Miguelanxo Prado

Trait de craie

« Tu as vu et vécu les mêmes choses que moi, c’est simplement que tu as interprété les faits de manière différente ».

Il y aurait un phare sans lumière, et un message écrit sur un phare ou sur un mur « Ana, je repasserai en juin prochain, je t’attendrai, je t’aime : Raùl ». Sauf que ce message qu’écrit Raùl à la fin de l’histoire, se trouvait déjà sur le même mur quand il aborde cette île si peu fréquentée, tout au début de l’histoire. La spirale du temps se reboucle.

Ainsi, Prado tisse son univers pour capter sous le regard des mouettes ricanantes, ce lecteur de B.D. qui a pour triste habitude de survoler textes et dessins, sans vouloir plonger un tant soit peu dans quelque profondeur. Le monde de la B.D. est très souvent unidimensionnel, tout en surface, mais parfois les plus grands, rident cette apparence par le vol de quelque hirondelle inattendue. À ce patineur sur l’étang glacé des livres qu’est le lecteur de B.D, Prado offre brusquement des crevasses qui s’entrouvrent et font que plusieurs lectures sont nécessaires.Jorge Luis Borges, Bioy Casarès, Antonio Tabucchi imprègnent ce livre comme la mer énigmatique qui cerne l’île, fait plus que l’entourer, elle l’absorbe.

« Trait de craie » est une B.D. d’abord et avant tout, d’une rare qualité de dessins en fait de petits tableaux d’atmosphères, et ensuite, une histoire du type rêve éveillé comme « Juliette ou la clé des songes », vue sous l’angle du héros Raul.Trait de craie sur des murs improbables, « Trait de craie » parle de rencontres, vécues ou rêvées, condamnées à se répéter ou à s’effacer sans trêve. Raul aborde dans une île posée comme un point-virgule et dans l’unique maison-auberge près d’un phare, tenue par une femme rousse et son fils-animal Lucas, il rencontrera Ana, insaisissable et en attente d’un inconnu.Et puis, le puzzle voit toutes ces pièces s’imbriquer parfaitement mais sans composer l’image logique escomptée. Raul contemplera d’abord en simple badaud puis en victime d’une "bien fantastique histoire pleine de bruit et de fureur" où les êtres se cherchent sans pouvoir se rencontrer jamais, et peut-être d’ailleurs que leur histoire n’a jamais existé, même si les murs se souviennent des traits de craie.Un phare désaffecté, des mouettes en fuite, une île perdue au fond de nous, quelques mots, et Prado donne « au travers de contradictions diverses le moyen de deviner une réalité atroce ou banale » (Borges). Trait de craie" est la première « BD-peinture » réussie.