Robert Frank

Le miroir sans tain de la vie de tous les jours

« Pourquoi fais-tu toutes ces images ?
– Parce que je suis vivant »
Robert Frank.

Rarement une œuvre photographique aura été aussi autobiographique que celle du photographe suisso-américain Robert Frank. Il fut également cinéaste avec de nombreux films expérimentaux ou sur des chanteurs, Rolling Stones, les Beatles, mais seule sa marque dans l’histoire de la photographie avec surtout ce livre culte « The Americans » sera évoquée. La photographie moderne doit presque tout à Robert Frank. À la suite de Walker Evans, son ami, il a instinctivement jeté les bases de la Street Photography, la photographie de rues, la portant à un niveau insurpassable. Lui contrairement à Henri Cartier-Bresson n’attendait pas l’instant sacré où il fallait déclencher. Il n’attendait que la vérité s’imposant d’évidence, et alors il prenait sa photo, sans se soucier ni du cadrage, ni du flou, ni de l’architecture des lignes. Et la vérité éclatait sur le papier, comme autant d’autoportraits, de sentiments intérieurs entre angoisse et espoir.

Les reporters, par définition rapportent des faits. Ils témoignent. Frank, lui, ne montre pas. Il se montre. Toutes ses images sont des autoportraits. (Robert Delpire).
Et dans ce miroir tendu le long des chemins se lit une narration de l’humanité. Sa série sur les plis profonds du peuple américain, ne magnifie pas l’apothéose de l’American way of life, de ce bonheur américain donné en espérance et en pâture au monde, mais la ségrégation, les petites gens, les routes allant immensément se jeter dans le vide, les désordres de tous les jours dans les mille toiles d’araignée du quotidien où se déshumanisent les êtres humains.

Son regard va au fond des apparences, parfois ironique, souvent tendre ou rageur. La photographie n’est plus une vitre entre le réel et nous, plus ou moins embellie, mais un miroir impitoyable. Derrière ce miroir il y a Robert Frank, sincère, authentique, percutant. Sa subjectivité importe plus pour lui que la réalité entrevue. Seule l’étrangeté ou la misère du monde le fascinent. Sa confrontation avec le réel n’est pas pour lui sa restitution, mais sa réinterprétation au travers de ses émotions. Il explore le monde, mais c’est lui qu’il explore en fait.

Il ne se lance pas comme tant d’autres dans le photo journalisme, à l’âge d’or de la photographie de reportage, porté par les grands magazines.

La photo devait être tout à la fois objective, donc informer, et riche en impact émotionnel pour marquer le public.
Robert Frank lui est un enfant de la Beat generation, un frère de Jack Kerouac et d’Allen Ginsberg. Kerouac qui préfacera son maître-livre « The Americans » en disant que les images contenues sont les plus beaux poèmes possibles.

Robert Frank, avec ce petit appareil qu’il manie d’une seule main, a tiré de l’Amérique un poème triste qu’il a coulé dans la pellicule. (Kerouac).

Sur la route donc, parfois avec Kerouac d’ailleurs, il sillonne sa propre errance, son désenchantement, son spleen profond. Au diable le beau cadrage, la belle image, la belle photo, ce sont des moments instantanés de vie, des tranches de solitude qui sont jetés sur la pellicule jamais retravaillée à cette époque de sa vie. L’instant décisif et magique que prônent certains l’indiffère. C’est ici et maintenant que se joue sans l’intercession chamanique de l’inspiration, la vie ainsi répandue, la sienne aussi ainsi reflétée. Et cela dure comme le désespoir, aussi il aurait pu appuyer sur le déclencheur avant ou après, ou un autre jour même, ou pas du tout. Seul ce qui se passe, ou a pu se passer, le marque. Ces traces indélébiles du réel sont pour lui son reflet. Il ne va point vers l’exotisme ou la tragédie proclamée. Il soulève les rideaux des drames sous-jacents, enfouis dans les visages des gens passant dans les rues ou traînant dans les lieux de solitude des bars de nuit. Son travail est brut de tout esthétisme, brutal souvent.

Il est l’enfant de l’après-guerre et des désillusions et ses images forment souvent un poème triste, mais vrai.
Encore peu connu du grand public, il a pourtant, presque à lui seul, fait entrer la photographie dans la modernité.
« Il produisait un sentiment par image » (Walker Evans).

Avec son Leica marqué par la poussière des routes, il va créer la photographie d’expression.
Lui, l’homme des routes des années 50, a ouvert la route à la photographie pour quelque temps.

Une vie comme un road-movie

J’essaie d’oublier les photos faciles pour tenter de faire surgir quelque chose de l’intérieur. Et le temps passe et jamais ne s’arrête. RF

Robert Frank est né en Suisse le 9 novembre 1924, dans une famille juive. Il en a gardé l’inquiétude permanente et un humour ravageur. Il apprend auprès d’un retoucheur de photos des rudiments de technique qui vont orienter sa vie. Robert Frank émigre aux États-Unis à la fin de la Seconde Guerre mondiale pour fuir l’univers étriqué de son pays.
Mars 1947, j’arrive à New York. Une nouvelle vie commence. Je pensais : j’ai de la chance.
Et il commence par travailler en tant que photographe de mode pour Harper’s Bazaar, puis Fortune, Life et Look.

Mais il déchante vite devant cet univers basé sur l’accumulation forcenée d’argent. Et il sent la lourde solitude qui pèse sur les gens, les inégalités, la misère, l’indifférence.
À partir de 1948, il déambule à travers le monde. D’abord une sorte de voyage initiatique au Pérou et en Colombie en 1948, qui donnera le livre Indiens pas morts en collaboration avec Werner Bischof. Il décide de s’établir un temps en France de 1950 à 1953, avec sa famille. Pendant cet épisode il va faire un crochet par l’Angleterre en 1951-1952. Ayant suffisamment perçu les stigmates de la guerre en Europe, il retourne s’installer aux États-Unis en 1954. Il est déjà marié avec Mary Lockpeiser depuis 1950, et il va vivre à New York. Il commence à refuser les travaux de commande des revues, au risque de n’avoir plus de revenus. Il adresse alors une demande à la fondation Guggenheim qui n’avait jamais accepté de financer un artiste européen, en plus si peu connu de surcroît. Mais il obtient un financement grâce à l’appui de Walker Evans et d’Edward Steichen.

Grâce à cette bourse, il peut acheter un vieux Leica et parcourir les États-Unis entre 1955 et 1956, parfois avec femme et enfants, au volant d’une vieille voiture Ford d’occasion, mais le plus souvent seul. Il prend des milliers de clichés, mais n’en tirera que 83. Les Américains, est ce livre devenu légendaire et son auteur avec, grâce à ses errances dans l’Amérique profonde de New York à la Californie. Il avait su saisir le véritable visage de l’Amérique profonde.

Son regard sur l’Amérique, il l’a forgé par une plongée en apnée, sans parti-pris au fin fond des états les plus reculés, suivant les autoroutes, et les rencontres de hasard. Pendant deux ans, de 1955 à 1956 inclus, il va prendre des milliers de clichés, à sa manière, plus proche de l’instinct que des canons photographiques, et saisir les traces de la vie des gens et des paysages. Rues, motels, routes, bars, cérémonies d’enterrement, plongées dans le Sud raciste, New York, vont lui permettre non pas de fixer des moments figés, mais toute une symphonie de la détresse. Il va sillonner les quarante-huit États continentaux en prenant des risques insensés dans des endroits où un photographe était un ennemi.

Il renvoie aux Américains la face noire du rêve américain : pauvreté, ségrégation, inégalités, détresse et solitude.
Ce miroir renvoyé à la face des Américains va faire grincer des dents. Maintenant les quelques 83 photos extraites de l’amoncellement des négatifs ont donné un livre culte qui presque 60 ans après sa parution, hante toujours les consciences. 83 photos seulement constitueront ce livre qui est une sorte de vaste poème mélancolique, désabusé :
Je regardais le paysage. Je savais que j’étais en Amérique. Je me suis demandé : qu’est-ce que je fais ici ? Il n’y avait pas de réponse. Le paysage ne m’a pas apporté de réponse. Il n’y avait pas de réponse.Sa série de clichés sur Paris, le Paris authentique, date de 1950, et montre la face secrète d’une ville avec ses ruelles pleines de brumes et d’humidité, des jardins publics déserts, des petits marchands. Ici l’atmosphère n’a pas la violence américaine, il en émane une poésie prenante, fragile, mélancolique.
Ce « regard étranger » que ce soit aux États-Unis ou à Paris révèle ce que nous ne pouvions ou ne voulions pas voir.
Il se crée un style et finit par s’en lasser, et il abandonne la photographie :
« Décision : j’ai mis mon Leica au placard. J’en ai assez d’être en attente, en quête, et parfois de capturer l’essence du noir et du blanc, la science de la présence de Dieu. Je fais des films. Désormais, je parle aux gens à travers le viseur. Ce n’est pas simple et cela ne marche pas à tous les coups. » Ces films d’abord expérimentaux (1960-1975) portent sur la beat generation, puis sur des monstres de scène : les Rolling Stones, les Beatles. Tous ces films ne toucheront qu’un public marginal. Les plus célèbres demeurent Cocksucker blues (1972) et Pull my Daysy (1959).
Peu lui importe cette clandestinité cinématographique alors que ses pairs le vénéraient pour ses photos, il continue jusqu’en 1972.
Ce choix il l’assume : « Il me paraissait logique d’arrêter la photographie au moment où le succès venait. J’allais me répéter. J’avais trouvé mon style et je m’y étais installé, et j’aurais pu aller au-delà. En revanche, je n’ai jamais parfaitement réussi dans le cinéma, ça n’a jamais parfaitement marché. Et ça, c’est merveilleux. Il y a toujours du bon dans l’échec : ça vous pousse en avant. »
S’il revient à la photographie, dans un tout autre style d’ailleurs, c’est par désespoir, écrasé par le poids des malheurs, divorce houleux avec sa femme Mary en 1969, mort de sa fille Andrea à 21 ans dans un accident d’avion au Guatemala en 1974, suicide en 1993 de son fils Pablo, drogué et schizophrénique.

Ses images deviennent alors à partir de 1975 le miroir en mille morceaux de son propre éclatement.
« Quand j’ai recommencé à prendre des photos, j’étais devenu un autre. Les voyages ne m’intéressaient plus, je n’avais pas envie de continuer à photographier de jolies choses. Qu’est-ce que je pouvais faire avec l’extraordinaire violence qui règne dans ce pays ? Et la mort ? Et le sexe ? C’est le moment où on a découvert, avec le Polaroïd, comment faire instantanément des photos. Et moi j’ai décidé d’exprimer dans ces photos instantanées, un sentiment tout simple, celui d’être au monde. Exister, être là, et rien d’autre. »
Entre le jeune photographe débarquant sans préjugés aux États-Unis en 1947 et le vieil homme retranché dans sa tanière au Canada, à Mabou dès 1969, il y aura eu bien des routes et quelques malheurs aussi. Il ne coupe pas totalement les ponts avec le monde et continue à avoir un appartement vide à New York, dans le quartier de Bowery.
Vous pouvez parfois capturer la vie, mais jamais vous ne pouvez la contrôler. (RF)

Il se terre au fin fond du Canada neigeux, en Nouvelle-Écosse à Mabou avec sa nouvelle compagne, June Leaf, qui est peintre. Il vit là désormais ressassant son passé, lançant comme bouteilles à la mer des amitiés, ses graffitis inscrits à même le négatif. Il se lance ainsi dans une sorte de photographie radicale, expérimentale, liée à ses films et à son passé. Les cartes postales d’amis ou d’admirateurs lui feront chaud au cœur et il les publie sans aucune photo de lui, telles quelles dans un petit livre Thank you. Il se souvient ainsi des amitiés, des gens qui l’ont aidé, et il a même édité les cartes postales reçues d’eux comme autant de petites bougies de tendresse.
La route s’achève dans ce coin perdu entre quelques montées d’amertume et quelques joies de moments simples. Vigie solitaire il assemble encore des images, se sert du polaroïd qui lui évite l’attente du tirage.

Il fait de son passé un patchwork envoûtant et émouvant.

Il réalise des installations qu’il photographie et détruit juste après, il fait des collages, des scarifications du temps.

Quand il va vivre au milieu des Inuits (livre Pangnirtung), il les montre par leur absence, par leur aura écrite sur les glaces et la neige, mais jamais un être humain n’est montré, car cela serait profaner ce lieu sacré qu’est leur territoire.
Ainsi il semble griffer, surligner ce que fut sa vie passée. Son œuvre étant son autobiographie, il ajoute quelques cailloux blancs, mais sans jamais vouloir revenir à son ancien style que tant d’autres ont depuis abondamment copié. Il continue à pourchasser ses chimères et ses douleurs, là-bas dans ses arpents de neige et de solitude. Et ses photographies récentes ne sont plus en fait des photographies, mais des mises en scène, des messages, des actes de survie. L’accouchement laborieux de son livre « The Americans » semble la fin de la route, la fin du voyage allant vers la photographie. Le reste sera cinéma, vidéo ou graffitis.

Comme sa propre vie aussi flottante que ses images, petits lambeaux arrachés au temps qui passe.

L’image trempée dans le révélateur de la vie

Avec ce petit appareil photo, qu’il fait surgir et claquer d’une main, il a su tirer du cœur de l’Amérique un vrai poème de tristesse. Et maintenant, il prend rang parmi les poètes tragiques de ce monde. Kerouac.

Les images de l’époque des années 1950 sont étonnantes, mais seulement une étape dans sa vie. Car après la découverte du Polaroïd, et sa retraite au Canada à Mabou, où il écrit des graffitis directement sur les négatifs, il abandonnera sa chasse aux papillons du vécu, de son introspection au travers des visages des autres, et de la captation des secousses de la rue, des rebonds de la vie humble et tenace comme la mauvaise herbe, ou de l’infini des routes. Ses images sont autant des miroirs que des fenêtres sur la vie quotidienne, et la sienne aussi.
Je fais toujours la même image, je regarde à l’intérieur, de l’extérieur et je regarde à l’extérieur de l’intérieur.

Et il conçoit une suite de révélations de bribes éparses d’humanité de 1949 à 1958 qui ne révèlent que bout à bout, en englobant toutes les images. Par « une longue et sinueuse route », que lui-même a suivie, on peut aller à la rencontre de ses reflets. Et se rapprocher d’une vérité qui toujours s’enfuit.

Dans cet environnement des beatniks, ses images sont comme eux à la fois incantatoires et flottantes. Elles vont explorer un lointain intérieur, sans la lourde armada de la technique. Il n’hésite pas à bafouer les règles élémentaires de la photographie en sous-exposant ou surexposant là où il fallait correctement régler la lumière pour donner à voir. Mais Robert Frank ne veut pas donner une information objective ou émotionnelle, il veut juste suggérer une impression, un moment qui passe ou se pose en chemin, las. Il laisse monter, jusqu’à déborder, le grain des photos, comme pour estomper le trop réel. Cela devient un geste expressionniste, car cette exacerbation du grain devient dramaturgie inquiétante. Les contre-jours, dont il abuse, accentuent un réel accablant.

Et qu’importe la lumière qui souvent sera glauque, la pose, la technique qu’il refuse. Il passe un halo de l’existence terrestre entre ses vivants et ses morts debout qu’il capture. Le ciel est très bas dans les images de Robert Frank, et le paradis est loin, mais l’humanité est à portée de main. Sa négligence devient un art brut, ses photos « ratées » une toile expressionniste.

Il se soucie assez peu de la qualité des tirages, il n’est pas un artisan, mais un voleur de sensations qui passent aussi par la photo.
Ses personnages sont presque prêts à tomber hors du cadre. Et il photographie sans profondeur de champ, sans mise au point précise, sans cadrer dans le viseur, et avec de très grands temps de pose pour convoquer le flou ou l’immobile.

Il se moque de la visée léchée, elle doit être instantanée, seul compte ce qui pourrait advenir de cette liberté de l’intuition. Non pas une belle photo, mais une traînée de vie parfois prise en flagrant délit d’existence. Et comme un cow-boy en péril, il apprend à se servir de son appareil d’une seule main, en le calant à la hanche, obturateur déjà enclenché.

Ceci donne des contre-plongées encore plus dramatiques et des verticalités angoissantes à ses personnages.Les photographes professionnels parleront d’erreurs innombrables, mais peu d’entre eux se seront ainsi approchés de l’indicible, et la route ne ment jamais. La perfection ne l’intéresse absolument pas.
Son appareil de photo est comme lui, il est « on the road again », il flâne, il voyage, ramassant parfois une image tombée sur la route ou poussant le long des bars ou des fossés.

Il entasse une collection « d’objets trouvés », de rencontres de hasard, de bornes qui fuient pour brouiller toutes frontières. Tout semble des rendez-vous de hasard, des rencontres fortuites. La vraie vie en somme.

Et donc peu importent les innombrables photos ratées, comme ses moments perdus, il suffit qu’une fois quelque chose ou quelqu’un se soit attablé dans son image, passant considérable ou inconnu à jamais disparu. Il lui suffit d’être fidèle à sa traversée de ses visions. Nomade, il s’adresse aux gens qui suivent les nuages, s’émerveillent d’un regard, et font amitié avec les déserts invisibles que l’on porte en soi-même.
Il est exact à l’heure des marées de l’humanité, et en ramasse quelques coquillages abandonnés. Il photographie au jugé, à bout de bras, à bout de hasard. Mais non à la dérobée comme son mentor Walker Evans dans le métro.

Il est un photographe de l’intrusion, et n’hésite pas sans la moindre autorisation à capturer une vision, frontalement, brutalement, dans n’importe quel endroit, même dangereux.
On a dit qu’il se « jetait sur son sujet ».
D’ailleurs il ira quelque temps en prison, tant ses manières attirent la suspicion des bonnes gens, comme en novembre 1955 dans le Mississippi. Et d’ailleurs parfois, plane comme une sorte de menace dans ses images. Ses photos prises une à une peuvent sembler insignifiantes, elles ne se découvrent que dans la continuité des autres.

Et une insondable et mélancolique poésie s’installe alors.
La mise en page de son livre « The Americans» est par contre fortement voulue : il associe souvent avec ironie les images d’une page à l’autre ou en regard. Il provoque ainsi des chocs visuels, le livre devient un film burlesque et déchirant. Et il ne veut aucun texte d’accompagnement sur ses images, seule une introduction de son ami Kerouac est acceptée. L’impact visuel abolit tout commentaire.

Que le spectateur garde en lui le souvenir d’une de mes images et j’ai le sentiment d’avoir réussi quelque chose.
Il a réussi beaucoup de choses !

Il invente une nouvelle façon de photographier, libre, frontale, émouvante, proche d’un certain expressionnisme abstrait. Il le fait au péril de sa personne et au péril des dogmes en cours pour la photographie de rue. Il demande à celui qui regarde ses images de réfléchir à la vie qui va comme elle peut. Sans empathie, froidement, un peu comme le cinéma de Robert Bresson, il apprend à scruter l’intérieur des gens, en parlant sans doute souvent de lui-même. Il fait aussi profondément confiance dans l’inconnu, et ne découvre souvent l’image prise qu’au développement.

Puis il entreprend dans sa solitude une nouvelle vie photographique :
En noir ou en couleurs. Quelquefois j’assemble plusieurs images en une seule. Je dis mes espoirs, mon peu d’espoir, mes joies. Quand je peux, j’y mets un peu d’humour. Je détruis ce qu’il y a de descriptif dans les photos pour montrer comment je vais, moi. Quand les négatifs ne sont pas encore fixés, je gratte des mots soupe, force, confiance aveugle... J’essaie d’être honnête. Parfois, c’est trop triste. Maintenant c’est lundi dans le monde. Le début de l’après-midi. June construit une forge. Il faut toujours garder un fer au feu, mon frère. R.F.

Autant photographe que cinéaste, Robert Frank est celui qui après guerre aura exercé le plus d’influence sur l’histoire, en sublimant son autobiographie en images dans une poésie toujours en mouvement.

Chez lui on ne saurait parler d’une photographie unique et figée, mais de séquences presque musicales, en tout cas cinématographiques qui donnent une histoire, un sens qui ne se comprend et ne se dévoile qu’en regardant la globalité.

Robert Frank fuit l’anecdote et veut tendre vers l’universel et pour lui jamais celui qui regarde ses photos ne doit se baigner deux fois dans la même image.

Lui le « désenchanteur » aura su nous apprendre à voir hors de nos écorces de routine, la vraie vie, rude, fragile, émouvante.
« Faire d’un destin une prise de conscience ».

Cet aphorisme de Malraux souvent cité par Kerouac s’applique à toute l’œuvre de Robert Frank.

« Je ne pensais pas qu’on pouvait prendre en photo des choses que les mots décriraient encore beaucoup moins bien, dans leur intégrale splendeur de visible. »Jack Kerouac

Gil Pressnitzer

Sources : Philippe De Jonckheere, Robert Frank, Publie.net.
Looking in : Robert Frank’s ‘The Americans’", coédition National Gallery of Art, Washington-Steidl.

Bibliographie

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En français

Les Américains, Robert Frank, Robert Delpire
Robert Frank photographe: Robert Frank, entre photographie et cinéma, Philippe De Jonckheere, Publie.net, 2011
Robert Frank, Robert Frank, Centre National de la Photographie, collection Photo-Poche, 2011

En anglais

In lines of my hand, Robert Frank, Parkett/ Der Alltag Publishers, édition de 1989Robert Frank, New York to Nova Scotia, Brookman/ Tucker, The Museum of Fine Arts, Houston, TX
A flower is..., Robert Frank, Yugensha
Story lines, Ian Perman, Philip Brookman, Steidl Verlag; 2004
Black White And Things, National Gallery Of Art, Washington/Scalo – 1994
Looking in, Robert Frank’s The Americans de Robert Frank, Sarah Greenough, Steidl, 1998
Seven Stories – Polaroids (China, Early Europ, Flies/Pools, Objects, People story, Story room/windows, Steidl, 2009

Filmographie

Pull My Daisy de Robert Frank et Alfred Leslie (1959),
The Sin of Jesus (1961),
OK End Here (1963),
Me and My Brother (1965-1968),
Conversations in Vermont (1969),
About Me: a Musical (1971),
Keep Busy de Robert Frank et Rudy Wurlitzer (1975),
Life Dances On… (1980),
Energy and How to Get It (1981),
This Song for Jack (1983),
Home Improvements (1985),
Candy Mountain (1987),
C’est vrai (One Hour) (1990),
Moving Pictures (1994),
The Present (1996),
What I Remember from My Visit (with Stieglitz) (1998),
Paper Route (2002),
True Story (2004),