Mordecaï Ardon

l’invisible au bout des doigts

"Nous désertons l’Ici,en bas et bâtissons sur lui le pays du grand Oui" (Paul Klee)
Le jour tombait lentement et sur son épaule droite pour adoucir sa chute. Ce musée faisait monter les ombres par les fenêtres. Même les pas des visiteurs, ces pas qui dans chaque musée du monde partent à l’assaut des images, et qui tachent par leur claquement du réel de les détourner de leurs immobilités, de les faire tomber à leurs pieds, même les pas restaient entre l’air et la terre.
La pluie n’osait redoubler de peur de rester enfermer dans ce musée à Jérusalem et de ne plus avoir le droit de courir ensuite le monde. Deux, nous étions deux visiteurs et encore moi je n’étais plus là. Des toiles plus grandes que les vitraux du ciel m’avaient tout entier bu et absorbé.
."Tamuz" (mois d’été), "la révérence à l’étoile du matin", les rêves du cuir trépassé", des vastes triptyques tout cela luisait de l’intérieur, projetait d e l’invisible sur tous les murs. Ces tableaux d’un dénommé Mordecaï Ardon d’après la signature marquée en grand en bas à droite sur chaque toile, ces tableaux procédaient d’un rituel magique, et vous ne pouviez que voleter que d’une toile à l’autre sans vous éloigner, sans pouvoir sortir du halo des couleurs, de l’haleine des lunes et des soleils rouges qui passaient dans les cadres. Suspendus dans les airs une peinture venant des pays d’enfance souriait à l’infini. Elle semblait tous nous attendre, un par un, et pour chacun différente.

Si lourd était le silence que seul le blasphème pouvait le délivrer, je le fis et je criais en français dans ce musée vide "Pas mal, pas mal, mais j’ai déjà vu cet enchantement dans Paul Klee !". Une voix se fit entendre en français aussi "Pauvre idiot j’étais le seul élève privé de Paul Klee !"
Et Mordecaï Ardon apparut de nulle part me frappant l’épaule comme l’ange avec Jacob, aussi beau et lumineux dans sa chevelure de neige que ses tableaux.
Nous étions je crois en 1964 à Jérusalem, et je venais de rencontrer le plus doux des sorciers. Plus tard il m’enleva à mon amie et pendant quelques jours il me montra le village des peintres, à Safed près du lac de Tibériade. Mais surtout il me ramena à l’humilité et au silence. Il ne me parla que du Bauhaus et du mysticisme qui sourd d’une pierre du désert, d’un nuage qui traverse, d’un rai de lumière. Il me parla de la douceur infinie et musicale de Paul Klee, de sa recherche d’alchimiste des mondes cachés derrière les apparences.
Ardon avait les larmes aux yeux en parlant de Klee, Klee et sa voix douce, ses yeux clairs vers l’ailleurs, Klee et son violon. J’ai vénéré cet homme-là devant moi pris dans ses châles de tendresse et de fidélité. Il parlait encore et encore des cent pas de Paul Klee au-dessus de sa tête cherchant à ajouter la touche unique et juste sur trois tableaux à la fois, tous sur chevalets, tous inachevés.
Dans "l’antre du magicien" se trouvait rangés tous les sortilèges sur de petites tables portant chacune sa part de mystères et de magies, de concoctions volées à la nuit. Comme un chat Paul Klee bondissait sur un détail, attrapait au vol les oiseaux du rêve. Ardon aura baigné dans cette conscience créatrice, cette force contenue dans les puissances du destin.

Je ne l’ai plus jamais revu bien qu’il fut invité en résidence à Paris vers les années 1980, pour créer une œuvre contre la guerre et d’ailleurs un film d’Arte montra la lente maturation du rendu de l’horreur sur une toile blanche. Comment peu à peu monte la violence sur la toile, les rouges qui s’engouffrent dans le manque d’humain des hommes. Ardon militait dans sa peinture contre l’oubli des massacres d’Hiroshima à toutes les autres morts en masse.
Il fut un temps où l’état d’Israël mettait ses peintures sur ses calendriers. Puis aujourd’hui plus rien. Du temps où je pouvais monter des expositions je tentais de manière pathétique de faire connaître Ardon en France. Jamais je ne le pus. Cette blessure, cette culpabilité je veux m’en débarrasser ce jour, en simplement disant "merci monsieur Ardon" et en reproduisant quelques tableaux en ligne venant des rares catalogues existant encore (Massachusetts 1981 - Israël Muséum, Tate Gallery, collection privée).

À Mordecaï Ardon il aura été donné le privilège de pouvoir peindre les couleurs du temps, et comme son maître et père spirituel Paul Klee, de rendre visible l’invisible.
Il était né Max Borstein dans un petit village de Pologne (un shettl) en 1896 à Tuchow. Son père était horloger. Ces villages juifs étaient presque autonomes et l’on ne parlait que le yiddish comme langue vernaculaire. Il y mena la vie d’un enfant juif qui ne se contentait pas des espaces étroits et qui brûlait de connaître le monde et qui dévorait les faibles lueurs venant de Paris ou Berlin. Après la première guerre mondiale il s’en alla vers Paris, attirait par l’aura de Picasso et Matisse et l’effervescence culturelle de cette époque. Mais il comprit que le véritable apprentissage ne se ferait pas dans cette capitale de l’égoïsme, où le poids de Picasso écrasait tout. Comme d’autres artistes polonais ou russes il se dirigea vers Berlin. Il s’inscrit dans une classe préparatoire à l’entrée du Bauhaus de Walter Gropius.
Il avait loué sans le savoir une pauvre chambre dans la maison même où habitait Paul Klee qui le prit en amitié quasi-paternelle. Ce jeune juif aux paroles mystiques, aux yeux brûlants ressemblait au portrait des rois que Klee avait imaginé. Cette amitié exaltée entre un tout jeune homme et un grand peintre célèbre sera simplement belle.
Ardon, il prendra ce nom en Israël, étudiera de 1921 à 1925 au Bauhaus avec Kandinsky, Klee, Feiniger et l’hurluberlu Itten. Toute sa vie il conservera la mémoire des leçons de Klee surtout. Et il est arrimé à jamais à l’art moderne. Mais une deuxième source d’influence capitale est la rencontre avec les maîtres du passé qui étudiait dans les musées. Rembrandt et Le Greco le fascineront. Aprés son diplôme du Bauhaus i l va étudier en profondeur l’art des vieux maîtres à l’Académie des arts plastiques de Munich avec Max Doerner. C’était en 1926. Il approfondira surtout l’art des couleurs, les richesses et les complexités de la technique de la couleur. C’est ce mélange entre sa peinture contemporaine et sa recherche de sens caché et l’utilisation des couleurs à l’ancienne qui font que sa peinture est unique.

Pour beaucoup de ses collègues la couleur n’était pas au centre du sens et elle devait se fondre dans le tout du tableau. Pour Ardon le travail artisanal fouillé en profondeur de la couleur avec sa densité, ses aplats, ses miroitements, avait un sens non pas esthétique mais mystique. Le tableau s’organisait autour du bleu le plus profond qu’il recherchait au fond de lui, du rouge le plus chaud descendu du soleil, du vert si saturé montant des prairies, du jaune éclatant en lui. Ces apparentes contradictions ont donné pendant plus de 70 ans de création ininterrompue, les sortilèges de sa peinture.

On a dit de Ardon qu’il était un expressionniste avec la palette des alchimistes du passé, un peintre souvent abstrait avec la sensualité du vivant des couleurs. Il était un voleur de feu des anciens et il portait cette flamme au coeur des échafaudages modernes.
Ardon fut intéressé par le mouvement Der Blaue Reiter (le cavalier Bleu) et participa à la vie culturelle intense de l’Allemagne en ce temps. Puis il vit se développer la peste brune, et les autodafés de livres et de peintures dégénérées. Tout le beau rempart culturel s’effondrait et l’obscur et l’ignoble était là. Ardon savait ce qu’un pogrom voulait dire, et il prit vite conscience que rien n’arrêterait la machine de mort, alors que les juifs allemands ne voulaient pas voir la montée des périls et le basculement vers la nuit, vers l’obscur. Paul Klee quitte l’Allemagne en 1933 pour rejoindre le coeur brisé sa Suisse natale où il va mourir en 1940 au milieu de ses anges en papier. Ardon va suivre un autre chemin.
Dès 1933, il part en Palestine, laissant derrière lui les merveilleux musées, les amis, les paysages, les couleurs, la modernité. Il devient un autre, il change de nom devient Ardon et découvre une langue différente, des gens autres, et surtout un ciel aveuglant. Toute sa palette était à reconstruire, avec ce bleu vif du ciel, les couchers de soleil sanglants, le poids du sable, la pierre. Les perspectives n’étaient plus les mêmes, le couvercle bas du ciel européen avait sauté pour un bleu sans horizon. Il se reconstruisit.

Ardon était déjà un peintre reconnu en Europe (première exposition à Berlin en 1928), en Israël il va devenir le saint patriarche de la peinture. Lui le tumultueux, le révolutionnaire dut apprendre le silence et la patience. Il commença à peindre les collines et quand il les eu domptés, les figures tragiques du monde revinrent dans sa peinture, et il tenta de parler de l’holocauste non pas par la figuration, mais par une symbolique forte. Ses affinités surréalistes, son goût de l’invisible, il va désormais le puiser dans les livre saints juifs (Kabbale, Midrash - commentaires sacrés sous formes symboliques et cachés dans des contes -). Il continue à éclairer ses toiles à la Rembrandt avec une "lumière cachée".
Comment témoigner devant l’holocauste par des images ?
Ardon refusa l’expressionnisme, il employa l’allusion, la métaphysique surréaliste, la fuite par la poésie. Ses grands tableaux sont des méditations sur le mal et non pas sa description juste suggérée. En tant que penseur, autant qu’en tant que peintre, Ardon a voulu rendre compte. Ici un détail, là une montre abandonnée, des lettres en désordre, des bouts de parchemin, des cartes à jouer jetées par terre, cuir en putréfaction, feuilles mortes, signes cabalistiques semés pour guider, dessins d’enfants, objets en fuite…
Ardon montre l’apocalypse par le détail de la vie qui s’en est allée. Ses tableaux sont un microcosme de l’horreur quand dans huit monumentaux triptyques peint de 1955 à 1988 ("Hiroshima - Il fut Soir - Il fut Matin"), il dénonce son temps. Bien sûr il pense à Matthias Grünenwald.
Mais il n’énonce aucune idéologie, aucun message politique. Son cri contre l’injustice ne s’embarrasse pas d’éléments extérieurs à son art. La seule force de ses couleurs, de la construction de la toile, des abîmes ouverts par les coups de pinceaux doivent être suffisants pour rendre compte des tragédies humaines. Ainsi ce tableau "Pour ceux qui sont tombés".

Parfois l’ombre du "père" Paul Klee passe dans ce mélange tendre de surréalisme et de contes de fée qui continue à nous faire croire aux enfances : des maisons de cartes, des lettres qui s’envolent, des villages blottis au creux de la lune de soie mauve,...L’amour des formes primitives, des dessins d’enfants ou des fous, la recherche passionnée des symboles, l’amour des formes musicales transposé en contrepoint pictural les font frères en peinture.
Comme Klee il se sera détaché de l’expressionnisme pour naviguer sur les eaux du rêve, de la poésie en faisant dériver les calligraphies, le fantastique, l’humour ; Comme lui, il voudra aller au coeur de la création à partir d’un brin d’herbe, au travers des forces vitales, à partir modestement d’un objet (la montre chez Ardon), en déchiffrant les carrés magiques des lettres de l’alphabet hébreu.

Ardon le rêveur, Ardon le révolté contre la connerie de la guerre, Ardon aura été un passage du miracle en peinture. Comme Klee la puissance des impossibles est à portée l’échelle dans sa peinture. "Un musée complet du rêve" comme disait René Crevel de la peinture de Paul Klee. Un musée vivant et palpitant.
D’étranges hiéroglyphes parlent des mythes anciens, des rêves qui ne veulent pas s’endormir sans nous. Dans ses tapisseries ou ses tableaux il marie comme flocons de neige la calligraphie hébraïque, des mots s’envolant dans leurs voyelles, des collages, des peintures. Un véritable alphabet des songes et des livres anciens, Zohar surtout, - livre de la splendeur pivot de la Kabbale-, se déroule devant nous proche et lointain à la fois. Dans la Kabbale les lettres ont un pouvoir mystique et religieux et ont autant une valeur numérique permettant des interpolations de commentaires qu’une valeur de lettre.

L’institut de médecine Shaare Tzedek à Jérusalem détient ces Œuvres. Par exemple celle-ci "He-vav"

Le chat de Paul Klee, Fritzi, court encore dans la tête d’Ardon, et lui donne cette malice qu’il gardera toute sa vie. Et il tournera lui aussi autour de ses toiles comme un lion en cage, les modifiant soudain, ce que montre le film fait sur Ardon à Paris. Et toujours son abstraction lyrique conserve les traces du réel. Il est un officiant de la création, un célébrant des mystères du monde. Pluie, sable, herbe colline, village tapi, soleil et lune surtout, vent, morceau de cuir, feuilles mortes tout ceci porte témoignage de son amour du monde et par-dessus tout des étincelles cachés de celui-ci.

Les bleus profonds de sa peinture (les bleus cadmiums), les ultramarines, les viridiums, qui éclaboussent de fragances sa peinture, lui sont plus venus des brillances d’Athènes que des cieux de Jérusalem au premier abord austères, puis dans les brumes du bleu remontent toutes les lumières.

"Devant les vibrations de la Méditerranée, Jérusalem semble se perdre dans le noir et l’ivoire, mais même Matisse passe, et reviennent les couleurs qui ordonnent : Tu dois, tu ne dois pas ! et Jérusalem comme un pivert sombre continue à piquer votre écorce. Toi, toi, toi. Toi et l’orphelin. Toi et la veuve. Toi et le désespéré. Toi et l’opprimé. Aucun ne doit jamais être abandonné. Comme si la vie ne peut être seulement vécue dans le Toi et le vivant ne peut se manifester quand conjonction avec le Toi" (lettre d’Ardon à Willem Sandberg, Directeur du the Stedelijk Museum, du 15 août 1960)
"Les artistes sont des soleils tournant autour de leur propre axe, entourés d’une multitude de lunes avec leurs visages tournés vers l’intérieur d’elles-mêmes"

Ardon devint le directeur de l’école des Beaux-arts Bezalel et mourut à Jérusalem en 1992 toujours dans sa lumière et ses convictions. ainsi le triptyque sur Hiroshima fut peint quand il avait 92 ans ! Il aura exposé partout en ce monde qu’il aimait tant, mais c’est à l’intérieur de nos paupières que continue ses tableaux avec leurs couleurs irradiantes.
Parfois dans nos nuits montent les scènes de ces déserts sous la lune. Présent et passé s’endorment sous la même tente. Dehors des étoiles chuchotent. Ardon doit être quelque part au milieu d’elle avec son œil malicieux qui clignote.

Gil Pressnitzer