Pierre Bergounioux
Les bêtes faramineuses
Derrière l’écrivain des paysages secrets des collines, des plateaux sauvages et durs et des forêts obscures, se profile souvent un monde mystérieux qui a valeur de mythe.
Depuis longtemps, très longtemps, Pierre Bergounioux sculpte les matériaux de la terre, les signes de la rouille du temps. La casse comme il dit, les déchets des témoignages des civilisations qui s’en vont, il va fouiller profond dans les résidus de mémoires.
Il nous sera donc permis de voir cette glaise d’imagination arrachée à la terre, ces fragments de ferraille, ces pièces mécaniques délabrées dont l’usage et le sens semblent s’être perdus clans le regard qui se vide des paysans.
Sous la résurrection du chalumeau, sous le feu des soudures, se reconstituent les signes du monde.
Les livres de Pierre Bergounioux parlent de la terre et des hommes qui ne font que l’effleurer, ses sculptures tracent un sillon plus profond, un passage vers une sorte d’ossuaire de la mémoire. De ces pièces de caniveau », comme en parle Pierre, remontent les fantômes et les formes de ce qui est juste sous nos pieds. Il choisit au milieu des amoncellements ce qui soudain lui parle, lui demande une deuxième fois, une deuxième vie. Lui avec son masque de soudeur, sa collection invraisemblable de rabots, les sauve des hauts-fourneaux du recyclage, symbole de notre vie moderne. Des chaînes de vélos se souviennent qu’elles pu naître longue chevelure, des grilles noires refont la ville, les roues dentées ont bien sûr la fatalité, des fourches s’envolent.
Des objets agraires, dont la signification s’est perdue, retrouvent vie en taillant l’espace, en semant l’air autour de nous. Parfois des totems, des masques immémoriaux, viennent nous rappeler notre peu de passage sur cette boule de feu. Ces visages de matériaux de récupération nous regardent, non pas pour un rite secret, un petit arrangement avec nos vies, mais pour demander à voix douce "qu’avez-vous fait de votre vie ?"
Ramassés au hasard des routes, marchandés chez les ferrailleurs, troqués chez les gitans, débusqués dans les remises, tous les éléments éclatés de nous-mêmes, se dressent comme une forêt de ferraille qui se met en marche.
Lui marche vers nous. Parfois viennent aussi des formes d’armes inquiétantes, chaînes non abolies, ressorts tendus vers le néant comme des griffes d’infini, échelles vers lune, enchevêtrements oxydés, les sculptures de Bergounioux nous ouvrent vers l’Ouvert.
Déchirées, golems sans sceau, elles sont notre âge, l’au-delà de notre âge : c’est simplement la terre qui a mué et nous redonne les débris jetés par l’homme, lui qui l’avait épuisée.
Châteaux de ferraille, choses mises bout à bout pour s’approcher des flaques du temps, les sculptures de Bergounioux n’ont pas de sens esthétique. Pierre n’a pas voulu faire œuvre d’artiste, il s’est affronté à la rouille du monde.
Une poésie plus étrange que celle de son écriture monte de tous ces déchets de la fatigue du monde, et qui luttent ainsi réanimés contre l’oubli. Homme multiple, « plus plein de morts que de vivants », il sait parler avec la voix simple de ceux qui consolent et savent.
L ’œuvre sculptée de Bergounioux est le complément nécessaire à son œuvre écrite, si l’une cernait l’enfance et le cours du monde, l’autre éternise ce qui risquait de disparaître.