé remplissait la demeure. Lors donc que la nuée s’élevait de dessus la demeure, les fils d’Israël se déplaçaient dans tous leurs déplacements. Mais si la nuée ne s’élevait pas, ils ne se déplaçaient pas, jusqu’au jour où elle s’élevait » (Exode XL, 34-38).

Les exégètes ont longtemps débattu pour savoir si ce sont les hommes qui placent une nuée entre la Présence-Dieu (la Shekhina) et eux, ou si au contraire c’est la Présence-Dieu qui se couvre de nuée quand elle apparaît aux hommes.Il est évident que ce débat ne peut être tranché.

Mais l’on retient que la transcendance juive est construite de telle manière qu’elle ne permet pas d’envisager un contact direct avec dieu. Ce « contact » se fait uniquement au travers d’une nuée ou d’un voile, cachant et révélant, rendant à la fois visible et invisible.« Il déploya une nuée comme un voile et un feu pour éclairer la nuit » dit le psaume XV, 39. Le Dieu d’Israël est un dieu difficile à cerner !

On se souvient du poème des années de jeunesse de Rothko, cité par Breslin : « le Paradis est une lampe dans le brouillard, tout au long d’une longue et sombre route … jeunes gens, jeunes filles … je vous vois dans une brume d’or » Breslin p. 43

Le lieu par excellence de la pratique du voilement, c’est le Tabernacle, conçu comme une tente, avec ses voiles, rideaux et tapis. Il est un véritable « capteur de lumière ».

Celle-ci est transmise à partir du centre, le Saint des Saints, contenant l’Arche d’Alliance.

Ce sanctuaire est décrit de nombreuses fois dans la Bible. Mais ce qui nous intéresse c’est le rideau, le voile qui sépare le Saint du Saint des Saints et qu’on nomme « parohket », que Dieu décrit en détail à Moïse dans Exode XXXVI, 37.

C’est la seule tenture qualifiée par Dieu « d’œuvre d’artiste » (le rideau fermant l’entrée du sanctuaire est qualifié « d’œuvre de brodeur »).

Aujourd’hui de tels rideaux, où « l’infini côtoie le fini », couvrent l’armoire qui contient dans les synagogues les livres saints. Le rideau, devant lequel l’officiant se tient, car « j’aurai rendez-vous là et je parlerai avec Toi » (Exode XXV, 22), c’est-à-dire, dit la tradition, non loin du rideau.

C’est le rideau que l’on tire lorsqu’on sort les livres saints pour les faire circuler au milieu des fidèles. La tradition mystique dit que les couleurs employées pour le réaliser sont « le bleu pur, le rouge pourpre, le rouge écarlate et le blanc » (cf. Gershom Scholem « Le Nom et les Symboles de Dieu dans la Tradition et la Mystique Juives »).

Un dessin de Rothko publié dans l’ouvrage de Bonnie Clearwater « Mark Rothko, Works on Paper » montre qu’il s’est intéressé au voile du sanctuaire, à travers une représentation allusive, esquissée.

On y retrouve ses principaux coloris, des effets de tissage ainsi que les chérubins schématiquement évoqués. Ce n’est pas la première fois que Mark Rothko a intégré dans sa recherche un objet symbolique majeur du judaïsme. En 1945/46, à une époque où il travaillait sur les mythologies universelles à travers des signes biomorphiques, il a inséré le chandelier à 9 branches au centre d’une œuvre sur papier au titre de « Tentacules de la Mémoire ».

Mais le tableau qui porte les marques les plus visibles d’un rideau est « Untitled, Violet, Black, Orange, Yellow on White and Red » de 1949 Catalogue Raisonné n° : 420

Le voile a aussi pour objet d’atténuer la lumière, d’éviter une lumière trop éclairante qui risque de susciter extase et fascination, c’est-à-dire idolâtrie, aliénation. On connaît les exigences de Rothko sur la manière d’éclairer faiblement ses toiles dans les salles d’exposition.

Une histoire, sur cette question du voile qui me paraît significative : un récit talmudique raconte que lorsque les romains ont conquis le Temple de Jérusalem, celui d’Hérode, en 70 de notre ère, un soldat, furieux de trouver le Saint des Saints vide, déchira avec un couteau le voile qui recouvre l’armoire où se trouvent les textes saints, dans l’espoir d’y trouver enfin un trésor, et que le voile se mit à saigner.

Pesanteur, gravité et horizontalité

Pesanteur et majesté, celles qu’on éprouve devant la légèreté même des tableaux de Rothko, ce qu’en hébreu on appelle Kavod, de Kaved, qui veut dire respectable, grave, mais également lourd. Kavod ne signifie pas seulement qui a du poids, c’est un des noms de Dieu dans la tradition juive. Dieu donne du poids, et en reçoit. Il donne une pesanteur (et en reçoit) à l’inverse de ce qui se passe chez les hommes sans "gravité", futiles et égarés.
Dans le judaïsme, à l’inverse du christianisme, c’est la gravité qui apporte la grâce.Cette gravité est ce qu’on appelle en philosophie l’Immanence.Je pense à la décision de Mark Rothko de rester horizontal dans l’architecture de la chapelle de l’université catholique Saint Thomas d’Aquin de Houston, de retirer de la chapelle la flèche qui allait vers le ciel, provoquant un conflit et le départ de l’architecte désigné à l’origine pour construire cette chapelle. Simone Weill, lorsqu’elle s’est voulue catholique, a conservé ce dispositif juif dans le titre, célèbre, de son livre « La Pesanteur et la Grâce » au profit du second.
Dans le judaïsme, comme chez Rothko, la pesanteur, la gravité, sont nécessaires à la grâce. Et cette pesanteur et cette gravité, au sens physique des mots, sont horizontales. </p

Arc-en-ciel :

Plus loin je parlerai des couleurs dans la Bible et dans la mystique juive, en liaison avec l’œuvre de Mark Rothko. Mais en introduction il faut s’arrêter sur l’Arc-en-ciel.
Ces bandes colorées sont dans la Bible le signe de l’Alliance, du compagnonnage entre les hommes, tous les hommes, et un autre Monde (le ciel).

En montrant les bandes colorées de l’Arc-en-ciel, qui dans le texte biblique, est le signe de première alliance, l’Alliance Universelle, Noahide (de Noé) celle qui concerne toute l’humanité,: Dieu dit : (Gen, 9-12) :« voici le signe de l’alliance que je place entre vous et moi et tout être vivant qui est avec vous, pour les générations à jamais (13), je place mon arc dans la nuée (anan) et ce sera le signe de l’alliance entre moi et la terre ».

Il s’agit seulement d’une marque d’alliance, d’un intermédiaire, qui s’adresse aux hommes. Mais ici encore la nuée et des bandes de couleur sont l’interface entre le spectateur et un Au-Delà qui lui est lié.

Le passage à une symbolique concernant Dieu lui-même s’opère dans un texte plus tardif, qui a servi de support à de nombreuses spéculations mystiques: la vision d’Ezéchiel.Le prophète Ezéchiel a une vision du Char Divin (la Merkava) et de la Gloire Divine qui se trouve au-dessus. Ez. 1-28 :« Tel l’aspect de l’arc qui se forme dans la nuée un jour de pluie, tel apparaissait ce cercle de lumière : c’était le reflet de l’image de la Gloire de l’Éternel. À cette vue je tombai sur ma face et j’entendis une voix qui parlait : (2 1-1) …Elle me dit : "Fils de l’homme, dresse-toi sur tes pieds que je te parle ! " (2) Et un esprit vint en moi lorsqu’elle m’eut parlé et me dressa debout sur mes pieds. Et j’entendis celui qui s’entretenait avec moi ».

Un Dieu incolore se manifeste par l’intermédiaire d’un trône orné de pierres dont les références colorées sont évidentes : Ez. 1-26 :« une pierre avec l’apparence du saphir et au-dessus un trône et au-dessus une forme ayant une apparence humaine ».

Dans Ex. 24, 10 il est question également d’un dieu ("incolore") appréhendé au-dessus d’un bleu saphir.Dans la Bible la Gloire Divine, ce qu’on appelle la Shekhina, la Présence, ou « Le Lieu » peut faire l’objet d’une perception sensible par l’intermédiaire des couleurs.

Mais pas Dieu lui-même.Les couleurs le manifestent sans le révéler, le rendent désirable – et redoutable - sans qu’il se montre.

Le langage des couleurs :

Il est fort probable que pour travailler le langage, la syntaxe des couleurs chez Mark Rothko – la syntaxe et la valeur des couleurs — il vaut mieux lire (et relire) Goethe et Schopenhauer que la Bible.Tout d’abord parce que nous savons que Mark Rothko avait lu (et annoté ?) leurs livres. Pour Schopenhauer nous en sommes sûrs. Mais je voudrais poursuivre mon idée et aller voir dans la Bible puis dans la branche juive de la Gnose, la Cabale, ce que Mark Rothko a pu y prendre (s’il a lu ces livres) ou ce qui y fait écho.

Le livre de Schopenhauer « Texte sur la vue et les couleurs » a été publié en 1816 et remanié en 1854, à la suite d’un long et chaotique dialogue avec Goethe sur son livre: « Théorie des Couleurs » et surtout sur son dernier chapitre « l’action sensible et morale des couleurs ». Tous deux s’opposent à Newton, qui a une vision physique et mécaniste des couleurs. Grossièrement ils prétendent que c’est celui qui regarde, l’homme, qui crée les couleurs, leur « vocabulaire » et leur valeur, une valeur morale.

Goethe attribue des valeurs, telles que « sensuelles » à certaines couleurs. Il parle des couleurs comme « des contenus conscients de qualités sensuelles ».

Goethe espérait, avec son histoire de la théorie des couleurs, produire une histoire de l’esprit humain en miniature, comme il l’écrivait à Von Humboldt en 1798.

Je pense personnellement qu’il y a un lien entre la Gnose, les alchimistes et les théories de Goethe et de Schopenhauer sur la couleur. Et aussi avec l’état d’esprit dans lequel Mark Rothko a envisagé le travail sur les couleurs.

Mais c’est un sujet demandant des études sérieuses et encore à entreprendre.
Qu’il y ait là un lien dans l’usage des couleurs par Mark Rothko et le rôle des couleurs dans la Bible me paraît plausible

Les couleurs dans la Bible :

Le mot « couleur » lui-même n’apparaît qu’une fois dans la Bible, dans le Cantique de Déborah (Juges 5,30), où il est question d’une étoffe, qui doit être tachetée ou bariolée. Mais les couleurs elles-mêmes sont omniprésentes.

La Tente d’Assignation, qui est la demeure de Dieu durant la traversée du désert par les Hébreux, est décrite de façon très détaillée dans Exode XXV et les chapitres suivants.En particulier les couleurs des toiles qui constituent la tente.On retrouve ces couleurs lors des prescriptions concernant les vêtements des prêtres en général et du Grand Prêtre en particulier.

C’est-à-dire ce que voient les fidèles en face d’eux lors des cérémonies.

Le bleu pur, « tkhelet", la couleur pourpre, « argaman », qui varie entre le rouge, le bleu et le violet, le rouge écarlate extrait d’une cochenille « Tolaat shani » enfin le blanc éclatant que l’on nomme « shesh ».

Le tapis et les rideaux de la Tente d’Assignation étaient quadricolores, certains vêtements des prêtres étaient tricolores.Toujours des couleurs vives.Ces couleurs correspondent à des couleurs célestes.

Elles sont des informations sur la Gloire de Dieu. En ce sens il y a dans la Bible un langage des couleurs qui concerne Mark Rothko.

Car les couleurs sont en fait des informations sur Dieu ou le Monde, et non la traduction des « états sensibles » du peintre.

Je ne crois pas que Rothko ait repris la symbolique des couleurs telle que l’a consciencieusement fait Marc Chagall dans les vitraux de la synagogue de Jérusalem, illustrant les 12 tribus selon les couleurs indiquées dans un commentaire tiré du livre Midrash Bamidbar Rabba, mais lui a repris à son compte l’idée que les couleurs étaient des informations sur le monde d’En-Haut (ou d’En-Face) sur une métaphysique possible nous concernant, et qu’il se devait de rapporter.

La Mystique juive

Le dernier caillou sur ce chemin et non le moindre est la Cabale.La Cabale est la première réponse juive, née en Espagne, aux pogroms et au déracinement (la seconde plus tardive sera le Hassidisme).Une réponse intellectuelle qui affirme: « Nous sommes dans le malheur parce que nous ne comprenons pas de quoi est fait le Monde».Dieu nous est devenu inconnu.La Cabale est une Gnose, c’est-à-dire qu’elle prétend que celui qui sait sera sauvé. Plus sûrement que celui qui croit.La Connaissance nous mène vers Dieu et permet la sortie de ce monde de malheur.

Nous ne sommes pas loin de Mark Rothko, qui peignait des « idées », en donnant à ces idées un caractère rédempteur.

Dans la Cabale (ou mystique juive), il existe une symbolique détaillée des couleurs, fort complexe, qui a partie liée avec l’alchimie, autre forme de connaissanceC’est un sujet vaste, qui exigerait à lui tout seul une très vaste étude, hors de ce cadre.
Afin de clore cet exposé, il faut citer le tout début du livre fondateur de la mystique juive, le Zohar, que Mark Rothko a eu toutes les chances de connaître, car il est lu dans les synagogues lors de certaines fêtes et qui décrit, dans des termes qui relient la question de la nuée, du brouillard et celle des couleurs à la Création de notre monde par la lumière primordiale — celle qui se « dérobe » —.Rien ici ne vient prouver que Mark Rothko a pensé à ce texte lorsqu’il peignait certaines de ses toiles, mais je trouve que la similitude des univers est troublante.

Un passage donc du Zohar intitulé « Bereshit « commentaire sur la Création Section 1, folio 15a/15b :
« D’emblée la résolution du Roi laissa la trace de son retrait dans la transparence suprême. Une flamme obscure jaillit du frémissement de l’Infini, dans l’enfermement de son enfermement. Telle une forme dans l’informe, inscrite sur le sceau. Ni blanche, ni noire, ni rouge, ni verte, ni d’aucune couleur. Quand ensuite il régla le commensurable, il fit surgir des couleurs qui illuminèrent l’enfermement. Et de la flamme jaillit une source en aval de laquelle apparurent les teintes de ces couleurs… par-delà ce point c’est l’inconnu, aussi est-il appelé : « commencement », dire premier de tout »

Traduction du Zohar : Charles Mopsik

Isy Morgensztern, 23 octobre 2003.

TEXTE DE LA CONFÉRENCE « MARK ROTHKO, UN PEINTRE JUIF »

Musée d’Art et d’Histoire du Judaïsme. Paris

Musée de l’Hermitage. Saint-Pétersbourg

Musée d’Art Moderne. Riga

National Gallery. Washington

Museo de Arte Moderno. Mexico

Université de Bar Ilan, Tel-Aviv

Musée d’art de Haïfa

Source: Rothko un humaniste abstrait, Isy Morgensztern (Réalisateur), Editions Montparnasse, 2007.

" Mark Rothko, un humaniste abstrait, est un film de 51’ sorti en DVD. Ce DVD contient aussi en bonus une interview inédite de Christopher Rothko : "Mark Rothko, vie et oeuvre" : interview de Christopher Rothko (2006 - 31’ - VOST).