Odile Mir

Le retour de Lilith, les songes d’Ariane, ou la transgression comme art

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L’œuvre d’Odile Mir est une œuvre de transgression qui remontant aux origines en démonte les oppressions ajoutées pour espérer enfin tenir en laisse la liberté sauvage. La figure de Lilith, la première femme, fille aérienne de la liberté farouche, impossible à asservir dans nos critères de domination masculine, apparaît en filigrane dans ses représentations. Elle est cri de liberté, loin de la résignation d’Ève elle ne surgit pas de la chair d’Adam, elle est son égale, sa part nocturne et magique, issue de la même part de poussière. Elle tient tête à la fois à l’homme et à Dieu, refusant toute soumission. Elle est la femme, celle qui sait dire non, la démone libératrice, « celle qui savait ».

Dans l’œuvre d’Odile Mir passe ce grand frémissement de l’être libre, cet appel au grand large de la liberté, ce retour aux mythes d’avant la mise en cage par les religions monothéistes de notre part d’animal libre et souverain. La guerre de Troie – Hélène ou la guerre de Troie-, Thèbes, le Minotaure, Lilith, Adam, sont autant d’énigmes que nous devons percer pour avancer en ce monde.
Pendant ses cinquante ans de création totalement contrôlée, réfléchie, passe au travers des différents matériaux comme autant de rites de passage - plâtres, cuirs portant les stigmates du temps, papiers encollés ou flottants dans l’infini, métal soudé ou tordu dans le geste de l’inspiration-, le même appel vers la recherche de notre part essentielle, fondamentale, qui fait que nous passons dans ce monde ambigu, au milieu de signes énigmatiques. Et les songes d’Ariane prennent forme et s’avèrent bien autres que ce qu’on nous en avait transcrit dans la dévotion à l’homme et la peur du monstre, qu’il fallait taire en nous.

L’art de la transgression

Le labyrinthe de notre condition humaine se retrouve dans ses réalisations. Elle parle des mythes de toujours, d’avant la normalisation morale, et donc de nous et d’elle. Le tragique de la vie se retrouve dans ses sculptures de ses femmes souvent disloquées et amputées non pas seulement de membres, mais de part de liberté, parfois couvertes de bandelettes, mais trouvant l’énergie de rebondir, de danser face au vide, de briser leurs chaînes.

Une joie indécente et provocante émane parfois de ses créatures sauvages qui plongent dans l’archaïsme de notre histoire, témoignage d’une farouche envie de vivre malgré tout. De ne pas oublier l’animal en nous avec qui elles savent encore fusionner, parler leur langage, leur corps, leur sexualité.Dans les Doubles figures surgit toujours l’animal indompté du corps des humains. Elles nous rappellent cette sauvagerie tapie en nous.Cette transgression des espèces est levée, ainsi que celle de l’accouplement avec l’animal. La double injonction d’Athènes et de Jérusalem est transgressée. D’une part en revisitant les mythes grecs et en leur substituant une autre signification, d’autre part en refusant les interdits bibliques. Il s’agit presque d’une réécriture de la Création, en lui restituant sa part nocturne, et la l’omniprésence de Lilith. Les lois sont défiées, l’art traditionnel de la sculpture aussi.La puissance et l’insolence bienfaisante de son œuvre sont le révélateur de ce que nous portons en nous et avons oublié sous le poids des cultures et des asservissements.

Ainsi dans son triptyque Subversion du Labyrinthe, Ariane, enfin lucide, sauve le Minotaure et tue Thésée, ce fade homme qui l’aurait de toute façon trahie. Nous semblons à jamais veufs du Minotaure massacré par notre raison ou de la belle Lilith escamotée par Ève et sa pomme, celle-ci courbée et soumise, qui du fruit de la connaissance ne semble avoir retenu que l’obéissance.Interrogeant les énigmes, Odile Mir place sa recherche dans des questionnements non résolus sur la traversée du temps, du rapport entre l’homme et l’animal, sur les dédales artificiels qui nous ont fait perdre « notre être fondamental », notre souffle inaliénable toujours tourné vers l’imaginaire, notre beauté sauvage, notre révolte salvatrice contre la soumission.

Georges Perec dénonçait « cette histoire écrite avec une grande Hache » qui plongeait dans l’oubli nos racines de toujours.

Odile Mir les raconte, les restitue vivaces dans ses sculptures. Pour cela il aura fallu une transgression des mythes fondateurs, une transgression de la manière de faire de la sculpture marquée par les corps parfaits. Ici ils sont non pas ébauches, mais hurlements face au vide, comme des blessures collées dans l’air.Cette tension vers cette innocence perdue, cette révélation de cette douleur prégnante et constante des temps actuels, tissent ses œuvres, qui peuvent passer du tragique de notre vie volée à la douce utopie d’une Pastorale où cohabitent moutons et loups, hommes et chiens.Mais plane toujours une angoisse latente.

Un questionnement permanent sur l’homme et son destin

Ce qui marque ce face à face sans trêve avec la matière est la puissance qui jaillit de ses représentations. Cet obstiné combat d’interrogations sur l’homme et son destin qui toujours la taraude.
Même la poésie restituée dans ses livres-objets de ses chers compagnons de lecture, René Char, Hans Arp, Paul Celan, Maurice de Guérin, Hölderlin..., fait écrin comme poignets de force à leurs vers.

Cette femme frêle dégage une énergie prométhéenne pour dompter la matière et tisser son fil d’Ariane au milieu des labyrinthes et du temps qui passe. Le char des chiens est procession funèbre, mise en linceuls blancs de bien des illusions.
Mais le filigrane des mythes immémoriaux ne saurait éclairer une grande partie de l’œuvre d’Odile Mir. La femme et ses souffrances, ses joies, ses ironies, sa soif de liberté, d’indépendance, sa poésie irradiante, sont toujours présentes. La Césarine se délivre de ses attaches matérielles. La Cavalière domine son attelage masculin. Son regard sur les secousses du monde se symbolise dans les Enfants de Sarajevo ou la charge contre des Intellos bouffis de lectures expertes. Dans la série des Arènes, c’est le regard bouleversant du taureau qui est l’humanité.

La Marelle, où entre le passage de la terre au paradis un oiseau-rat jette le caillou du sort, ou bien encore Mon ombre fout le camp montrent aussi bien un pays d’enfance évanoui, que la chute du temps nous volant même nos ombres. La Rouge ou La femme aux Bandelettes recèlent une part d’autobiographie, de souffrance vécue dans sa propre chair.
L’œuvre d’Odile Mir parle de très anciens drames, qui sont toujours ceux dans lesquels nous vivons. Elle entend les cris du bout du monde, les paroles qui ne peuvent sortir comme feuilles de nous, et les visages le plus souvent absents de ses sculptures sont des cris.
Cet arrachement aux bandelettes du monde est à la fois liberté et souffrance.

Il y a un appel de l’espace du dedans dans son œuvre, face à celui qui palpite au dehors, et aussi un besoin de ciel. L’œuvre d’Odile Mir est une suite de points de rencontre entre le chaos originel et le tragique de notre temps.
Elle est pleine de lumière, cette lumière d’ombres projetées et rendues enfin libres malgré notre cheminement dans l’Incertain.
Elle fait simplement vibrer l’air, habiter l’espace. Et le mal du monde est sans doute tenu en respect quelque temps par cette force tellurique qui sourd des mains d’Odile Mir.

Gil Pressnitzer